Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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mardi 18 août 2020

The Mystery of Rampo - Ranpo, Rintaro Mayuzumi et Kazuyoshi Okuyama (1994)

Le célèbre écrivain japonais Edogawa Ranpo vient de voir le dernier de ses projets refusé par la censure. Passablement usé par ces abus de pouvoir, l’énigmatique artiste décide d’arrêter l’écriture. Un fait divers va alors raviver sa flamme : Ranpo apprend en effet qu’une jeune femme, soupçonnée du meurtre de son mari, vient d’être relaxée. L’homme est mort exactement de la manière que l’écrivain a précisément décrite dans sa dernière nouvelle, boudée par la censure…

Rampo est un projet lancé pour célébrer à la fois le centenaire de la naissance des studios Shochiku mais aussi celui de l’écrivain Edogawa Ranpo dont l’œuvre retrouvait un gain de popularité et d’intérêt critique en ce milieu des années 90. Le film est un objet singulier entre adaptation, hommage et mise en abyme de l’univers de l’écrivain. La scène d’ouverture donne le ton avec l’adaptation sous forme d’animation de sa nouvelle Osei. Celle-ci narrait comme un homme souffrant, suite à une partie de cache-cache avec son fils, se retrouvait coincé dans une malle où il allait mourir étouffé. La beauté de cette entrée en matière animée subjugue d’emblée par sa stylisation, son travail sur la texture et les couleurs évoquant l’estampe japonaise, et surtout grâce une forme de poésie macabre et onirique qui traduit bien le malaise des meilleurs écrits de Ranpo. Un changement majeur intervient cependant, dans la nouvelle la femme de l’homme laisse volontairement son époux mourir piégé dans la malle (pour pouvoir vivre librement avec son amant ensuite) quand le film reste flou sur le sujet et en reste aux conséquences. On assiste ainsi à une première mise en abyme par un retour au réel où Ranpo (Naoto Takenaka) se heurte à la censure pour cette nouvelle qui sera interdite de publication (ce qui fut une réalité à l’époque). 

L’exposition nous montre alors la place d’auteur à succès qu’occupe alors Ranpo dans ce Japon des années 20 à travers l’adaptation cinématographique n cours d’une des aventures de son héros fétiche le détective Akechi. C’est surtout une manière de le caractériser en intellectuel introverti, plus à l’aise seul dans son bureau et donnant libre cours à son imagination, plutôt que dans les mondanités que son statut impose. L’histoire prend un tour plus trouble lorsque Ranpo va découvrir qu’une femme est accusée du meurtre de son mari, disparu dans les circonstances exacte de la nouvelle Osei. C’est un mystère qui s’impose à Ranpo avec la réalisation d’un écrit qui n’a pourtant pas été montré au public et n’a pas pu servir d’inspiration criminelle. Il va ainsi se rapprocher de la femme en question, la belle Chizuko (Michiko Hada). Les lecteurs d’Edogawa Ranpo se délecteront là de la connaissance impeccable de son œuvre littéraire par les scénaristes. Ranpo à l’habitude dans de nombreux écrits de se mettre lui-même en scène à la première personne pour narrer les étranges situations et rencontres que ce statut d’écrivain à suspense l’amènent à rencontrer. C’est le cas dans La Proie et l’ombre, l’un de ses plus fameux romans où justement il tombe sous le charme d’une femme séduisante et manipulatrice. Le film constitue ainsi une suite inventée de la nouvelle Osei, mais également une adaptation libre de La Proie et l’ombre.

Le trouble est de mise à travers la séduction discrète de Chizuko, qui fascine un Ranpo dont les sens et l’inspiration sont stimulés par sa présence. Visuellement le film s’imprègne à la fois de tout le chatoiement et l’excès de cette ère Showa à son sommet, croisée avec l’imaginaire débridé d’Edogawa Ranpo. On oscille entre un environnement répressif marqué par des couleurs ternes (l’uniforme brun des troupes militaires omniprésentes de ce Japon va-t’en guerre, la lumière grise qui baigne l’office de censure) avec celles plus vives des milieux culturels ou des récits dans le récit écrits par Ranpo. Pour le premier point, on pense notamment à cette fête donnée pour le lancement du film où les convives portent tous un masque. Mais c’est surtout dans la nouvelle que poursuit Ranpo que la vraie folie intervient, avec ce décor incroyable de château européen à l’extérieur flamboyant et aux intérieurs baroques. 

Là règne l’extravagant Marquis Ogawara (Mikijirô Hira), figure de noble raffiné et dépravé typique de l’auteur. Ogawara se plait à lire des poèmes de de Poe (auquel Ranpo doit une partie de son pseudonyme) devant une assemblée en partie occidentale conquise (on peut soupçonner Park Chan Wook d’avoir vu ce film pour son Mademoiselle (2016) les atmosphères y renvoient clairement), vit avec son temps pour ce qui est de ses vices avec un attrait pour la pornographie filmée. Là encore la dimension référentielle est idéalement introduite puisque parmi les plaisirs d’Ogawara on trouve le travestissement, et la scène où on le verra ainsi paré renvoie immédiatement à Akihiro Miwa, acteur travesti japonais qui incarnait l’adversaire d’Akechi dans l’adaptation du Lézard Noir de Kinji Fukasaku (1968). La tenue, le jeu et la gestuelle de Mikijirô Hira renvoient en tout point à son illustre modèle. 

La mise en abyme reposera sur le fait que Chizuko partage l’ambiguïté de l’héroïne de La proie et l’ombre (qui constitue la réalité du film) mais aussi celle de l’épouse de la nouvelle Osei (qui là est un produit de l’imagination de Ranpo dans le film) jouées par la même actrice, et dont le destin répète à nouveau les écrits de Ranpo. C’est brillamment vertigineux tout en gardant une belle veine romanesque tordue, puisque c’est la retenue de Ranpo préférant traduire dans son texte ses fantasmes pour Chizuko (qui le désire) qui façonne cette ligne narrative parallèle où c’est elle qui peut assouvir son amour pour lui – le détective Akechi (le charismatique Masahiro Motoki) y symbolisant le double de Ranpo. Toute cette idée est parfaitement résumée dans une des plus belles scènes du film. Ogawara projette une bobine pornographique à Chizuko dans laquelle deux films se mêlent, un initial montrant une étreinte puis un autre où des spectateurs s’adonnent aussi à l’amour dans une projection du film. Les corps et les niveaux de réalité s’entremêlent encore plus quand Ogawara va caresser à son tour Chizuko dans un même jeu érotique tout en regardant le film. 

Tout le décorum et l’imaginaire de Ranpo  servent ainsi d’alibi, de bulle où se réfugie l’écrivain qui préfère y projeter ses idées les plus perverses plutôt que de les réaliser. L'union se fera finalement dans un entre-deux, hors du temps et du réel. L’idée est finalement simple mais la manière de la mettre en œuvre est passionnante et superbement déférente à Edogawa Ranpo. Le moyens sont là et servent une esthétique rococo et luxueuse des descriptions de Ranpo, même si l’érotisme (gros budget oblige) peut paraître un peu timide face à certaines mémorables adaptations des 70’s comme La Maison des perversités de Noboru Tanaka (1976). Un film passionnant (qui sera un grand succès au box-office japonais) dont les subtilités se savourent d’autant plus si l’on est fervent lecteur de Ranpo. 

Sorti en dvd zone 1 et doté de sous-titres anglais

samedi 15 août 2020

The Sky Crawlers - Sukai Kurora, Mamoru Oshii (2008)


Dans un futur alternatif, après des décennies de guerre, le monde a fini par arriver à une paix durable. Mais les Terriens ont désespérément besoin de retrouver un peu d'action. Pour apaiser ses citoyens, le gouvernement met alors en place un cycle de guerres d'un genre nouveau : celles-ci seront désormais organisées par des sociétés militaires privées, dans le seul but de divertir la population. C'est alors que la dernière recrue à rejoindre les pilotes de Sky Crawlers se retrouve impliquée dans un nouveau projet militaire, visant à rendre les pilotes infaillibles...

Mamoru Oshii signe avec The Sky Crawlers ce qui reste son dernier long-métrage d’animation à ce jour. Il adapte là le premier volet d’une série de six romans d’anticipation d’Hiroshi Mori. Oshii va bien sûr s’approprier ce matériau pour l’imprégner de ses thèmes majeurs. L’histoire nous plonge dans un futur alternatif où un groupe de pilote d’élite mène une guerre à Lautern lors de périlleuses joute aériennes. Le récit se déleste de toute contextualisation géopolitique, l’ennemi se réduit aux avions ennemis et le plus coriace d’entre se nomme « Le Professeur », identifiable par le tigre noir qui orne sa carlingue. 

C’est dans ce cadre que débarque Yuichi Kannami en remplacement d’un autre pilote. Dès cette entrée en matière, tout se joue de façon étrange alors que l’on est supposé découvrir ce nouvel environnement à travers les yeux du personnage. Le chien de la base (un basset bien sûr leitmotiv d’Oshii qui place son chien dans tous ses films) accoure vers Yuichi descendant de son appareil, comme s’il le connaissait et que c’était une habitude. Yuichi a la déconctraction de l’habitué des lieux et tique lorsqu’il voit la mécanicienne Towa Sasakura, ayant l’impression de l’avoir déjà vue. Il en va de même lors de l’entrevue avec la mystérieuse Suito Kusanagi qui lui lance un « je vous attendais » qui semble plus lourd de sens que cette simple première rencontre.

Le récit alterne ainsi entre quotidien morne et combats aériens, tout en distillant les indices quant à la raison d’être des personnages. Tous les pilotes sont des « kildrens », des êtres destinés à ne pas vieillir et qui servent ainsi de chair à canon pour ce conflit grâce à leur dextérité aux commandes de leur appareil. Cette vie ne tenant qu’à un fil ne semble pourtant pas les affecter, la répétitivité de leur existence se répercutant ainsi si l’attitude éteinte de Yuichi et ses comparses. La raison s’en expliquera peu à peu, la boucle de ce quotidien constituant finalement leur seul souvenir concret. Le postulat rappelle grandement celui du roman Auprès de moi toujours de Kazuo Isiguro (et de son adaptation Never Le me go de Mark Romanek (2011), avec ces jeune gens élevés et conditionnés au sacrifice, placide et sans rébellion quant au sort funeste et répétitif qui les attends. On ne prend vraiment conscience de cela que par ce sentiment de redite qui s’inscrit de manière subtile et subjective, par le regard des autres qui y répondent par une insouciance amusée ou glaciale (quand ils comprennent vraiment le rôle qu’ils ont à jouer) ou par une attitude passive qu’induit ce conditionnement. Notre héros pose plusieurs fois les questions qui agite également le spectateur, mais qu’il ait ou pas sa réponse, aucun doute, aucune défiance ne s’éveille en lui et il revient son comportement éteint. 

Dès lors on fera aisément le reproche à Oshii d’avoir livré une œuvre désincarnée. Si cette répétitivité pouvait perdre dans l’expérimental Ghost in the Shell 2: Innocence (2004), elle fait sens dans The Sky Crawler où l’être sans identité, sans définition de ce qu’il est et sans perspective d’où il va, vit dans l’éternel recommencement d’une existence sans but. C’est précisément le sujet de Lamu :Beautiful Dreamer (1984) qui conceptualise cette boucle de façon ludique, de Ghost in the Shell (1995) qui réfléchit plutôt au niveau de la conscience, mais aussi d'Avalon (2001) explorant lui la notion de quête par le prisme du jeu vidéo. Il s’agit à chaque fois de personnages cherchant à échapper à une prison à la fois mentale, sociétale et métaphysique et The Sky Crawlers s’inscrit dans cette continuité. Le chara-design très simple et le manque d’expression des personnages (on rejoint les protagonistes opaques de Ghost in the Shell ou Avalon, être artificiels ou évoluant dans un environnement qui l’est) va dans ce sens. Si la virtuosité des scènes de vols impressionne, la cohabitation des techniques d’animation entre la texture 3D des avions, les environnements aériens numériques et la 2D des personnages, créent quelque chose d’abstrait et d’artificiel qui correspond à la perception limitée des héros. 

Pour ceux qui ressentent l’impasse où ils se trouvent, la seule alternative semble être la mort, mais cette dernière n’est qu’une manière de rejouer la même partition, sous une forme légèrement différente. C’est en fait une des œuvres les plus désabusée d’Oshii, car d’habitude le cheminement existentiel chez lui amène vers une mue qui transfigure les personnages (en bon adorateur du 2001 de Kubrick). Il n’en est rien ici et c’est le renoncement plus que la tension dramatique qui berce le climax où Yuichi défie le « Professeur » dans les airs, la créature ne peut vaincre son Frankenstein et accéder à une autre dimension. Malgré cette résignation d’ensemble, l’émotion fonctionne de façon frontale comme rarement chez Oshii, grâce à la mélancolie du score de Kenji Kawai et à la fascination dégagée par la figure de Suito Kusanagi. 

Sorti en dvd zone 2 français chez Wild Side

vendredi 14 août 2020

Jambon, jambon - Jamón Jamón, Bigas Luna (1992)


Le jambon est l'emblème de l'Espagne et lorsqu'une femme est sensuelle et appétissante on dit d'elle, qu'elle est "jamona". Silvia, fille "jamona", attend un enfant de Jose Luis. La mère de Jose Luis, Conchita, déteste la mere de Sylvia, Carmen. Elle paie Raul, magasinier dans une usine de jambons, pour qu'il séduise Silvia.

Jambon, jambon inaugure au sein de l’œuvre de Bigas Luna la « trilogie ibérique », soit une série de films (Macho (1993) et La Lune et le téton (1994) viendront compléter le cycle) où il se livre par l’allégorie à une recension et déformation des emblèmes de la culture espagnole. Dans Jambon, jambon, cela relèvera d’une association entre le sexe et la nourriture, la faim et le désir, et par extension les extrémités où cela pousse les individus. Le scénario pose initialement des clivages sociaux ou encore des repères moraux qui sont amenés à imploser sous la fièvre des sens. Le cadre même du film (tourné dans la région de Saragosse), ce no man’s land désertique où le seul contact avec la civilisation est cette autoroute où défilent les camions, impose déjà une sorte de bulle sauvage hors du temps et des conventions.

Au départ c’est donc la seule différence de classe qui semble freiner les amours de Jose Luis (Jordi Mollà), fils de bonne famille et Silvia (Penelope Cruz), jeune femme de modeste condition et désormais enceinte. C’est la raison apparente de l’opposition à leur union pour Conchita (Stefania Sandrelli) mère de Jose Luis, mais tout cela prend rapidement un tour plus confus. Les notions de rassasiement et de sexe se confondent dès le départ avec cette scène où Jose Luis dévore goulûment les seins de Silvia qui lui en demande le goût, ce à quoi il ne sait que répondre – ce qu’un rival saura faire en y voyant la saveur d'une omelette pour l'un et de jambon pour l'autre. Conchita va engager Raoul (Javier Bardem) pour séduire Silvia et l’éloigner ainsi de son fils, grâce au souvenir de ses attributs masculins imposants lors d’une séance photo pour des slips. 

Sans en dire trop sur la suite de l’intrigue, toutes les résolutions et choix des personnages vont constamment être balayés à l’aune de ce faim insatiable de l’autre. Les archétypes que représentent chacun ne dérangent pas tant l’instinct et le désir primitif domine chacun de leurs agissements.  Raoul est un cliché machiste ne vivant que pour entretenir et mettre à l’épreuve sa virilité si fièrement exhibée (on ne compte plus les gros plans sur la protubérance constante de son pantalon au niveau de l’entrejambe), que ce soit en défiant nu un taureau ou en séduisant de façon pressante Silvia. Cette dernière pourtant amoureuse transie de son José Luis commence à vaciller lorsqu’elle se trouvera par incident face à un Raoul nu, l’instinct primaire guidant les sentiments, et la virilité de Raoul surpassant l’irrésolu et fragile José Luis.

Cette inconstance va s’étendre à tous les protagonistes, Bigas Luna travaillant cela de manière onirique (la scène de rêve de Silvia qui révèle des désirs non exprimés), frontale dans ses scènes de sexe ou encore trouble par une fièvre qui concerne autant les parents (Stefania sandrelli bien sûr mais aussi la mère de Silvia jouée par Anna Galiena au passé sulfureux, le père taiseux (Juan Diego) mais tout aussi esclave de ses sens) que les enfants, les garants de l’autorité/sagesse que les immatures.  Malgré quelques effets (ralentis ou fondus enchaînés très marqués début 90’s), Bigas Luna pose une atmosphère moite hors de toute notion morale ou même logique. Les personnages sont sincères dans chacune des interactions, des regards de braise et des étreintes auxquels ils se livrent tout au long du récit, mais jamais à travers une exclusivité ou retenue telle que l’exigeraient des rapports soumis au règles de la civilisation. 

Du coup l’insulte, le compliment et la séduction se confondent même dans le champ sémantique nourricier. Silvia traite Raoul de cochon tout en rêvant de se traîner dans la fange avec lui, ce dernier l’appelle jambon (une femme espagnole sensuelle pouvant être appelée jamona), viande dont il se goinfre avant de pouvoir se nourrir d’elle. On est insatiable du corps de l’autre lorsqu’il s’offre à nous, ou affamé et frisant la démence quand il s’y refuse, le « jambon » nous abreuvant ou servant en dernier ressort d’arme de combat pour régler ses comptes lors du final. La conclusion et particulièrement la dernier image redistribuant toutes les unions achève magnifiquement cette perte de repères constante que constitue Jambon, jambon - à ce titre bien lire l'intitulé attribué à chaque personnage lors du générique de fin. Penelope Cruz pour son premier rôle majeur (repérée à 14 ans par Bigas Luna qui l'a laissée grandir avant de l'inclure à son univers provocant) crève l'écran et témoigne déjà d'une belle complicité avec Javier Bardem.

Sorti en dvd zone 2 français chez Film sans Frontières