Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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lundi 20 mars 2023

Les Ailes du désir - Der Himmel über Berlin, Wim Wenders (1987)


 Des anges s'intéressent au monde des mortels, ils entendent tout et voient tout, même les secrets les plus intimes. Chose inouïe, l'un d'entre eux tombe amoureux. Aussitôt, il devient mortel. Un film sur le désir et sur Berlin...

Paris, Texas (1985) avait clos pour un temps le cycle de la fascination pour le paysage américain de Wim Wenders et avec Les Ailes du désir, il retrouve son thème de l’errance urbaine à travers un environnement Allemand, celui de la ville de Berlin. C’est clairement une œuvre hommage à la cité Berlinoise que Wenders explore dans une dimension métaphysique, spirituelle et historique. Le métaphysique et le spirituel s’entrecroisent avec ce postulat voyant deux anges Damiel (Bruno Ganz) et Cassiel (Otto Sander) parcourir la ville, à l’écoute de ses habitants et de leurs préoccupations qui nourrissent une voix intérieure commune. Les anges cherchent à apaiser les âmes les plus tourmentées, à éloigner d’eux les pensées les plus sombres, y parvenant parfois, y échouant souvent.

Wenders donne d’un côté un versant tourmenté de ce spleen urbain, mais de l’autre lui confère une tonalité ardente que les anges, et plus particulièrement Damiel, envient de leur seule position d’observateur. Toucher, aimer, gouter, souffrir, sont des sensations auxquelles Damiel aspire, surtout depuis qu’il est tombé sous le charme de Marion (Solveig Dommartin), une jolie trapéziste française exilée à Berlin. Formellement Wim Wenders alterne entre plusieurs approches qui correspondent aux niveaux de réalité du récit. La distance entre les anges et les humains se caractérisent par l’usage du noir et blanc, de différent effet de dilatation du temps et de l’espace correspondant à la perception des anges dépourvues des contraintes temporelles et physiques des humains. Les voix-off s’entremêlent dans la bande-sonore, les cadrages « divins » en plongée sur la ville ainsi que les panoramas urbain immaculés se multiplient.

L’envie d’interaction de Damiel se traduit par les brèves interventions de la couleur durant la première partie, tandis qu’en toile de fond se révèlent une dimension référentielle. Peter Falk joue quasiment son propre rôle (des passants le croisant le prennent pour Columbo, son célèbre rôle télévisuel) vient à Berlin tourner un film sur la chute du régime nazi en 1945. Le passé de la ville se révèle dans cette facette méta, mais aussi de manière plus organique grâce au personnage du poète (Curt Bois) dont les tirades et pérégrinations permettent d’insérer les images les plus douloureuses de l’histoire berlinoise : la construction du mur de Berlin, les bombardements subits par la ville durant la Seconde Guerre Mondiale.

Cette échelle historique, poétique et cinéphile se ressent dans certaines des images les plus iconiques du film. L’imagerie fantasmagorique qu’instaure Wenders et le mimétisme entre réalisme urbain et féérie façonné avec le monument de Colonne de la Victoire ravivent toute une esthétique rattachée à l’expressionnisme allemand des années 20/30. Lorsque Damiel scrute et frôle une Marion alanguie et solitaire sur son lit, ce sont les fantômes du réalisme poétique français et notamment Jean Gabin/Michèle Morgan de Remorques (1941) qui surgissent, ou encore les films de Jean Cocteau. L’errance et la quête d’amour de Damiel donne l’espérance d’un accomplissent dans une humanité retrouvée grâce aux sentiments. C’est plus insaisissable et trouble dans le cas de Cassiel, même si faute de moyens Wenders ne pourra pas donner de cheminement et conclusion satisfaisants au personnage (qui devait avoir un parcours bien plus tumultueux et torturé en tant qu’humain) et devra attendre pour cela la suite Si loin, si proche ! réalisée en 1993. Toute la première partie en noir et blanc a quelque chose d’intemporel et de fascinant, même si elle s’étire sans doute un peu trop (occupant 1h30 sur les 2h du film). 

Malheureusement la bascule en couleur où Damiel goutte enfin l’incarnation humaine avec ses hauts et ses bas est bien moins convaincante. L’universalité se perd dans une volonté de s’inscrire davantage dans la contemporanéité berlinoise, mais (sans doute avis biaisé par quelqu’un n’éprouvant pas d’attrait pour la ville) la réalité crue de la ville n’exprime pas le vertige de son pendant plus abstrait. On comprend par la caractérisation de Damiel son émoi d’avoir franchi cette frontière, mais on ne le ressent pas de manière sensorielle. 

Ce n’est pas quelques graffitis et un stand de street-food qui offrira par l’ancrage réel le pendant de l’émerveillement du début du film qui arpentait pourtant aussi parfois des environnement quelconques. Les caméos de rock-stars de l’époque en concert comme Nick Cave pouvaient endosser ce rôle mais cela semble très artificiel, tout comme la romance bien plus convenue lorsqu’elle est verbalisée que quand elle donnait dans le trouble de la proximité/distance. Malgré ces griefs, Les Ailes du désir reste une œuvre parcourue de certaines images indélébiles et poétique, et parmi les films les plus reconnus de Wim Wenders qui obtiendra le prix de la mise en scène à Cannes en 1987. 


 Sorti en dvd zone 2 français chez Arte Vidéo

samedi 18 mars 2023

Skyfall - Sam Mendes (2012)


 Lorsque la dernière mission de Bond tourne mal, plusieurs agents infiltrés se retrouvent exposés dans le monde entier. Le MI6 est attaqué, et M est obligée de relocaliser l’Agence. Ces événements ébranlent son autorité, et elle est remise en cause par Mallory, le nouveau président de l’ISC, le comité chargé du renseignement et de la sécurité. Le MI6 est à présent sous le coup d’une double menace, intérieure et extérieure. Il ne reste à M qu’un seul allié de confiance vers qui se tourner : Bond. Plus que jamais, 007 va devoir agir dans l’ombre. Avec l’aide d’Eve, un agent de terrain, il se lance sur la piste du mystérieux Silva, dont il doit identifier coûte que coûte l’objectif secret et mortel…

L’échec artistique de Quantum of Solace (2008) avait sérieusement entamé le crédit retrouvé de la saga James Bond avec Casino Royale (2006). Cette expérience malheureus,e ainsi que des aléas extérieurs (les difficultés financières décalant le début de la préproduction) vont permettre de préparer plus longuement et sereinement Skyfall, destiné à être l’opus du cinquantième anniversaire de la saga. En engageant Sam Mendes plutôt qu’un faiseur quelconque, James Bond s’auréole d’une patine auteurisante qui donnera un cachet ambitieux à cet opus.

Alors que Meurs un autre jour (2002), le film du quarantième anniversaire s’était contenté d’allusions moyennement subtiles aux films précédents pour célébrer l’évènement, Skyfall est pleinement dans le fond et la forme un exercice de déconstruction, reconstruction et célébration de James Bond. L’issue du spectaculaire pré-générique voit Bond (Daniel Craig) littéralement tomber de son piédestal de surhomme, et ce en ayant été sacrifié par M (Judi Dench) au nom de la réussite de la mission en cours. Marqué par cette conscience soudaine d’être un fusible pouvant sauter au nom d’intérêts supérieurs, il disparait un temps en étant déclaré pour mort avant de reprendre du service lorsqu’une menace plus grande se prépare. C’est un sujet qu’avait effleuré Meurs un autre jour sans davantage le fouiller mais qui est au cœur de Skyfall. Revenu d’entre les morts, James Bond n’est désormais plus que l’ombre de lui-même et son sacerdoce n’a plus raison d’être dans une société où les hommes d’action tels qu’il les représente sont dépassés. Le scénario remet ainsi en cause le statut de Bond, mais aussi du monde qui l’a façonné à travers la figure de M.

James Bond apparaît physiquement sur le déclin durant ses tests d’aptitudes et plusieurs situations le montrent plus faillible que d’ordinaire, comme à bout de course. Cette usure est à mettre en parallèle avec celle du fonctionnement du MI6 et il n’y a bien que M, désormais contestée aussi, pour encore croire en notre héros et faire de lui un espoir face aux dangers. L’ennemi longtemps invisible semble parfaitement connaître les faiblesses du MI6 ainsi que le passif de M, et en joue lors de spectaculaires mises en scène. L’enjeu concret du film, la divulgation d’une clé contenant l’identité de tous les agents infiltrés, rejoint aussi le questionnement implicite sur la viabilité d’un système et de ses incarnations tels que James Bond et M. Ce doute se matérialise à travers le glaçant Raoul Silva (Javier Bardem), ancien agent déchu qui lui aussi sacrifié par sa hiérarchie va se venger en la faisant imploser de l’intérieur. C’est passionnant et cela approfondit nombre de pistes explorées dans L’Homme au pistolet d’or (1974), Goldeneye (1995) ou même Meurs un autre jour dans lesquels la place de James Bond est questionnée, où il se voit renvoyer un miroir déformé de lui-même. Très clairement Silva est la dégénérescence d’un système, l’avatar dévoyé d’un James Bond si sa rancœur avait supplanté son devoir. Sam Mendes le filme ainsi, comme un cauchemar issu de l'inconscient (la mémorable première apparition où il surgit lentement du fond du cadre) et un monstre sous son allure élégante - une véritable créature de Frankenstein du MI6 lorsque sa défiguration se révèlera.

Formellement Sam Mendes dresse une pure ambiance introspective dans laquelle Bond est souvent montré comme isolé, plongé dans la pénombre, en plein doute. Il en perd même de sa superbe avec cette barbe de trois jours qu’il traîne longtemps, le fait que son appartement et ses affaires aient été remisés. En ayant touché le fond, en se confrontant à la facette viciée de son statut et de l’univers qui l’a conçu, Bond accepte sa part de faiblesse et peut progressivement se reconstruire. C’est également une réflexion méta de la saga qui après avoir avec plus ou moins de réussite bousculé les certitudes dans Casino Royale et Quantum of Solace, remet peu à peu en place les codes rattachés aux films James Bond. C’est le retour de Q sous forme rajeunie (Ben Whishaw) se moquant gentiment des gadgets fantaisistes d’antan, de Miss Moneypenny et la dernière scène du film est celle habituellement placée au début dans les films Bond classiques, comme si tout le puzzle se remettait en place.

C’est sans doute un des James Bond les plus beaux visuellement, porté par la beauté des cadrages, la somptueuses photo de Roger Deakins. La relecture/hommage de certaines scènes cultes de la saga ne relève pas de la bête citation dans ce superbe écrin, par exemple la scène à Shanghai reprenant avec des iguanes la pourtant ridicule séquence de Vivre et laisser mourir (1972) où Bond fuyait en sautillant sur des crocodiles. James Bond redevient celui qu’il fut en descendant au plus profond de lui-même, symboliquement (la noyade dans le lac gelé dont la remontée inverse la chute de la scène d’ouverture dans cette idée de renaissance) et intimement avec ce climax ayant pour cadre non pas la super base du méchant, mais le manoir familial de notre héros au passé d’orphelin. Ce final parvient à être à la fois spectaculaire, introspectif et mythologique dans la manière de donner par cet environnement aride toute sa grandeur à Bond, sans une once de superficiel. C’est un opus qui coche habilement toutes les bonnes cases, comble les convertis au Bond de Daniel Craig tout comme les gardiens du temple, et qui en prime se paie le luxe d’avoir une des plus belles chansons de la saga avec le morceau-titre flamboyant interprété par Adèle – dommage que le score timoré de Thomas Newman ne soit pas à la hauteur. La même équipe remettra le couvert avec Spectre (2015) mais avec nettement moins de réussite. 


 Sorti en bluray chez Sony

 

vendredi 17 mars 2023

The Makioka Sisters - Sasameyuki, Kon Ichikawa (1983)


 Les quatre sœurs Makioka tentent de préserver le prestige de leur nom. Depuis que leurs parents sont décédés, les deux aînées ont pris en charge les deux cadettes, essayant de leur trouver un époux. Mais les deux jeunes filles, chacune à leur manière, se montrent réticentes à se conformer aux obligations que leur imposent les traditions...

The Makioka Sisters est une adaptation du roman Quatre sœurs de Jun'ichirō Tanizaki, produite pour célébrer les 50 ans du studio Toho. On va placer à la tête du projet le talentueux vétéran Kon Ichikawa, rompu aux adaptations prestigieuses et notamment Tanizaki dont il adapta La Clef dans son film L'Étrange Obsession (1959). La fresque familiale Quatre sœurs se situe dans la seconde partie de l'œuvre littéraire de Tanizaki. Sous le choc du tremblement de terre du Kantô en 1923 où il échappa de peu à la mort, Tanizaki à partir de ce moment-là délaisse l'influence occidentale de ses débuts désormais consacrer ses écrits à la célébration des valeurs et de la culture japonaise, à travers des romans ou des essais poétiques comme Éloge de l'ombre. Ce qui a trait à la culture occidentale est désormais observé avec méfiance dans des romans comme Un amour insensé. Quatre sœurs est un roman traitant précisément de cette bascule de valeurs entre un Japon traditionnel représenté par la famille, l'influence occidentale bousculant les équilibres ancestraux, mais aussi l'arrière-plan d'un Japon belliqueux et conquérant dont les actions feront sombrer le pays. Ce dernier élément est vraiment en pointillé dans le roman (ce qui ne l'empêchera d'être interdit de publication en 1943 pour ne paraître sous forme de feuilleton qu'après-guerre entre 1946 et 1948) tandis que Kon Ichikawa le souligne davantage dans le film.

Dès les premières minutes, on comprend avec bonheur qu'Ichikawa a bien saisi l'essence du roman et du propos de Tanizaki. Un des passages les plus touchants du livre était celui où les quatre sœurs Makioka, l'aîné Tsurouko (Keiko Kishi), la cadette Sachiko (Yoshiko Sakuma), Yukiko (Sayuri Yoshinaga) et la cadette Taeko (Yūko Kotegawa) effectuaient leurs promenade annuelle de printemps pour des sakura, la floraison des cerisiers. La grâce des mots de Tanizaki transparaît dans l'imagerie irréelle et poétique que déploie Ichikawa, capturant l'émerveillement enfantin des sœurs et magnifiant la beauté de la flore dans une pure élégie, porté par le score envoutant Shinnosuke Okawa et Toshiyuki Watanabe. Ichikawa cherche là à immortaliser une des rares scènes en extérieur, et ce qui sera le vrai dernier moment insouciant partagé par les quatre sœurs. Toutes les contraintes inhérentes à leur sexe, rang social, place dans la fratrie s'imposeront à elles durant tout le reste du film.

Ichikawa impose par la suite un pur film d'intérieur, les décors studio se pliant entièrement à ses partis pris filmiques à travers lesquels il cherche à faire transparaître les sentiments et le contexte social dans lequel évoluent les sœurs Makioka. Héritières d'une prestigieuse famille d'Osaka dont l'éclat est déchu depuis la mort de leur père, les sœurs sont chacune à leur manière inadaptées au monde qui les entoure. L'aîné Tsuruko cherche à imposer une ligne de pensée et de conduite dépassée à ses cadettes, rencontrant l'opposition de la plus compréhensive Sachiko, ainsi que la défiance de Yukiko et Taeko. Yukiko est une personnalité timide, discrète et éthérée typique de la jeune fille japonaise traditionnelle, l'épouse idéale d'un passé révolu mais toujours célibataire tant l'homme japonais moderne ne peut répondre à ses attentes. Au contraire Taeko est une pure moga (néologisme issue de la prononciation japonaise de modern girl né durant l'ère Taisho), s'habillant à l'occidentale, fumant, ayant ouvertement des aventures avec des hommes et ne supportant pas les contraintes de son rang et des valeurs traditionnelles japonaises.

Yukiko fuit les obligations sociales par ce caractère effacé, Taeko les balaie par son tempérament affirmé. Ichikawa parvient avec concision à traduire toute la mécanique de pure transaction qu'est une perspective de mariage avec les nombreuses entrevues avortées de Yukiko avec des prétendants potentiels où un scandale passé, des finances médiocres, une maladie au sein de la famille suffit à estomper toute vos chance. Yukiko en est victime car confondue avec Taeko pour une faute passée de cette dernière, mais aussi actrice avec les exigences dépassées de Tsuruko, tout en refusant finalement de jouer le jeu tant les sentiments semblent absents. Ichikawa semble ainsi accentuer la dimension satirique du roman lors de cette scène où un prétendant déclare être satisfait de Yukiko sur laquelle il a mené une enquête minutieuse, tout en anticipant celle qui pourrait être faite sur lui en déployant son curriculum vitae tel un entretien d'embauche avec ses études, ses revenus, sa santé. Il justifie cette minutie par son métier de biologiste marin, ce qui lui vaudra le refus de Yukiko ayant un peu trop eu la sensation d'être un poisson disséqué. A ses relations "guindées" de Yukiko s'opposent les amours et flirts libres de Taeko qui au contraire est celle qui se joue des hommes, cherche une relation de manière plus volontaire et rencontrant là l'écueil inverse de sa sœur, l'homme japonais classique ne peut accepter sa manière d'être émancipée.

Formellement Ichikawa enchaîne des séquences sous formes de tableaux où dans une veine théâtrale, les variations du décor obéissent aux émotions des personnages. Les penchants dissolus de Taeko sont ici implicitement évoqués lorsque Yukiko lui demande si elle n'est pas entretenue par un homme pour être toujours aussi luxueusement apprêtée. La photo de Kiyoshi Hasegawa plonge alors la pièce dans la pénombre, faisant ainsi ressortir l'éclairage rouge irréaliste en arrière-plan. De même lorsque Taeko se réfugie dans l'alcool après la mort de son amant, le bar baigne dans un éclairage vert tout aussi factice mais soulignant la dérive du personnage. Yukiko, poupée de porcelaine si fragile, est quant à elle une silhouette écrasée dans les contraintes sociales et la communauté (son aversion du téléphone) et au contraire une présence gracieuse, élégante et délicate dans le contexte bienveillant de sa famille. Ichikawa traduit tous ces enjeux intimes par ses compositions de plan, le travail sur la profondeur de champs, l'agencement des pièces dans l'architecture si spécifiques des maisons japonaises traditionnelles. Il parvient comme cela par la seule image à faire comprendre des notions qui nécessitaient de longs dialogues dans le livre, par exemple l'aversion de Yukiko et Taeko pour la maison de Tsuruko dont la lumière sombre et l'espace restreint participait à leur oppression, ici en mettant en valeur par sa mise en scène ces éléments du livre le sentiment est clair. 

La construction narrative est assez différente, le scénario creusant notamment par des flashbacks ce qui n'était qu'évoqué à l'écrit, et jouant de l'ellipse pour nombre de péripéties qui s'en trouvent resserrées ou carrément absente (l'inondation, sans doute faute de moyens techniques). On perd donc le sentiment de langueur, de douceur du temps qui passe si envoutant dans le livre mais ces choix servent malgré tous le propos de Tanizaki. Tous les rebondissements majeurs du livre et résolus à différents moments du récit trouvent au contrairement chacun leur aboutissement à la fin au sein du film. Le départ à Tokyo de Tsuruko, le mariage de Yukiko, la quête d'amour de Taeko, tout cela participe à rompre la parenthèse enchantée et hors du temps de la scène d'ouverture sous les cerisiers - le final enneigé s'inscrit ainsi en contrepoint tout en faisant écho au titre japonais du livre, Sasameyuki soit Bruine de neige.. Chacune doit lâcher un peu de lest dans son rapport accepté ou rejeté des normes sociales dans ce Japon changeant (les silhouettes de soldats, les annonces de victoires militaires à la radio et dans les journaux) pour maintenir l'union de la fratrie alors que la vie va les séparer géographiquement. Une grande mélancolie baigne ainsi la magnifique conclusion et qui trouve même une force supplémentaire par la caractérisation et l'ajout d'éléments absents du livre (le couple Tsuruko/Tatsouo plus attachant et moins castrateur, Teinosuke mari de Sachiko secrètement amoureux de Yukiko) sans en détournée la portée. Une belle réussite et un sommet du film de studio japonais des années 80.

Sorti en bluray sous-titré anglais chez Criterion

jeudi 16 mars 2023

Itim, les rites de mai - Itim, Mike de Leon (1976)


 Jeune photographe installé à Manille, Jun décide de retourner dans sa ville natale afin de rendre visite à son père, un ancien médecin devenu paralysé après un accident de voiture. Durant son séjour, il effectue un reportage photo sur les rites locaux célébrés durant la Semaine sainte. À cette occasion, il fait la connaissance de la mystérieuse Teresa. Alors que les deux jeunes gens se lient d’amitié, celle-ci lui parle de sa sœur Rosa, récemment disparue, mais dont la présence ne cesse de la hanter...

Itim est le premier long-métrage de Mike de Leon, cinéaste philippin majeur qui participa au renouveau du cinéma philippin amorcé à la moitié des années 70. Moins connu que son aîné Lino Brocka, Mike de Leon participa néanmoins à l’ascension de ce dernier en produisant et étant le directeur de la photographie de Manille (1975), échec local au box-office qui connaîtra un certain retentissement dans les festivals internationaux. Cette contribution à Manille était la dernière marche (après deux court-métrages Sa Bisperas (1972) et Monologo (1975) désormais perdus) avant qu’il se lance à son tour sur Itim, aboutissement logique au vu de son passif. Mike de Leon s’inscrit en effet dans la lignée de figures majeures du cinéma philippin, étant le petit-fils de Narcisa de Leon fondatrice et dirigeante de LVN Pictures, grand studio ayant émergé durant un premier âge d’or de la production locale qu’on situe de 1945 à 1959. L’intérêt de Mike de Leon pour le cinéma ne naît paradoxalement pas au sein de ce terreau (son père Manuel de Leon ayant également fondé sa société de production Diadem Pictures) mais plutôt durant ses études en Europe, et plus précisément Heidelberg en Allemagne où il étudie l’histoire de l’art. Il y fera nombres de découvertes majeures du cinéma occidental dont Blow-up de Michelangelo Antonioni (1966) qui sera un véritable choc. Dès il décide de retourner au pays où l’infrastructure de LVN Pictures (qui a cessé de produire des films mais officie pour la post-production) va lui permettre de se former aux ficelles du métier. 

Tout comme Lino Brocka, la volonté de Mike de Leon est de proposer des œuvres trouvant un juste équilibre entre patine d’auteur, propos engagé et accessibilité en faisant des productions populaires. Chez Lino Brocka cela fonctionnait dans un équilibre entre contexte social philippin aride et codes du cinéma hollywoodien classique dans son inspiration du mélodrame et plus moderne par certains éléments esthétiques tels que la photographie. Sur Itim, Mike de Leon bien qu’animé des mêmes intentions procède assez différemment. Le cadre social est moins explicitement évoqué mais tout aussi présent, à travers la figure patriarcale négative, qu’elle soit comme dans Itim celle du père ou encore du mari dans C’était un rêve (1977) et Le paradis ne se partage pas (1985) – cette masculinité toxique étant aussi un thème récurrent de Lino Brocka, articulée différemment. 

Ces éléments s’immiscent très insidieusement dans Itim. Le film s’ouvre sur une séquence de spiritisme où Teresa (Charo Santos) et sa mère (Mona Lisa) tentent d’entrer en contact avec Rosa, la sœur et fille aînée disparue sans laisser de trace. Le verdict du médium est tragique et sans appel, Rosa est décédée. Sur le principe d’une narration classique, peu de liens entre cette intrigue et celle qui voit Jun (Tommy Abuel), photographe installé à Manille revenir à la maison familiale retrouver son père le docteur Torres (Mario Montenegro), paralysé depuis un accident de voiture. Jun est venu photographier les rituels de la semaine sainte, et croise ainsi durant les commémorations la route de Teresa, avec laquelle il va se lier. On comprend vite que les fils reliant le destin des personnages n’obéissent pas à une logique rationnelle ou à des leitmotivs attendus comme une possible relation amoureuse. Le cadre sacré de chacune des deux premières rencontres entre Teresa et Jun, le mélange d’absence et d’attrait irrépressible qui guide leur rapprochement repose sur quelque chose de bien plus insaisissable qu’une romance. Ils sont poussés, destinés à se rencontrer par une force supérieure, cela devant déboucher sur quelque chose.

Mike de Leon nous y prépare habilement par son sens de l’atmosphère. Si quelques dialogues nous mettent sur la voie en amont (le passif de séducteur invétéré du père lorsqu’il était valide) et permettent à un certain stade de deviner les tenants et les aboutissants, la fascination ne naît pas de la révélation mais du cheminement purement sensoriel pour y parvenir. Pour Teresa, le réalisateur rattache le surnaturel à son humeur changeante, à la douceur virginale de son visage prenant soudain des expressions plus torturées, ainsi qu’aux lieux où la mènent de façon récurrente sa conscience volatile tel cette vue sur un cour d’eau. Au contraire, le trouble de Jun se rattache à un lieu très précis, celui de la demeure familiale déclencheur de phénomènes pour notre héros. Mike de Leon orchestre un véritable film gothique où Jun est en transit entre fuite onirique et lourds secrets plus spécifiquement en lien avec la maison. 

L’arsenal de frayeur gothique bien que parfois classique est brillamment amené : voix inquiétantes dans la nuit, ombres indicibles dans les pièces reculées de la maison, silhouettes immaculées lointaine au bord de l’eau dans une citation directe de Les Innocents de Jack Clayton (1961). Le réalisateur a cependant d’autres idées bien plus originales pour traduire la manière dont le passé s’enfouit dans la topographie de la maison et la psyché des personnages. Lorsque Jun déambule de nuit dans la maison, l’intérieur de l’ancien cabinet de son père vu dans l’entrebâillement d’une porte semble avoir une colorimétrie différente des autres pièces. La couleur est pâle, neutre et par le jeu de strate qu’offre la composition de plan le cabinet parait se situer à un autre niveau de réalité, d’espace-temps, celui où a pu se dérouler un évènement tragique.

C’est cette même gamme chromatique blafarde qui accompagne les échappées mentales oniriques de Jun, que la photo de Ely Cruz et Rody Lacap noie dans des teintes diaphanes reprenant une imagerie religieuse troublante. Le climax donnera d’ailleurs les clés du récit dans des flashbacks d’un noir et blanc saturé, comme si la catharsis latente se devait d’altérer le réel en le délestant de ses couleurs. Ce choix formel semble être l’aboutissement logique d’un récit entrechoquant le profane et le sacré, les rites religieux outrés dont est témoin Jun trouvant leur écho dans la logique plus occulte et païenne de la pratique du spiritisme. La dichotomie des lieux et des personnages est assez remarquablement révélée et d’une logique implacable. Le cours d’eau où revient constamment Teresa, l’aspect lointain des fantômes qu’on y croise correspond à la conscience étouffée qui y repose. Au contraire la maison contient de plus en plus difficilement la sourde douleur des actes horribles qui s’y sont déroulés. Mike de Leon laisse surgir un fantastique comme seule voie de justice à une violence tristement concrète et inscrite dans les mœurs de cette société patriarcale. Les fils du monde invisible se resserrent pour exposer une monstruosité bien réelle. 

Sorti en bluray français chez Carltotta

mercredi 15 mars 2023

The Glorious Asuka Gang! - Hana no Asuka-gumi!, Yoichi Sai (1988)


 The Glorious Asuka Gang est l'adaptation d'un shojo manga à succès de Satosumi Takaguchi, publié entre 1985 et 1995. S'il s'agit du premier film cinéma autour du titre, il a auparavant connu une version animée sous forme d'OAV en 1987 (un autre suivra en 1990) et une série télévisée en prises de vues réelles de 23 épisodes cette même année 1988. Le manga était un des plus fameux titres autour des sukeban, sous-genres traitant de la délinquance féminine et popularisé dans les années 70 tant sur papier qu'au cinéma dans de très populaires productions Toei (comme la série des Terrifying Girls' High School ou Delinquent Girl Boss déjà évoquées sur le blog). Si la série tv semble plutôt fidèle au manga avec son héroïne partagée entre sa vie lycéenne et son activité de délinquante, le film de Yôchi Sai semble prendre bien plus de libertés par rapport au matériau original. L'aspect sukeban existe par contraste avec le rejet d'une existence normale dans ce type de récit, mais la normalité est absente dans le monde en vase-clos du film.

L'esthétique oscille entre rétro, imagerie cyberpunk et une certaine forme de théâtralité dans les décors majoritairement studios, notamment la grande ruelle où vont se dérouler la plupart des grandes confrontations. L'autre aspect récurrent du sukeban est l'union adolescente (après quelques bisbilles) et plus particulièrement féminine contre un monde adulte masculin oppressant représenté par la pègre, les yakuzas. Ces codes sont un peu détournés ici par la dimension pop et rétrofuturiste du film (somptueuse photo de Takeshi Hamada), qui le fait par exemple lorgner sur Les Rues de feu de Walter Hill (1984) et anticipe la veine de certaines productions hongkongaises mettant aussi en valeur les femmes d'actions comme le girls with guns ou le diptyque Heroic Trio/Executionners de Johnnie To (1993). Dès lors, plus que la jeunesse pure et rebelle, l'héroïne Asuka (Miho Tsumiki) représente une forme de droiture morale dans un monde corrompu. Ancienne membre d'un des gangs se partageant le quartier de Kabukicho notamment par le trafic de drogue et le proxénétisme, Asuka est un grain de sable destructeur pour la pègre locale.

La brillante scène d'ouverture montre la confrontation factice entre la police corrompue et un gang distribuant ses pilules dans le quartier, l'opposition tourne à l'hilarité générale quand soudain asuka surgit et sème le chaos en enflamment le décor au propre comme au figuré. L'une des grandes idées du film c'est le physique de cette héroïne teigneuse. Petite et frêle en apparence, c'est une boule de nerf insaisissable jouée avec hargne et intensité par Miho Tsukimi qui dégagement une présence impressionnante. Yochi Sai filme avec une égale nervosité empoignade au corps à corps, cascade heurtée et pyrotechnie, tout en posant en parallèle une stylisation marquée de son univers. Il y a une imagerie urbaine sordide typique du cinéma des années 80 tout en amenant l'esthétique de néons plus spécifiquement japonaise, tandis que les entrevues entre les hautes sphères de la pègre nous font admirer une imagerie entre froideur hi-tech et tradition du décorum yakuza façon années 80. 

Comme évoqué plus haut le conflit plus spécifiquement générationnel ou homme/femme est plus ténu ici, la méchante étant une femme mystérieuse et inquétante, Lady Hibari (Mikari). Son allure ainsi que celle de son bras droit soulignent l'origine manga du film avec un côté très iconique mais se fondant bien dans l'univers du film. Les relations entre les héroïnes notamment Asuka, l'ambivalente Yoko (Kumiko Takeda) et sa sœur Miko (Yôko Kikuchi) contribuent à rendre la tournure du récit imprévisible mais parfois aussi un peu nébuleux sans le background du manga. Si l'on est charmé par les personnages charismatiques et impressionné par la facture esthétique, le bât blesse cependant au niveau du rythme du film qui passé ses pétaradantes 40 premières minutes peine un peu à trouver un second souffle. Mais rien que pour l'énergie et le visuel, cela vaut vraiment le coup d'œil dans le paysage du cinéma japonais 80's.

Pour l'instant inédit en dvd français mais prochainement édité en France chez Spectrum Films, patience !