Edogawa Ranpo est une figure majeure et pionnière du roman
policier japonais dont la portée demeure encore vivace près de cinquante ans
après sa disparition. Cette pérennité est dû à la singularité de son œuvre, de
son style et des façons diverses dont elle a pu traverser le temps. Pour les
lecteurs français et anglo-saxons (la France et les Etats-Unis étant les pays
étrangers les plus réceptifs et où l’on trouve le plus d’œuvres traduites) c’est
le versant ero guro - mouvement artistique japonais combinant des éléments
érotiques et macabres dans des postulats et situations inspirés d’auteurs
occidentaux comme Georges Bataille ou le Marquis de Sade - de son œuvre qui lui
valut la reconnaissance avec des romans et nouvelles comme La Chenille, La Proie et l’ombre,
Le Lézard noir ou La Bête aveugle publiés durant les
années 20. Pour les lecteurs japonais, la familiarisation se fit souvent avec
les ouvrages policiers pour la jeunesse mettant en scène le détective Akechi Kogoro
(sorte d’équivalent japonais au Club des Cinq). Enfin pour les simples férus de
culture japonaise décalée, la connaissance se fit pour les cinéphiles par
certaines adaptations mémorables de ses ouvrages (La Bête aveugle de Yasuzo Masumura (1969), Le Lézard noir de Kinji Fukasaku (1968), La Maison des perversités de Noboru Tanaka (1976), Horror of Malformed men de Teruo Ishii (1969)…) ou les lecteurs
de manga par les transpositions qu’en fit Suheiro Maruo avec La Chenille ou L’île Panorama.
Tous ces éléments permettent donc une persistance transmédia
(en plus des autres transpositions évoquées s’ajoute une série animée en 2015),
transfrontière (avec le Inju de
Barbet Schroeder adaptation filmée occidentale de La Proie et l’ombre en 2008) et temporelle avec l’entrée récente dans
le domaine public de l’œuvre de Ranpo au Japon. Cela a conduit à des rééditions
et de nouvelles études qui lui redonnèrent une place de choix. C’est tout l’intérêt
et la raison d’être de cet ouvrage collectif qui réunit des textes écrits à l’occasion
du colloque « Edogawa Ranpo ou les labyrinthes de la modernité » qui
eut lieu en octobre 2016. Chacun des textes s’applique donc à explorer les
éléments biographiques, stylistiques et thématiques de Ranpo. L’aspect le plus
méconnu (traité dans les textes de Cécile Sakai, Gérald Peloux et Sari Kawana)
sera certainement la dimension d’exégète et d’historien du roman policier de
Ranpo, tant dans sa connaissance approfondie du « roman de détective »
occidental et de ses chantres (Maurice Leblanc, Arthur Conan Doyle, Agatha Christie...) que dans la promotion et la définition japonaise
du genre qu’il cherche à développer tout au long de sa vie dans divers ouvrages
d’études – à la fois biographique et universels. A ce titre le pseudonyme
Edogawa Ranpo (transposition phonétique d’Edgar Allan Poe) est une profession
de foi.
Pourtant le style littéraire de Ranpo se détache vite de
cette tradition classique du genre policier par les éléments eroguro, les
situations dérangeantes et les intrigues tordues développées et qu’analyse très
bien Miyako Slocombe - traductrice de plusieurs œuvre de Ranpo. Celle-ci
effectue d’ailleurs une passionnante rétrospective de l’accueil d’Edogawa Ranpo
en France des premières traductions des années 50 aux multiples éditions des 90’s
même s’il faudra attendre 2015 et Le
Démon de l’île solitaire pour avoir une nouvelle œuvre inédite et que tout
un pan reste à traduire en français. Vu que personnellement le pont vers Ranpo
se fit par les films et les mangas, les textes de Mathieu Capel et Miyako
Slocombe encore sur le sujet sont captivant.
Mathieu Capel scrute comment les
mise scène des deux versions du Lézard
noir (1961 et 1968) façonne un monde-spectacle théâtral se fondant dans l’époque,
les caractéristiques de ses participants (le travesti extravagant Miwa dans la
version Fukasaku) tout en capturant la matière de Ranpo – les différences et
les éléments expurgés par Masumura dans La
Bête aveugle, plus romantique au final que le livre, auraient aussi été
très intéressants à analyser. Suheiro Maruo est un maître moderne du eroguro dont les
éléments relatifs à Ranpo se retrouvent avant même qu’il ne l’adapte
directement dans ses manga comme le souligne Miyako Slocombe qui parcoure toute
sa provocante bibliographie.
Malgré quelques digressions curieuses le texte de
l’auteure japonaise Kirino Natsuo évoque le contexte littéraire japonais actuel
soumis à la loi du marché et aux indignations aussi massive que souvent vaines
issues des réseaux sociaux, un environnement qui pour elle rendrait difficile l’émergence
d’un auteur aussi original et provocant que Ranpo aujourd’hui. Enfin cinq
textes réflexifs et poétique inédits de Ranpo viennent conclure cet ouvrage
somme brillant. Accessible dans son entier ou par partie selon la connaissance
et les voies qui ont familiarisé le lecteur à Ranpo, c’est un livre qui donne
en tout cas envie d’en connaître plus. A bon entendeur aux éditeurs pour d’autres
traductions donc (ou pour les plus téméraires se mettre au japonais !).
Publié chez Le Lézard noir
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