Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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dimanche 19 février 2017

Out of the Clouds - Basil Dearden (1955)

Out of Clouds constitue pour Basil Dearden une variation de son approche dans ses grands polars au sein de la Ealing et plus particulièrement l'excellent Pool of London (1951). Out of Clouds se déleste de l'argument criminel (encore qu'à la toute fin un élément nous y ramène tout de même) mais reprend l'idée du récit choral décrivant le quotidien d'un lieu de convergence, de ses travailleurs et de leurs problématiques. Après le port et les marins esseulés de Pool of London, Dearden nous fait partager la journée d'un aéroport londonien. Le film adapte le roman The Springboard de John Fores et constituera à l'époque un des plus gros budget du Studio Ealing qui bénéficie de la collaboration du Ministère du transport et de l'aviation civile ainsi que de la compagnie aérienne anglaise BOAC et l'américaine Pan-Am.

Le tournage se partagera entre le Heathrow Airport et le studio pour ce qui sera l'un des plateaux les plus impressionnant construit par Ealing avec la reconstitution à l'identique du terminal de l'aéroport. Cette débauche de moyens se ressent dans la facture visuelle fouillée et l'approche documentaire du film, la rigueur des manœuvres des pilotes se conjuguant aux séquences aériennes où les stock-shots alternent avec un usage habile de maquettes.

C'est bien évidemment dans la description de l'humain que ce réalisme joue à plein. Le scénario s'attarde autant sur les destins des professionnels (employés d'aéroport, pilote et hôtesse de l'air) que des voyageurs. Pour les premiers on aura le dépit de Nick Millbourne (Robert Beatty), pilote que des problèmes de santé immobilisent au sol où il officie en tant que chef d'escale dans l'aéroport. Le spleen et les tentations néfastes pèsent également sur le séduisant pilote Gus Randall (Anthony Steel), fuyant son mal-être dans le jeu et les amours furtives dans ses différentes escales. Dearden révèle les fêlures de chacun sans forcer, toujours dans la frénésie et l'urgence des lieux où pullulent les imprévus en tous genres. Cela joue aussi de la superstition et de la rigueur qu'amène le métier avec notamment le personnage de James Robertson Justice méfiant quand à une carlingue ayant le mauvais œil.

Les quidams ordinaires font de ce microcosme un reflet du monde contemporain à travers Leah (Margo Lorenz) et Bill (David Knight), deux voyageurs en transit qui vont tomber amoureux. Le passé politique douloureux se dévoile à travers leur destination, lui se rendant à Israël en tant qu'ingénieur et elle à New York pour rejoindre et épouser un GI américain. Cette rencontre bouleverse leurs attentes, l'ambition professionnelle pour Bill et la quête de sécurité matérielle pour Leah ayant perdu sa famille dans les camps de concentration - le moment où elle pense que la limitation du transit est destinée à isoler les juifs révèle de manière frappante cette fêlure. L'ensemble de ces éléments narratifs préfigurent tout de même un peu le soap opera mais le traitement formel inspiré de Basil Dearden rend l'ensemble plus profond.

Comme souvent avec le réalisateur l'équilibre entre réalisme et stylisation est ténu. Parallèlement au réalisme ambiant, la photo de Paul Beeson capture merveilleusement le fog londonien et en fait un personnage à part entière. Il forme le cocon au monde extérieur pour les protagonistes, donne un contour féérique à une balade nocturne et exprimera le danger latent lors d'une périlleuse scène d'atterrissage. Les vignettes figées alternent avec une caméra très mobile qui explore l'aéroport de fond en comble avec en point d'orgue un travelling final accompagne dans un beau mouvement les différentes nationalités et compagnies s'agitant devant les comptoirs. Une nouvelle belle réussite pour Dearden.

Sorti en dvd zone 2 anglais chez StudioCanal et doté de sous-titres anglais

vendredi 17 février 2017

Un jeu risqué - Wichita, Jacques Tourneur (1955)

Wyatt Earp arrive à Wichita (Kansas), une petite bourgade de l'Ouest américain. Économiquement, la cité vit essentiellement du commerce du bétail. Mais les convoyeurs et leurs hommes sèment le trouble à chaque arrivée. Un soir de beuverie, un enfant est tué d'une balle perdue. Andrew Hocke, le maire de la ville, demande à Wyatt Earp de prêter serment pour devenir shérif. Celui-ci accepte et ordonne à chaque homme de ne plus porter d'armes. Mais certains notables commencent à s'inquiéter de ses décisions...

Figure mythique de l'Ouest, Wyatt Earp hante le western américain dans une multitudes d'œuvres explorant ses exploits, sa légende et le fameux affrontement d'OK Corral à travers le regard de cinéastes aussi divers que John Ford, John Sturges ou plus récemment Lawrence Kasdan. L'approche se fait mythologique comme plus intimiste à travers les différents film, tout comme la dimension héroïque alterne avec celle plus dure et proche de la réalité notamment à travers les deux film que lui consacrera John Sturges, Règlement de compte à OK Corral (1957) pour la légende et l'excellent Sept secondes en enfer (1967). Wichita est loin d'être le film le plus connu consacré au "personnage" mais s'avère une des visions les plus captivantes.

Jacques Tourneur entrecroise la facette idéalisée de Wyatt Earp et un contexte plus réaliste, le tout équilibré par la stature à la fois modeste et imposante de Joel McCrea. Wyatt Earp prolonge une figure de droiture morale que Jacques Tourneur façonné dans ses deux précédents westerns, toujours incarné par Joel McCrea en pasteur dans Stars in my crown (1950) et juge dans Stranger on Horseback (1955). Le pacifisme forcené du pasteur et le rigorisme tout aussi poussé du juge trouve donc sa variante dans le justicier inflexible qu'est Wyatt Earp porté par une approche toujours aussi captivante de Jacques Tourneur.

L'aspect le plus intéressant concerne notamment la nature de héros en construction et qui s'ignore de Wyatt Earp. Simple silhouette lointaine à cheval l'immensité d'une plaine, Wyatt Earp incarne cette stature mythique avant son apparition effective à l'écran. Jacques Tourneur lui donne cette aura avant que notre héros ne l'assume lui-même, la violence et l'injustice le poursuivant partout malgré lui pour qu'il puisse y mettre un terme. Cette situation prendra des proportions toujours plus grandes : Wyatt Earp sauve d'abord sa peau en mettant aux pas deux voleurs, puis stoppe un hold-up de banque avant de plaquer cette notion à la ville entière de Wichita plongée dans le chaos dont il est devenu shérif.

La simplicité et le jeu minimaliste de Joel McCrea amène une dimension modeste et terrienne au personnage qui se conjugue à la mise en scène de Tourneur qui le magnifie dans ce qui est son premier film en cinémascope. Le réalisateur joue de la carrure intimidante de l'acteur et ses 1m91 qui écrase de sa volonté inflexible ses adversaires dans les plans larges, notamment la scène de mise à sac où à pied il domine paradoxalement ses antagonistes à cheval. Le montage renforce également cette idée, tant dans la dimension d'attente et de menace qu'il crée pour un Wyatt Earp absent (la balle stoppant un ennemi qui l'attendait de pied ferme dans le saloon) que de l'inéluctabilité de sa victoire dans les duels. On pense au champ contre champ entre Wyatt Earp avançant à cheval sans faillir et son adversaire (incarné pas cette trogne patibulaire bien connue de Jack Elam) caché derrière un rocher, notre héros semblant indestructible (même avec un cheval désarçonné) et de plus en plus immense alors que l'autre rétrécit jusqu'à être acculé et mourir.

Jacques Tourneur exprime ainsi par l'image l'affrontement idéologique audacieux du film, la morale inflexible auquel Wyatt Earp soumet la ville (interdiction du port d'armes notamment) et le tumulte dont s'accommodent les notables dans cette Wichita en pleine expansion - et dont Tourneur capture magnifiquement la frénésie. C'est donc captivant de bout en bout, porté par de seconds rôles remarquable et un scénario habile pour initier les contours de la légende (superbe scène d'introduction des frères de Wyatt Earp). Une des plus belles évocations de Wyatt Earp qui gagnerai à être plus connue.

Sorti en dvd zone 2 français chez Warner

jeudi 16 février 2017

La Chanson du passé - Penny Serenade, George Stevens (1941)

Julie Gardiner Adams revit les souvenirs de sa rencontre avec Roger en écoutant la chanson Penny serenade. Dès lors, elle se souvient aussi du tremblement de terre qui lui fit perdre son enfant et le chagrin qui sépara le couple avant qu’ils n’adoptent une petite fille...

La Chanson du passé marque un tournant dans la filmographie de George Stevens. De ses débuts de directeur photo pour Laurel et Hardy ou Hal Roach à sa propre carrière de réalisateur, George Stevens était associé au divertissement bondissant quel que soit le genre abordé, du film d'aventures Gunga Din (1939) à la comédie musicale Sur les ailes de la danse (1936) en passant par la comédie romantique comme Mariage Incognito (1937). Sous la légèreté Stevens faisait montre d'une préoccupation sociale, d'une tendresse et sensibilité palpable pour ses personnages qui se manifesterait avec des œuvres plus personnelles comme les charmants La Justice des hommes (1942) et Plus on est de fous (1943). Néanmoins on situe le virage "sérieux" du réalisateur après 1945 où engagé dans les services cinématographiques de l'armée américaine durant la Deuxième Guerre Mondiale, il fut marqué à vie lorsqu'il filma les images de la libération du camp de concentration de Dachau. Le divertissement pur n'aura plus cours dans la suite de sa filmographie, de l'épopée intime I remember Mama (1948) à la tragédie du célébré Une place au soleil (1951) où la transcendance héroïque (Shane (1953)), épique (Géant (1956) ou religieuse (La Plus Grande Histoire jamais contée (1965)). Pourtant tous ces éléments s'amorcent dans La Chanson du passé, un des premiers films réellement dramatiques de George Stevens. La narration en flashback et la vision délicate de l'amour parental de I remember Mama, le questionnement des institutions de La Justice des hommes et toute la noirceur à venir s'expriment déjà ici.

George Stevens se plait ici à confronter les personas filmiques de son couple vedette Cary Grant/Irene Dunne. La légèreté de Cary Grant se confronte à l'aura plus grave d'Irene Dunne qui, si elle se montrer assez extraordinaire dans le registre comique (la screwball comedy déjantée Theodora devient folle (1936)) est surtout célébrée pour ses grands rôles dans le mélodrame (Back Street (1933) et la première version du Secret Magnifique (1935) de John Stahl, Elle et lui (1939) de Leo McCarey). Si les flashbacks introduits par de superbes transitions musicales s'amorcent par le regard mélancolique d'Irene Dunne, le sentiment est plus fluctuant tout au long du récit. Le charme ahuri et maladroit de Cary Grant éclaire la gravité de sa partenaire lors de la magnifique scène de rencontre mais c'est cette même insouciance immature qui pèsera sur le couple. George Stevens en joue dans par sa mise en situation pour faire savourer la malice de Cary Grant (ce plan large où accapare l'attention d'Irene Dunne en lui apportant une pile de disque à écouter dans la boutique) où l'émotion d'Irene Dunne (ce gros plan sur son visage charmé et narquois quand elle saisit un autre subterfuge de séduction grossier).

Les ellipses et les séquences rallongées se dédoublent pour exprimer une même émotion, notamment le désir du couple, d'abord amoureux transis retenant difficilement leur ardeur lors de la scène à la plage et jeunes mariés consommant leur union avec empressement dans un wagon de train. Cet écho alternativement furtif ou appuyé fonction durant tout le film, l'immaturité de Cary Grant mettant à mal le ménage à ses prémisses et le brisant presque définitivement par sa réaction au drame auquel ils sont confrontés à la fin de l'histoire. Le désir de foyer stable et maternité d'Irene Dunne s'oppose donc constamment à l'ambition et l'égoïsme de Cary Grant, la grande tragédie s'invitant sous les formes les plus diverses pour signifier une union impossible.

Si le message s'inscrit dans les valeurs familiales hollywoodiennes attendues (le couple ne peut s'épanouir qu'à travers la parenté), George Stevens peut compter sur de superbes prestations pour l'exprimer. Le comique tendre s'illustre dans le désarroi du couple face à ce nourrisson dont il faut s'occuper, et l'émotion touche au cœur tant le ton sait se faire subtil. On retrouve ce jeu de l'ellipse et de la longueur, les atermoiements amusant (premier bain, première couche et première veille nocturne laborieuse du bébé) laissant place à un moment bouleversant lors de la tirade vibrante de Cary Grant face au juge d'adoption pour obtenir la garde.

L'acteur se met à nu comme rarement à cet instant et l'ensemble de sa prestation lui vaudra une nomination à l'Oscar. Cette narration en flashback dramatise avec force chaque épisode qui constitue une vraie tranche de vie intense à la tonalité guidée par la pièce musicale qui l'amène, et Stevens magnifiera ce mode narratif dans I remember Mama. Le drame n'est jamais appuyé avec lourdeur par ces ellipses qui escamotent les rebondissements tragiques pour faire ressentir la douleur de "l'après" chez les personnages, dont la caractérisation initiale rend de plus en plus distant l'un de l'autre. Seule la conclusion cède à une certaine facilité mis ne saurait gâcher la force de ce beau mélo.

Sorti en dvd zone 2 français chez Wild Side

lundi 13 février 2017

La 317e Section - Pierre Schoendoerffer (1965)

En 1954, en pleine guerre d'Indochine, la 317e section locale supplétive composée de 4 Français et de 41 Laotiens doit abandonner le petit poste de Luong Ba à la frontière du Laos, et rallier Tao Tsaï à cent cinquante kilomètres plus au sud, à travers la forêt hostile et les forces Viêt-Minh qui déferlent sur les Français. Elle est commandée par quatre officiers et sous-officiers français, dont le jeune sous-lieutenant Torrens secondé par l'adjudant Willsdorff, un vétéran de la Seconde Guerre mondiale. Au cours de cette fuite ponctuée d'embuscades et de morts, le respect hiérarchique entre les deux hommes se transforme en amitié.

La 317e Section est un des rares films à évoquer la guerre d’Indochine, long et sanglant conflit qui marque la fin de l’empire colonial français. Pierre Schoendoerffer par son goût du romanesque (marqué par des influences littéraires allant de Joseph Conrad à son mentor Joseph Kessel) et son attrait de l’ailleurs (développé précocement par une expérience de matelot à 19 ans) ainsi que de sa vraie expérience du conflit, était le candidat idéal pour le mettre en image. Il se porte volontaire pour l’Indochine après son service militaire et filme la guerre de 1952 à la chute de la bataille de Ðiện Biên Phủ en 1954 où il est fait prisonnier avec toute la garnison. Cette expérience le marquera durablement, au point d’être le sujet de plusieurs romans et films de sa carrière de cinéaste et d’écrivain : La 317e Section et Diên Biên Phu (1992) ou encore L’Adieu au roi (1989) magnifiquement adapté par John Milius - qui s'en inspirera aussi pour son scénario d'Apocalypse Now (1979).

C’est faute de pouvoir concrétiser ses projets cinématographiques que Pierre Schoendoerffer se tourne vers l’écriture et signe son premier roman avec La 317e Section qui parait et connait le succès en 1963. Joseph Kessel avait quelques années plus tôt présenté Schoendoerffer au futur producteur emblématique de la Nouvelle Vague, Georges de Beauregard. Kessel l’impose sur La Passe du diable (1958) dont il écrit le scénario puis lancé Schoendoerffer réalise Ramuntcho (1959) et Pêcheur d’Islande (1959) où se confirme cette veine aventurière. La 317e Section sera ainsi sa première œuvre personnelle et ambitieuse et celle où se constitue le socle de ses meilleurs films, que ce soit justement Georges de Beauregard à la production, Raoul Coutard à la photo et Bruno Crémer et Jacques Perrin au casting. Soucieux de retranscrire au plus près son vécu, Schoendoerffer imposera des conditions spartiates à son équipe bivouaquant dans la jungle cambodgienne lourdement chargée, approvisionnée par avion et se levant aux aurores durant le mois de tournage. Le cinéaste opère un changement majeur par rapport à son roman avec un point de départ passant du 26 avril 1953 au 4 mai 1954. Cela rapproche les évènements de la Bataille de Diên Biên Phu et participe au ton désenchanté et crépusculaire du film, marquant la fin d’une ère.

On suit donc la fuite effrénée de cette 317e section, seul vestige de cet empire colonial qui s’effondre dans des contrées sauvages, nid de multiples assaillants invisible. L’ennemi intéresse moins le réalisateur que de scruter le moral vacillant des troupes menées par le jeune sous-lieutenant Torrens (Jacques Perrin) et l'adjudant Willsdorff (Bruno Crémer) plus expérimenté. Au départ la fougue aventurière du jeune homme (voir son exaltation lors de la première confrontation armée) et l’attachement du vieux baroudeur à ces contrées (son geste d’humeur au moment du départ, son désir de s’installer sur place s’il était démobilisé) offre un réel attrait qui annonce l’ivresse du héros de L’Adieu au roi. La frontière est ténue dans le rapport des blancs aux autochtones, entre paternalisme colonial et sincère attachement et responsabilité sur le terrain. Le réalisme souhaité par Pierre Schoendoerffer s’affirme à plusieurs niveaux. 

Dans les conditions de tournages comme précédemment évoqués, mais également par le naturel de ses protagonistes dans l’action. Bruno Crémer impose un charisme confondants, le phrasé détendu et autoritaire (magnifique moment où il raconte une anecdote guerrière à Jacques Perrin, truffés de petites interruption où transpire ce réalisme sans forcer le trait) laissant avec naturel comprendre sa connaissance du terrain, des us et coutumes des locaux. Le récit ne cède pas à une bête opposition entre le novice et l’ancien, le respect du grade se faisant tout en cherchant à transmettre cette expérience. Willsdorff (d’ailleurs frère du héros d’une autre épopée de Pierre Schoendoerffer, Le Crabe-tambour (1977)) se pliera ainsi à la volonté de Torrens de ne pas abandonner les blessés même si l’avenir lui donnera raison, et la confiance et la quête de conseil auprès de l’aîné se fait au fil de cet apprentissage, sans conflit.

La mise en scène rend les protagonistes de plus en plus étrangers au lieu, dans les images somptueuses de Raoul Coutard comme dans l’incarnation des personnages à l’écran. Des éléments simples traduisent la supposée domination des colons (le plan de Perrin visant un adversaire dans la lunette de son fusil) pour toujours être bousculés dans la scène suivante. La jeunesse fougueuse de Torrens se désagrège pour faire de lui un squelette déshydraté par les rigueurs de la jungle, les préceptes humaniste cèdent à la réalité guerrière (les cadavres désormais abandonnés sans enterrement, voire piégé) et les faits d’armes sont pitoyable telle cette tentative de refaire « la charge de la brigade légère » dénué de panache et d’héroïsme. 

A l’image de la mort lente et douloureuse du sergent Roudier (Pierre Fabre) adoucie par les senteurs de l’opium, l’homme blanc n’est plus qu’un spectre amené à disparaître en ces lieux dont l’attrait ne tient plus qu’à une illusion toxique. La sècheresse de l’ouverture et du final porté par une musique austère et une voix-off façon film d’actualité traduisent cette dimension inéluctable, faisant brillamment osciller le film entre veine documentaire et oraison funèbre d’un monde révolu. 

Sorti en dvd zone 2 français chez StudioCanal

vendredi 10 février 2017

L'Homme aux mille visages - Man of a Thousand Faces, Joseph Pevney (1957)

Né de parents sourds et muets, Lon Chaney (James Cagney) est rapidement devenu un prodige dans l'art de la pantomime. Alors qu'il se produit dans un théâtre de la côte Est des Etats-Unis, sa femme (Dorothy Malone) lui annonce qu’elle attend un enfant. Le couple décide alors de tenter sa chance à San Francisco. Après la naissance de son fils et un divorce, il travaille pour les studios Universal à Hollywood...

L'Homme aux mille visages s'inscrit dans ce retour sur soi et nostalgie ayant cours dans le cinéma hollywoodien, que ce soit dans une veine réellement acide avec les classiques Sunset Boulevard (1950) ou Les Ensorcelés (1953) ou plus calibrée avec une série de biopics d'icônes comme Valentino de Lewis Allen (1953) et donc le film de Joseph Pevney consacré à Lon Chaney. Le film est produit par Universal, studio où Chaney fit ses premières armes et connu la notoriété et le choix de James Cagney pour l'interpréter est particulièrement judicieux tant son jeu physique et expressif s'y prête. Lon Chaney c'est un destin romanesque à travers son histoire personnelle mais aussi un mystère tant sa personnalité s'effaçait derrière le transformisme de ses rôles, et il affirmait lui-même que "entre les images, il n’y a pas de Lon Chaney".

Du coup tout en suivant assez fidèlement la chronologie de son ascension, le film se montre très romancé pour rendre plus dramatique ce mystère Chaney, que ce soit dans la présence chaleureuse de James Cagney ou certaines omissions et raccourcis dans les évènements. Ainsi on évoque uniquement les films Universal de Chaney tout en décrivant sa relation idyllique avec le patron du studio Irving Thalberg (alors que Chaney s'y considérait sous-payé) alors que la star s'épanouira également en partant à la MGM au contact de grands réalisateurs.

Malgré ces facilités le film se montre intéressant dans sa vision de l'art et la personnalité de Chaney. Ainsi son talent pour le pantomime né au contact de ses parents sourds-muets est particulièrement bien vu, tout comme son sentiment d'exclusion et attrait pour les figures monstrueuses et marginales. Ces deux facettes se ressentent dans ces relations intimes, à la fois chaleureuse et tumultueuse avec ses parents nourrissant cette différence et sa première épouse Cleva (Dorothy Malone) rejetant le handicap de sa famille et celui possible de leurs fils si le mal s'avérait héréditaire. Le jeu quelque peu outrancier de Dorothy Malone (la première rencontre avec les parents de Lon Chaney) et les situations forcées font sentir les coutures grossières du biopic balisé mais l'ensemble se laisse néanmoins suivre. L'aspect le plus réussi reste l'observation du système studio et la manière dont Lon Chaney y fait sa place.

Les débuts théâtraux de Chaney donne l'occasion à James Cagney d'exploiter ses talents burlesques et de danseur (surtout vue dans des comédies musicales comme le Prologue (1933) de Busby Berkeley) avant de véritablement devenir Lon Chaney. Le brio de grimage et de mime servira à se faire une place dans les emplois de figurants avant les grandes créations que seront Quasimodo ou Le Fantôme de l'opéra. Une scène est particulièrement puissante, celle où il joue est handicapé miraculé dans The Miracle Man avec un Cagney passant de la souffrance habitée à la décontraction en un clin d'œil sous les applaudissements des figurants. Les quelques zones d'ombres fictives où réelle servent aussi cette vulnérabilité de Chaney dans les ressorts dramatiques les plus intéressants comme sa relation fusionnelle avec son fils. Joseph Pevney filme l'ensemble sans génie mais avec professionnalisme et en dépit des conventions ce biopic s'avère donc plutôt agréable à suivre.

Sorti en dvd zone 2 français chez Carlotta 

mercredi 8 février 2017

La Marque du tueur - Koroshi no rakuin, Seijun Suzuki (1967)


Goro Hanada (Jo Shishido) est le tueur numéro 3 dans la hiérarchie des malfaiteurs japonais. Misako Nakajo (Annu Mari) lui propose un « contrat », qu'il rate à cause d'un papillon qui se pose sur son arme. Dès lors, il deviendra la cible du mystérieux et secret numéro 1. Il décide de quitter l'organisation des malfaiteurs professionnels et de trouver le numéro 1.

La Marque du tueur est le film de la rupture pour Seijun Suzuki, arrivé au bout de ses expérimentations narratives et formelles avec cette œuvre radical et qui signe sa dernière œuvre au sein de la Nikkatsu pour ce qui est la provocation de trop pour le studio. Suzuki s’était forgé une place particulière jusque-là en signant des commandes où la contrainte reposait sur des trames archétypales, tant dans le film de yakuza (Détective Bureau 2-3 (1963), La Jeunesse de la bête (1963), La Vie d'un tatoué (1965)) que le mélodrame féminin (La Barrière de chair (1964), Histoire d'une prostituée (1965)). A côté de cela, Suzuki disposait d’une liberté totale sur le plan formel et définissait ainsi progressivement un style partant des canons pop pour aller vers des audaces de plus en plus radicales tout en bénéficiant des moyens du studio. La Marque du tueur doit son existence à une pénurie passagère de projet au sein du studio qui permet à Suzuki de glisser son scénario original.

Le film semble fonctionner sur le même accord tacite que les précédents avec cette trame de polar classique se conjuguant au traitement formel singulier de Suzuki. La différence repose sur le scénario opaque et volontairement lâche dont les zones d’ombres permettent une déconstruction du genre. Cela se manifeste tout d’abord par le choix du noir et blanc aux antipodes des pétaradantes ambiances pop colorées habituelles et qui donne une atmosphère très différente. On pense naviguer en terrain connu durant les premières minutes où l’on suit Goro Hanada (Jo Shishido) tueur numéro 3 dans la hiérarchie d’une organisation criminelle. Joe Shishido arbore les attitudes viriles du personnage de dure à cuire façonné dans ses précédentes collaborations avec Suzuki. Ce sera dans l’action lors de différents « contrats » où son professionnalisme et sang-froid brillent, que ce soit pour convoyer un homme face à une horde d’assaillants, où abattre des cibles de façon aussi létale qu’inventive (dont un coup de feu à travers la tuyauterie d’un lavabo dont saura se souvenir Jim Jarmusch dans son Ghost Dog : La Voie du samouraï (1999)). 

Même constat aussi dans la manifestation plus charnelle de cette virilité où son épouse Mami (Mariko Ogawa) se montre peu avare de ses charmes et du plaisir qu’il lui procure. Pourtant par la bizarrerie des situations, de sa mise en scène décalée et de ses personnages déphasés, Suzuki corrompt progressivement le propos. D’ordinaire Suzuki forgeait un univers flamboyant à la hauteur des exploits de ses personnages et à l’inverse jouera ici sur le retrait, l’abstraction. Le noir et blanc comme déjà dit dévitalise le panache habituel et contamine ainsi les protagonistes et l’intrigue. Le compagnon d’Hanada lors du contrat initial est un tueur déchu, apeuré et alcoolique qui ne sera d’aucune utilité – Suzuki hystérise les codes du film de sabre dans l’action pour le signifier - et qui annonce le futur du héros. Cette destinée tragique prend la forme d’un papillon qui le gêne dans le tir parfait qu’exige un périlleux contrat, et cet échec en fait la cible de l’organisation.

Ainsi menacé, Hanada voit tous les symboles de son pouvoir s’effondrer. Les costumes tirés à quatre épingles laissent place à une tenue plus débraillée (ou une mise à nu), l’attitude désinvolte s’estompe pour une fébrilité marquée et bien sûr l’interaction aux autres personnages n’est plus la même. La compagne cruche s’avère traitresse et la femme fatale Misako (Annu Mari) le domine de toute s beauté taciturne. Les balles visant Hanada atteignent désormais leur cible, l’impassibilité corporelle où les cadrages imposaient sa puissance sexuelle cède à un montage chaotique où il arrache avec désespoir les faveurs de Misako. 

L’environnement urbain bariolé des films précédents laissent place à une abstraction de béton dans les extérieurs, et à un onirisme tout aussi décharné pour les intérieurs avec cette pièce aux murs tapissés de papillons. Le film aurait néanmoins pu garder une certaine tension impliquante ainsi mais Suzuki tourne cette déconstruction vers le pastiche et la mise en abime. Les zones d’ombres du scénario se trouvent également dans le découpage du réalisateur où les transitions narratives et formelles semblent toujours sauter une étape, dissimuler une étape essentielle à la compréhension et cohérence de l’ensemble.

On pense à cette fusillade sur les quais qui malmène la gestion de l’espace, l’omniscience du tueur numéro 1 et c’est finalement en prenant de la hauteur, en observant les évènements sur un écran que la détresse peut réellement se ressentir (Hanada assistant au calvaire filmé de Misako) comme pour faire comprendre au protagoniste leur statut de marionnettes. Le pastiche fonctionne dans les face à face grotesque entre Hanada et le numéro 1 et ses manifestations de supériorité, avant de prendre un tour plus pathétique et tragique en ridiculisant cette quête de puissance lors du duel final. Le résultat ne ressemble à rien d’autre et s’avère une des grandes réussites de Suzuki qui lui vaudra malheureusement une longue traversée du désert, les studios étant solidaires dans son rejet après son renvoi de la Nikkatsu – il ne reviendra à la mise en scène que 10 ns plus tard et rester cantonné u circuit indépendant.

 Sorti en dvd zone 2 français chez chez Elephant Films

 

lundi 6 février 2017

Mahler - Ken Russell (1974)

L'action se situe en 1911, lors de son voyage de retour à Vienne, à un moment où Mahler, malade, ne sait pas encore qu'il n'a plus que quelques jours à vivre. Tout au long de ce voyage, le compositeur, habité par un désespoir profond, revit les étapes importantes de sa vie : son enfance marquée par l'antisémitisme et la violence de son père contre sa mère, son amour pour sa femme Alma, sa conversion au catholicisme, qui facilite son accession à la tête de l'orchestre de Vienne et la disparition de ses proches : le suicide de son frère et la mort de sa fille.

L’amour de la musique tient une place fondamentale chez Ken Russell, se manifestant dans une part à la fois secrète et visible de son œuvre. Dès ses débuts à la BBC, Russell consacre une série de documentaires à des compositeurs fameux : Prokofiev (1961) Elgar (1962), Bartok (1965), The Debussy Film (1965), Song of Summer (1968) sur Frederick Delius ou encore Dance of the Seven Veils (1970) un film sur Richard Strauss. Son ton audacieux et provocateur s’y manifeste déjà alors, que ce soit la mise en abyme de The Debussy Film (un film dans le film guidant le documentaire) ou sa vision d’un Richard Strauss nazi dans Dance of the Seven Veils (au point de se voir retirer les droits musicaux, le film étant interdit de projection jusqu’en 2019). Ce style tapageur s’épanouira dans la veine romanesque de Love (1969) adapté de D.H. Lawrence et surtout les visions infernales de Les Diables (1971), chef d’œuvre scrutant avec fureur le fanatisme religieux. Ken Russell pouvait ainsi déployer cette maîtrise acquise en revenant au biopic musical avec le superbe The Music Lovers : La Symphonie Pathétique (1970) là aussi bercé du parfum de scandale puisqu’évoquant un Tchaïkovski torturé par son homosexualité. Mahler sera la biopic musical le plus accompli d’un Ken Russell qui y voyait un de ses meilleurs films.

Le film prend comme point de départ l’ultime voyage de Gustav Mahler (Robert Powell) avec le voyage en train qu’il effectue pour Vienne où il fait son retour après des passages à Paris et New York. Ce sera l’occasion pour Mahler, malade et dépressif, de se replonger dans les souvenirs et rêveries ayant baigné son parcours d’homme et d’artiste. Cela ne signifiera pas pour autant une narration classique et chronologique ou un biopic académique pour Russell. Chaque élément (une image, un dialogue, un conflit…) du présent servira à rebondir sur un élément ancré dans le passé et/ou dans l’œuvre de Mahler. Il ne s’agira pas  de suivre la vie de Mahler, mais bel et bien de nous faire partager son imaginaire. Pour lui composer une symphonie revenait à créer un univers qui devait tout embrasser. C’est donc à un mariage entre musique et image intime et universel que nous invite Ken Russell. Les hauts et les bas du couple entre Mahler et son épouse Alma (Georgina Hale) tiennent donc à une incompréhension, à un équilibre ténu entre l’amour et la création. 

Dès le rêve d’ouverture cela s’exprime avec cette image d’Alma s’extrayant telle une larve de sa chrysalide pour tenter de se rapprocher de Mahler, figure totémique d’artiste inaccessible dont le visage est taillé dans la pierre. Le couple n’existe que dans la soumission de l’épouse à l’art de son époux. Russell l’illustre avec grandeur et poésie durant les scènes où ils séjournent à la campagne, Mahler irascible et enfermé dans sa cabane pour composer. Dans un caprice absurde, il exige qu’Alma réduise au silence tout l’environnement sonore de cette campagne paisible mais encore trop bruyante pour lui. L’épouse dévouée se plie pourtant à la tâche impossible, décrochant les clochettes des troupeaux de vaches, arrêtant le carillon de l’église et interrompant les danses des paysans. 

Ce cadre éteint dans son cycle de vie va alors renaître, plus beau et flamboyant car littéralement réinventé et magnifié par les notes dont Mahler peut enfin noircir sa partition. Ken Russell embrasse cette idée avec humour (les danses silencieuses des paysans suivant désormais la musique extradiégétique de Mahler) mais surtout une vraie majesté formelle où l’artiste ne fait plus qu’un avec cette nature (la silhouette du visage de Mahler dans l’ombre avec le paysage en arrière-plan), tout comme l’accomplissement artistique et la passion amoureuse – les mouvements de chef d’orchestre de Mahler et Alma se répondant pour refaçonner ce réel. C’est le versant le plus romantique et lumineux de Mahler qui se dévoile ainsi par ce baiser baigné de la photo élégiaque de Dick Bush où les rayons du soleil se reflète dans les mouvements du lac

D’autres séquences montrent au contraire le conflit qu’entraîne l’art sur la vie et inversement. Les élans morbides de sa de sa sixième symphonie semblent ainsi précéder et presque annoncer le décès tragique de sa fille aînée. C’est cependant lorsqu’il marie les tourments de Mahler à des visions véritablement autres que Russell captive. La musique dessine ainsi un monde intérieur torturé où le réalisateur glisse par l’image certaines obsessions de Mahler notamment son intérêt pour la psychanalyse. Des discussions avec Freud aidèrent le musicien à résoudre ses problèmes de couple et une symbolique marquée accompagne le cauchemar où il assiste à ses funérailles sous l’œil d’une Alma lascive et de son amant. 

Russell y marie d’ailleurs ses propres marottes et se montre toujours capable de désamorcer une solennité trop précieuse. Le rapport complexe de Mahler entre sa judéité (qu’il ne reniait pas sans pour autant s’en réclamer) et sa passion pour la mystique catholique entraîne donc une séquence onirique absurde pour signifier sa conversion chrétienne, tant par intérêt pour surmonter l’antisémitisme ambiant que par vraie fois. Ken Russel enrobe tout cela dans une parodie de film muet (Robert Powell si habité jusque-là pouvant se lâcher dans le jeu expressif et outrancier) où Mahler séduit Cosima Wagner (épouse de Richard) pour pouvoir diriger l’Opéra de Vienne. Le symbolisme Wagnerien y est détourné ironiquement et grossièrement associé à l’idéologie nazie.

La force de Russell est ainsi de pouvoir alterner les humeurs et atmosphères, tout en donnant sa vision de l’art de Mahler. La naissance de ce monde intérieur offrira également une magnifique scène d’enfance où la nature naît à Mahler et inversement. La musique s’élève tandis que le petit garçon se perd dans l’ombre d’une forêt qu’il a appris à regarder et qui peut s’orner de l’onirisme et de la fulgurance sur songe le plus enchanteur avec cette saisissante apparition d’un cheval blanc. La caractérisation des personnages achève de donner une vraie force à l’ensemble. Les furtives apparitions familiales (le père violent et ambitieux, la fratrie aimante et fragile) suffisent à forger les traits les plus significatifs de Mahler et le scénario sait constamment rebondir entre les époques pour donner de la profondeur aux conflits – le machisme supposé de Mahler envers les élans créatifs de sa femme prenant une autre dimension avec le destin tragique de son ami Hugo Wolf devenu fou. 

Georgina Hale gagne une vraie épaisseur au fil du récit, tour à tour distante, charnelle et dévouée. C’est par Alma que le lien entre Mahler et l’humanité se noue puisque dans une belle déclaration finale, il lui avouera que la beauté de sa musique ne peut naître que de ses sentiments pour elle. Toutefois Mahler n’existe qu’en associant toujours romantisme, beauté et tragédie, cette dernière se manifestant en rappelant l’existence en sursis de l’artiste. Un des grands Ken Russell qui n’égalera pas cette réussite avec ses autres odyssées musicales, Lisztomania (1975) et Tommy (1975).

Sorti en dvd zone 2 français chez Doriane Films