Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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samedi 19 juillet 2025

Ma Mère, Dieu et Sylvie Vartan - Ken Scott (2025)

 En 1963, Esther met au monde Roland, petit dernier d’une famille nombreuse. Roland naît avec un pied-bot qui l’empêche de se tenir debout. Contre l’avis de tous, elle promet à son fils qu’il marchera comme les autres et qu’il aura une vie fabuleuse. Dès lors, Esther n’aura de cesse de tout mettre en œuvre pour tenir cette promesse.

Ma Mère, Dieu et Sylvie Vartan est l’adaptation du roman éponyme de Roland Perez, personnalité bien connue des médias à travers son métier d’avocat l’ayant placé sous les radars de la télévision et de la radio – notamment en tant que médiateur sur Europe 1. Le roman, autobiographique, était une ode touchante à sa mère dont la volonté inébranlable en fit l’homme qu’il est devenu. En effet, Roland Perez né avec le handicap d’un pied bot voit sa mère viscéralement refuser l’avenir peu reluisant qui en apparence s’offre à lui. La première partie du film, la plus réussie, est une charmante capsule temporelle au cœur du début des années 60, brassant l’intime et le collectif. La difficulté à se mouvoir isole Roland de l’extérieur, un extérieur dans lequel Esther (Leïla Bekhti), va l’imposer à force de volonté. 

Ce sera d’abord en forçant la porte des médecins pour le guérir et en définitive y parvenir par d’étonnants chemin de traverse. Cela passera aussi par inviter ce monde extérieur au sein du foyer, Ken Scott brassant une chaleureuse chronique par laquelle Roland s’éduque intellectuellement et émotionnellement aux sons des chansons de Sylvie Vartan. Le réalisateur nous immerge au sein des bonheurs et des heurts de cette famille d’immigrés juifs tunisiens, et cette enfance hors-normes de Roland Perez est un vecteur par lequel évoquer l’intégration, la solidarité, mais parfois aussi la stigmatisation d’une communauté.

La première partie, pleine d’allant, d’énergie et d’inventivité célèbre la hargne d’une mère à offrir le destin qu’il mérite à un fils parti du mauvais pied, si l’on ose dire. La narration alerte, les ellipses inventives et la voix-off tendre et distanciée participent à cette réussite. La seconde partie pèche davantage justement sur cette narration elliptique distendant un peu trop les années et évènements, mais est rattrapée par une émotion plus profonde. Le volontarisme d’Esther pour Roland si bénéfique durant l’enfance devient un fardeau envahissant à l’âge adulte, d’abord source d’humour tendre puis de conflits. 

C’est justement par l’arrivée de la bienfaitrice extérieure dans l’intime, Sylvie Vartan (dans son propre rôle) que les tensions naissent pour un Roland n’étant jamais tout à fait sorti de sa peau de petit garçon complexé. C’est l’occasion de découvrir un Jonathan Cohen dans un registre plus vulnérable et dramatique, tandis que Leïla Bekhti impressionne et émeut par sa douceur et son énergie, faisant montre d’une vraie finesse sans tomber dans les clichés de la « mère juive ». Il en reste en définitive une jolie comédie et un touchant portrait maternel. 

Sorti en bluray chez Gaumont 

mercredi 16 juillet 2025

Lost and Found - Tiān Yá Hǎi Jiǎo, Lee Chi-Ngai (1996)


 Kelly est la fille d’un riche magnat de l’industrie navale. Elle mène une vite parfaite jusqu’au diagnostic d’une leucémie. Alors que les médicaments nuisent à sa santé, elle choisit d’abandonner le traitement et de se concentrer sur les derniers mois de sa vie. Une rencontre fortuite la met en contact avec un jeune homme excentrique spécialisé dans la recherche d’objets disparus. Elle lui demande alors de retrouver un marin qui travaillait pour son père, et qui lui avait parlé d’une île d’une immense beauté, au large des côtes écossaises.

Lost and Found est une jolie comédie romantique dont la mélancolie, la naïveté, le casting (Takeshi Kaneshiro) et certains leitmotivs narratifs (la voix-off existentielle) lui valut à sa sortie de forte comparaison avec Wong Kar Wai et plus particulièrement son célèbre Chungking Express. Le récit nous place dans une sorte de faux triangle amoureux au centre duquel l'on va suivre la jeune Lam (Kelly Chen). Fille de bonne famille délaissée par son père, son monde s'écroule lorsqu'elle apprend être atteinte d'une leucémie mortelle. L'horizon lui apparaît désormais bien sombre, jusqu'à la rencontre avec Ted (Michael) marin métissé hongkongais et écossais dont le charme et la nature rêveuse dans la description de ses terres britanniques d'origines fascinent la jeune femme. La romance prend progressivement forme, avant que Ted disparaisse mystérieusement de la circulation. Dès lors une autre figure masculine hors-normes entre en scène, l'imprévisible Mr Worm (Takeshi Kaneshiro), spécialiste dans pour retrouver les objets et les personnes disparues.

La première partie fonctionne sur une narration déconstruite rappelant justement Wong Kar Wai, et même la dualité entre Lam rêvant d'un ailleurs écossais à travers cet homme idéal et une réalité hongkongaise au premier abord plus terne rappelle Chungking Express. Le réalisateur Lee Chi-Ngai développe cependant une identité propre à son film, notamment à travers le personnage de Takeshi Kaneshiro. Si Ted représente la promesse d'un ailleurs (notamment avec un Michael Wong qui comme à son habitude joue essentiellement en anglais) idéalisé, Mr Worm se propose de réenchanter le quotidien par ce curieux métier de retrouveur d'objets perdus. 

On comprend peu à peu que ce sacerdoce repose aussi sur la volonté de ramener aussi les âmes perdues, grâce à la galerie d'excentriques composant ses employés. La fameuse compagnie "Lost and Found" fait presque office d'île des enfants perdus dont M Worn serait le Peter Pan. Circonspecte au moment de réclamer ses services, Lam tombe peu à peu sous le charme de la résilience et candeur de Mr Worm, jusqu'à intégrer le personnel après qu'un rebondissement semble avoir résolu sa quête.

Une émotion naïve et sincère imprègne le film à travers les différentes quêtes d'objets de la compagnie, la valeur étant moins importante que ce qu'il représente et des espoirs qu'on laisse repose sur lui. La demande d'une fillette dont la maman est mourante va ainsi mobiliser des efforts considérables que Lee Chi-Ngai filme avec une poésie rare. Ce côté enchanteur magnifie les espaces urbains hongkongais ordinaires, porté par une superbe photo de Bill Wong. 

L'épilogue en Ecosse ajoute encore de la majesté formelle par les superbes paysages capturés, et questionne ainsi entre l'attrait du rêve et la vraie sérénité représentée par le quotidien. Le réalisateur met en valeur le charme et la photogénie de son couple, et use d'ailleurs de leur activité annexe de stars de la cantopop durant une séquence musicale. Tout en cédant avec un certain brio à certains poncifs de la comédie romantique, Lost and Found atteint une profondeur inattendue par la vraie mélancolie de sa conclusion voyant le mal de Lam la rattraper. 

Sorti en bluray français chez Spectrum 

 

lundi 14 juillet 2025

La Sorcière sanglante - I Lunghi capelli della morte, Antonio Marghereti (1964)

 Au XVIe siècle, Adèle Karnstein est condamnée au bûcher, accusée d’avoir tué le comte Franz. Sa fille aînée, Helen, tente de la sauver en accordant ses faveurs au comte Humboldt, en vain. Avant de mourir, devant les yeux de sa plus jeune fille, Elizabeth, Adèle lance une terrible malédiction.

La Sorcière sanglante est une des plus belles réussites du cinéma gothique italien des années 60, et un des sommets d’Antonio Margheriti. Comme bien d’autres stakhanoviste du cinéma d’exploitation italien, Margheriti a œuvré dans tous les genres au gré de leur popularité auprès du public local, mais va réellement trouver l’écrin idéal à son talent dans le cinéma gothique. L’impact sera tel que nombre de ses œuvres hors de ce corpus en seront marquées formellement comme sur le western Avec Django, la mort est là (1968). La Sorcière sanglante est le troisième volet d’une trilogie gothique informelle du réalisateur venant après La Vierge de Nuremberg (1963) et Danse macabre (1964), ce dernier ayant déjà la grande Barbara Steele en tête d’affiche.

La Sorcière sanglante reprend nombre d’éléments thématiques et narratifs de ces précédents films, ainsi que de certains archétypes du gothique italien installés avec le succès des fondateurs Les Vampires de Riccardo Freda (1957) et surtout Le Masque du démon de Mario Bava (1960), mais aussi par la présence au scénario de Ernesto Gastaldi – à l’œuvre sur des classiques comme Le Corps et le fouet de Mario Bava (1963) ou L’Effroyable Secret du docteur Hichcock de Riccardo Freda (1962). Il semble néanmoins qu’en dépit d’éléments très codifiés, Margheriti ait souhaité faire un léger pas de côté, procéder différemment de ses essais antérieurs. Ainsi la scène d’ouverture s’ouvre sur l’exécution inquisitrice d’une sorcière dont la malédiction va poursuivre ses assassins. Cependant, Adèle Karnstein (Halina Zalewska) la triste victime, s’avère innocente et meurt atrocement sous les yeux de sa fille cadette Lisabeth. 

Margheriti entremêle Eros et Thanatos par un montage alterné magistrale durant lequel les cris de souffrance et la chair calcinée d’Adèle s’entremêle aux gémissements étouffés de Mary (Barbara Steele), sa fille aîné cédant au désir du Comte Humboldt (Giuliano Raffaelli) pour qu’il accorde la grâce à sa mère. Les chairs subissent l’assaut des flammes et la souillure du violeur auprès de deux générations de femmes, schéma amené à se reproduire de manière plus « officielle » plus tard par le mariage forcé de Lisabeth adulte (Halina Zalewska dans un double rôle) avec Kurt (George Ardisson), le fils du comte à l’origine de tous les drames. Margheriti poursuit son entreprise ambiguë en filmant avec une véritable sensualité ce qui est un viol conjugal, et en laissant entendre qu’Elisabeth en a ressenti un plaisir coupable.

Cette dualité va se poursuivre ensuite sur plusieurs pans du film. Ce dernier est d’un côté un récit explicitement fantastique, et de l’autre travaille davantage une dimension psychanalytique par laquelle les éléments supposés surnaturels pourraient tout à fait être issus de la peur et culpabilité de Kurt face à ses actes. Les passages secrets, alcôves poussiéreuses, apparaissent alors autant comme des gimmicks gothiques que les méandres d’un esprit anxieux et torturé. Pendant longtemps le rôle de fille ressuscitée et séduite de Barbara Steele semble de trop, comme un élément de trop simplement présent pour s’assurer la présence de la star du genre. En effet la scène d’ouverture suggère que le scénario va reproduire le schéma de La Masque du démon, mais Margheriti parvient à un résultat plus iconoclaste. Le film est un grande partie un drame historique lorgnant davantage sur Le Château des amants maudits de Riccardo Freda (1956), notamment en tenant compte de l’opposition entre le peuple et la noblesse durant l’épidémie de peste. La revanche des opprimés, et plus particulièrement des femmes, se fait en punissant les nobles à travers leurs vices.

Le personnage de Barbara Steele personnifie cette intention, dès une apparition iconique en diable lorsqu’elle pétrifie par sa seule présence le comte à sa vue. Le vieillard connaît une mort foudroyante, quand la vengeance envers son fils sera bien plus sordide. Un des marqueurs les plus forts de Margheriti dans ses films gothiques repose sur un goût pour la putréfaction, un attrait pour les chairs à vifs et malmenées. On est frappé par le sens du détail morbide lors de la scène du bûcher, plus tard durant la résurrection de Mary dont on observe les moindres détails organiques. Ce sens du macabre joue également sur les deux tableaux, l’aspect psychanalytique s’affirmant lorsque le comte croit voir le cadavre décrépi de son frère respirer alors qu’il s’agit simplement de rats traversant ses entrailles. Au contraire la fin du film en révélant la vraie nature de Mary expose un vrai cadavre « zombiesque » qui nous scrute bel et bien, et reprend à rebours le motif initial d’Eros et Thanatos pour susciter un dégoût vengeur faisant glisser Kurt dans la folie.

L’approche cérébrale et relativement « réaliste » se superpose au pur fantastique par cette cohérence thématique, ces personnages troubles, et le charisme d’une Barbara Steele qui a rarement dégagée une présence aussi menaçante et érotique. Alors qu’en cette année 1964, le western est sur le point de devenir le nouveau filon du cinéma d’exploitation italien, La Sorcière sanglante est un bel aboutissement du film gothique.

Sorti en bluray français chez Artus Films 

samedi 12 juillet 2025

L'Homme que j'ai tué - Broken Lullaby, Ernst Lubitsch (1932)

 1919. Paul, militaire français, est torturé par le remord d'avoir tué un jeune soldat allemand pendant la Grande Guerre. Il part à la recherche de la famille de ce dernier et prend peu à peu la place de celui qui a disparu en se faisant passer pour un camarade très proche du défunt...

L’Homme que j’ai tué apparaît comme un opus faisant la transition entre le Ernst Lubitsch du muet et le maître de la comédie tendre et caustique du parlant qu’il deviendra tout au long des années 30. Le film est en effet un mélodrame, genre plusieurs fois exploré durant sa période muette mais auquel il ne reviendra pratiquement plus (même si nombre de ses comédies se teintent aussi d’amertume et de désenchantement) par la suite. De plus l’intrigue se situe dans son Allemagne natale - au sein de laquelle il ne reviendra plus après un ultime séjour en 1933 -, ce qui ne sera plus le cas en dépit de certaines intrigues se déroulant en Europe (Ninotchka (1939), The Shop Around the corner (1940) et La Folle ingénue (1946) en tête) et tenant compte en sous-texte des évènements tragiques qui s’y déroulent alors.

L’Homme que j’ai tué est justement une œuvre en lien avec un traumatisme européen encore frais dans les esprits, celui de la Première Guerre Mondiale et de ses conséquences. Il s’agit de l’adaptation de l’hymne pacifiste qu’est la pièce éponyme de Maurice Rostand, qui connaîtra une seconde version plus récente et très touchante avec Frantz de François Ozon (2016). L’ensemble du récit apparaît comme une forme de hantise collective et intime à surmonter dans cet après-guerre où tous les protagonistes ont perdu quelque chose. Les premières scènes traduisent ce sentiment de mal collectif, en entremêlant par le son et l’image les images d’un présent en paix et les stigmates d’un passé récent meurtri. Les archives d’une parade militaire sont parasitées dans leurs cadrages par un plan filmé en plongée et à ras du sol dans lequel l’avancée de la marche s’observe par l’espace qu’offre à l’image la jambe amputée d’un spectateur. Les canons de la parade viennent parasiter l’espace sonores de soldats hospitalisés qui revivent ainsi, terrorisé, le traumatisme du champ de bataille. Le cheminement du collectif vers l’intime se fait via une scène de recueillement religieux où l’on passe de gradés dans une église à la silhouette solitaire de Paul Renard (Phillips Holmes), cherchant un impossible apaisement en ces lieux. Hanté par le soldat allemand qu’il a froidement tué dans les tranchées, Paul revoit les yeux du défunt en permanence.

La séquence en question est un saisissant flashback durant lequel Lubitsch travaille le mimétisme et une forme de transfert entre les deux individus. C’est cette facette qui l’intéresse davantage que de montre l’exécution, la séquence démarrant lorsque les deux se font face et que l’irréparable est déjà commis. Nous observons deux jeunes gens apeurés, las et confus, l’un au moment de rendre son dernier souffle, l’autre en état de sidération par l’acte qu’il vient de réaliser. Lubitsch déploie ce mimétisme par l’image, en créant la confusion quant à la main s’emparant de la biographie de Beethoven dans la boue des tranchées. Un lien que nous ne connaissons pas encore se fait alors puisque Paul comme sa victime sont musiciens, et la pureté du défunt se confond avec la souillure et la meurtrissure du vivant puisque la main ensanglantée du vivant se superpose à cette nette du soldat allemand. L’intime du disparu se révèle avec le contenu du livre, dans lequel se trouve l’ultime lettre adressé à sa fiancée en Allemagne.

Pour exorciser ce souvenir et surmonter sa culpabilité, Paul va donc décider de rendre visité à la famille de Walter Hoderlin, « l’homme qu’il a tué ». Lubitsch capture le climat de deuil et de profond ressentiment de cette Allemagne d’après-guerre où l’on cultive la haine du français dès le plus jeune âge. La maisonnée éteinte de la famille Hoderlin se partage entre les incursions du père (Lionel Barrymore) dans la chambre de son fils maintenue intacte, et les visites de la mère (Louise Carter) sur sa tombe, tandis que la vie de sa fiancée Elsa (Nancy Carroll) est comme restée en suspens depuis sa terrible perte. L’arrivée de Paul est une sorte de retour du fils prodigue, par procuration. En retrouvant joie et chaleur à la vue de ce jeune homme, les Hoderlin surmontent la peine et la haine que leurs compatriotes ont fait muter en haine envers « l’autre », ici le français, plus tard le juif puisque Hitler sera démocratiquement élu un an après la sortie du film.

Lubitsch capture donc un certain virage que prend alors l’Allemagne, de manière sous-jacente et moins frontale que ne fera plus tard un Frank Borzage. Ce qui intéresse le réalisateur, c’est de faire de cette hantise intime un motif de réunion, d’amour et de rassemblement. Il inscrit le leitmotiv du quiproquo, si cher à lui dans ses comédies, au sein d’un magnifique mélodrame. Il entremêle brillamment son sens caustique au regard pesant des locaux voyant ce français déambuler dans leurs rues, construisant par les dialogues piquants ou de purs motifs formels ce climat délétère. La renaissance se fait en trois temps. Le jeu hébété et raide de Philip Holmes est celui d’un homme qui a vu la mort et l’a infligé, la démarche traînante de Lionel Barrymore est celle d’un vieillard dont la vie s’est arrêtée lorsqu’il a compris que son fils ne reviendrait plus, et la féminité éteinte de Nancy Caroll exprime le sentiment de celle qui ne veut plus, ne peut plus aimer un homme.

Cette hantise du disparu les réunis pour des raisons différentes et provoque des attitudes contrastées pour chacun d’eux, mais en définitive c’est là, malgré le mensonge, le chemin pour reprendre goût à la vie. C’est particulièrement vrai durant la poignante scène où Lionel Barrymore déclame la réalité cruelle de la guerre, par laquelle la haine ne doit pas s’exercer sur l’autre camp, mais sur un système ayant envoyé des jeunes gens à la mort par le consentement commun des puissants et de la population. La belle conclusion achève cette réunion et superposition lorsque Paul, gardant cadenassé son propre violon, rejoue de l’instrument en se voyant offrir celui de Walter. La famille recomposée semble nous emmener vers des lendemains plus pacifistes et chaleureux, ce que la triste réalité contredira par la suite en Allemagne. 

Sorti en bluray français chez Elephant 

mercredi 9 juillet 2025

My Father’s Son - Bi ru fu zi, Qiu Sheng (2025)

Qiao, 18 ans, vient de terminer ses examens d’entrée à l’université́ lorsqu’il apprend la mort de son père, un homme brutal et secret, qui lui a légué́ sa passion pour la boxe. Des années plus tard, devenu ingénieur, Qiao développe un logiciel d’entrainement de boxe utilisant l’intelligence artificielle. Il modélise un adversaire virtuel reprenant les traits de son père, qui bientôt lui échappe...

Parallèlement à la préoccupation légitime quant à l’émergence de l’intelligence artificielle et de la place grandissante qu’elle prend dans nos vies, récemment nombre de fictions sont allées à rebours de l’habituel constat alarmiste. Certes un Terminator 2 (James Cameron, 1991), la saga Matrix, et du côté de la japanimation les Ghost in the Shell de Mamoru Oshii ont montré la voie, mais il s’inscrivait dans un registre de science-fiction et d’action. Récemment The Creator de Gareth Edwards (2023) renouait certes avec la fresque SF, mais convoquait le mysticisme et l’imagerie bouddhique (élément thématique en germe aussi dans Matrix et Ghost in the Shell) pour exprimer l’âme et la croyance animant les intelligences artificielles, désormais être plus sensible que l’humain. 

C’était un pas pour échapper à l’opposition et l’inversion entre humain et IA (ambiguïté que capture d’ailleurs formidablement AI de Steven Spielberg (2001)), cette dernière s’inscrivant désormais dans le quotidien dans des mélodrames contemporains n’ayant plus recours à la veine plus pyrotechniques de la SF. Her de Spike Jonze (2013) invite à une romance homme/IA inattendue, le magnifique After Yang de Kogonoda (2021) dépeignait un véritable drame du deuil après la disparition d’une IA baby-sitter devenue un membre de la famille à part entière.

C’est sur ce dernier que semble lorgner Qiu Sheng avec son second long-métrage My Father’s Son. Le réalisateur s’y inspire de son expérience personnelle du deuil avec le traumatisant souvenir des funérailles son père. Prévenu au dernier moment de la disparition de ce dernier pour ne pas perturber sa période d’examens, il se retrouva dans la même position que le héros du film à devoir lire un discours devant une assemblée. Qiu Sheng confronte ainsi le héros adolescent Qiao (à la mort de son père dans un présent où il ne le reverra plus, coincés dans des non-dits qu’ils ne surmonteront plus jamais. 

Une narration en flashback nous ramène vers le passé et l’enfance difficile face à ce père rugueux et brutal, uniquement capable d’exprimer ses sentiments et faire acte de transmission envers son fils par l’apprentissage de la boxe. Le présent et le passé installent une impasse irréversible dans cette relation père/fils que le futur va transcender de façon surprenante. Désormais adulte, scientifique et sur le point de lui-même devenir père, Qiao ressuscite involontairement le sien par les caractéristiques dont il dote l’avatar d’une expérience VR.

Les préceptes qu’il était trop jeune pour comprendre enfant, et les cérémonials traditionnels incapables de l’accompagner dans son chagrin, tout cela est balayé dans l’intimisme cyberpunk voyant Qiao enfin faire face à son père via la VR. Le monde virtuel devient espace de confession dans un mouvement contraire aux titres évoqués plus haut, dans lesquels les éléments SF étaient les vecteurs vers l’introspection. Cette fois le drame personnel va chercher sa résolution dans la technologie.. Qiu Feng bouscule les dogmes et schémas établis dans ce drame poignant ne voyant plus la technologie comme un frein, mais une passerelle inédite apte à guérir nos maux intimes. 

En salle le 23 juillet 

lundi 7 juillet 2025

Twisted Nerve - Roy Boulting (1968)

 Martin est un jeune homme dérangé. Avec une mère qui tient absolument à continuer à le traiter comme un enfant, un beau-père qui ne le supporte pas, et un frère trisomique placé dans une institution, rien d'étonnant à ce que Martin ait trouvé refuge dans une double personnalité... celle du petit Georgie âgé de six ans ? C'est Georgie qui se lie d'amitié avec Susan Harper, mais cette amitié tourne bien vite à l'obsession et, quand Susan commence à prendre ses distances, Georgie perd les pédales...

Twisted Nerve est un thriller anglais dont les œuvres et auteurs qu’elle a influencés ont assez injustement mieux passé la postérité. Peu de temps après sa sortie, Le Chat à neuves queues de Dario Argento (1971) semble s’être inspiré dans un de ses rebondissements d’un des éléments les plus controversé du film de Roy Boulting, tournant autour des chromosomes et de la trisomie 21. Quant à Quentin Tarantino, son art du mash-up fait sien le mémorable thème sifflé de Bernard Herrmann pour installer la tension dans KillBill Volume 1 (2003).

Le film offre une intéressante continuité thématique à ses différents participants. Le scénariste Leo Marks revisite ainsi la figure du psychopathe après le mémorable Le Voyeur de Michael Powell, ajoutant aux prémices de l’enfance meurtrie et de l’artiste démiurge criminel cette dimension « scientifique » pour expliquer les méfaits de Martin/Georgie (Hywel Bennett). Roy Boulting avait produit Le Gang des tueurs réalisé par son frère John dans lequel, sans forcément parler de psychopathie, la figure d’une jeunesse corrompue et maléfique apparaissait déjà sous les traits de Richard Attenborough. Justement, l’innocence bafouée et le mal se dissimulant sous la candeur est un des aspects les plus captivants du film à travers ses deux interprètes principaux. En 1966, Roy Boulting signe avec The Family Way un magnifique mélodrame réunissant déjà Hayley Mills et Hywel Bennett. 

Tous deux y jouent des jeunes mariés empêchés de consommer leurs nuits de noces, incident qui tout au long du récit les figent dans l’enfance, et empêche en quelque sorte leur passage à l’âge adulte d’autant que faute de moyens ils sont encore installés chez leurs parents. Le film remporte un immense succès et suscite la controverse en coulisse car il marque la romance puis le mariage entre Hayley Mills et Roy Boulting, de plus de 30 ans son aîné. Hayley Mills, star juvénile des productions Disney y trouvait là un de ses premiers rôles de femmes adultes. Le pas franchi à l’écran par son personnage est en somme la conjugaison de celui qu’elle opère dans sa vie et change son image auprès des spectateurs britanniques. L’idéal de jeunesse pure et innocente que représente le couple qu’elle forme à l’écran avec Hywel Bennett dans The Family Way n’aura ainsi de cesse d’être plusieurs fois revisité sous un jour plus sombre dans deux autres productions, Twisted Nerve donc, mais aussi Endless Night de Sidney Gilliat (1972).

Dans Twisted Nerve, cette figure de l’adulte/enfant est donc représenté de différente façon par Hywel Bennett et Hayley Mills. Martin (Hywel Bennett) est en quelque sorte l’enfant trop choyé, couvé et étouffé venant juste après la perte douloureuse d’un premier-né. La différence est que cet aîné est pourtant bien vivant, mais séparé de sa famille et placé en institution à cause de sa trisomie. Le scénario explique, maladroitement lorsqu’il convoque la génétique (ce qui provoquera des controverses à la sortie et nécessitera une justification en voix-off durant l’introduction) et brillamment quand il introduit ce contexte familial, les raisons des élans meurtriers de Martin. Il est à la fois hanté par ce frère rejeté, et par une mère dont l’amour maladif dissimule l’angoisse constante qu’il soit lui aussi « handicapé » par les mêmes troubles mentaux – ce qui en conséquence lui placera des œillères face à ses comportements erratiques qu’elle lui pardonne constamment. Martin, sournois à l’intérieur, provoque à l’extérieur la bienveillance « maternelle » des femmes qu’il croise. Si ce bon vieux complexe d’Œdipe l’empêche de consommer avec sa mère et lui fait rejeter son beau-père, la gentillesse de Susan (Hayley Mills) lui permet d’invoquer la quête de protection de l’enfant en se faisant passer pour un attarder, tout en ayant pour elle un désir masculin bien adulte.

Le jeu de manipulation par lequel il s’immisce dans son quotidien est d’autant plus réussi que Susan traverse en parallèle une crise pas si éloignée. Elle rejette aussi la possibilité de la libido encore active de sa mère en rabrouant un de ses locataires (Barry Foster futur étrangleur du Frenzy d’Alfred Hitchcock (1972)) et possible amants, tout en ce montrant fuyante avec les jeunes hommes qui la courtisent et la désirent. La présence masculine mais l’esprit supposé d’enfant de Martin sont donc rassurants pour Susan, facilitant une promiscuité sans danger. Il est d’ailleurs assez fascinant que le devenir femme d’Hayley Mills et plus particulièrement la perte de sa virginité (car c’est aussi ce que l’on suppose dans Twisted Nerve) ait pu occuper une place aussi centrale dans les intrigues de ses films, puisque c’est l’enjeu principal de la comédie Take a girl like you de Jonathan Miller (1969). Susan et Martin forment les deux revers d’une même pièce, un cadre familial bancal ayant provoqué une fuite et rejet du sexe pour Susan (dont on apprendra que le père a prématurément quitté le foyer), et son attrait le plus névrotique et inquiétant chez Martin.

Roy Boulting illustre son propos par des situations équivoques qui conservent encore aujourd’hui leur caractère provocateur. La mère de Susan (Billie Whitelaw qui n’avait que 14 ans de plus que sa « fille » à l’écran) a ainsi des attentions maternelles envers Martin, partageant son lit avec « l’enfant » après un cauchemar tout en jetant un regard concupiscent sur le torse nu t ferme du jeune homme adulte. A l’inverse la camaraderie infantile entre Susan et Martin durant une scène de pique-nique distille son trouble érotique avec davantage d’ambiguïté, Hayley Mills exprimant brillamment le contraste de ses émotions entre attirance, rejet du sexe et choc de voir que le petit frère à protéger est en fait un homme qui la désire et veut la posséder comme les autres.

Malgré la vraie nature de thriller du film, les meurtres ne sont finalement pas si nombreux (mais les deux seuls du récit débouchent sur de vraies scènes-chocs très giallesque) et repose sur une atmosphère malaisante et brillamment mise en scène par Roy Boulting, notamment un climax mémorable. Le cinéaste fait montre d’une vigueur et d’une inventivité assez remarquable sur ce film de fin de carrière, qui est aussi un de ses plus marquants. 

Sorti en bluray français chez Studiocanal 

jeudi 3 juillet 2025

Quatre Nuits d'un rêveur - Robert Bresson (1971)

 Une nuit, à Paris, Jacques sauve Marthe d'un saut tragique du Pont-Neuf. Alors qu'ils se livrent l'un à l'autre, ils décident de se revoir. Durant quatre soirées, Jacques réalise qu'il tombe profondément amoureux. Mais qu'en est-il des sentiments de Marthe à l'égard de Jacques ?

 Quatre nuits d’un rêveur est la seconde adaptation consécutive de Robert Bresson d’un texte de Dostoïevski après Une Femme douce (1969), d’après la nouvelle Douce. Il transpose cette fois la nouvelle Les Nuits blanches. Cette dernière a connu au moins deux autres adaptations cinématographiques avec Nuits Blanches de Luchino Visconti (1957) et bien plus tard Two Lovers de James Gray (2007). Le texte se prête particulièrement à un développement thématique et esthétique très personnel pour les cinéastes, le sens de l’atmosphère de la version de Visconti, ainsi que les réflexions sociales de celle de Gray ayant durablement marqué les esprits.

La nouvelle apporte à Bresson un certain souffle romanesque atténuant son rigorisme et son austérité, même s’il ne se déleste pas de ses principes comme celui de faire jouer des comédiens non professionnels. D’un autre côté, Bresson irrigue le texte d’une intériorité plus prononcée pour les deux protagonistes, tout en renonçant à certains choix narratifs comme le récit narré à la première personne. Le langage relativement soutenu tenu durant les échanges entre Jacques (Guillaume des Forêts) et Marthe (Isabelle Weingarten) amène un décalage intéressant avec l’arrière-plan d’un Paris marqué par son atmosphère à la fois moderne (la bande-son folk, les musiciens brésiliens hippie) et féérique durant les séquences nocturnes sur le Pont-Neuf. C’est le cadre de la rencontre de deux solitudes bien différentes. Jacques est une âme rêveuse, flottante et solitaire ne s’accrochant réellement à rien ni à personne, l’interaction avec Marthe se faisant en voulant empêcher cette dernière de se suicider. Marthe est au contraire une personnalité obsessionnelle et accrochée maladivement à son objectif, retrouver un amour perdu.

Bresson ajoute à la nouvelle deux apartés de confidence s’attardant sur la vie intime des deux personnages en dehors de leurs rencontres nocturnes. Cette invention est des plus passionnante pour Jacques. Ce côté rêveur et glissant s’exprime par sa manière de soudainement être attiré par une ou plutôt justement des jeunes femmes qui lui plaisent dans la rue, mais jamais suffisamment pour accompagner les quelques pas ou les regards insistants envers elles d’une vraie tentative de séduction. Il n’est pas question de timidité, mais d’une attention et d’un sentiment pas assez fort pour être suivi d’une action, du moins dans la réalité. La belle rencontre et les instants romantiques, Jacques préfère les rêver à voix haute dans le micro de son magnétophone et se repasser les bandes en boucle en laissant voguer son imagination. Formellement, Bresson traduit cela en réduisant les jeunes femmes à des silhouettes, des visages furtifs entrant et sortant du cadre mais ne s’incarnant jamais pleinement à l’image. C’est durant la nuit, espace pourtant plus propice au rêve que Jacques va faire sa rencontre la plus concrète.

Les environnements amples (rues parisiennes, campagne) et la fibre artistique Jacques se conjuguaient à ce caractère rêveur traversant la vie sans la ressentir. Au contraire l’aparté sur Marthe se restreint à la promiscuité de l’appartement qu’elle partage avec sa mère, et c’est la vie extérieure qui s’y invite à son cœur défendant avec l’arrivée d’un jeune et beau colocataire (Jean-Maurice Monnoyer). Marthe feint le rejet du nouveau venu mais c’est tout un monde et des émotions inconnues qui s’invitent avec lui, amenant la jeune femme à s’offrir puis se sacrifier à une longue attente après son départ. Quand l’invitation explicite aux tentations sensuelles de l’extérieur laissaient Jacques de marbre, l’épure austère des intérieurs introduit un vrai trouble sexuel chez Marthe et permet à Bresson de déployer des séquences d’un superbe érotisme feutré.

C’est l’image que cherchent à se renvoyer mutuellement Jacques et Marthe à travers leurs confessions, le rêveur et l’amoureuse éperdue. Pourtant le rapprochement s’effectuant entre eux contredit progressivement cette posture. En marquant un temps d’arrêt dans ses errances mentales et géographiques, Jacques connaît malgré lui le sentiment amoureux pour celle qui en attend un autre. En arrêtant un instant ses pensées en dehors de celui qui semble l’avoir oublié, Marthe entrevoit une autre forme d’amour plus complémentaire et réciproque. Mais cette romance ne fonctionne jamais mieux que dans une forme de non-dit et de mystère, et c’est précisément quand tout devient trop explicite, quand le rapprochement se fait plus concret, que l’édifice fragile risque le plus de se dérober – aspect subtilement entretenu par Bresson lorsque Jacques se met à reproduire machinalement la gestuelle des amoureux qu’il a observé dans le parc.

Paradoxalement, le terrible rebondissement final est moins déchirant que chez Visconti ou Gray. Bresson offre à son héros un refuge dans le retour à la rêverie et à de fantasmatiques retrouvailles, mais aussi une leçon par cette apprentissage douloureux et bien réel d’un amour contrarié. Le tout fonctionne dans une parfaite harmonie entre romanesque classique et une profonde modernité grâce à l’inventivité de Bresson, telle ce » Marthe Marthe » martelé intérieurement par Jacques une fois que cette dernière envahit ses pensées. Une des œuvres les plus passionnantes et accessibles du réalisateur. 

Sorti en bluray français chez Potemkine 

mardi 1 juillet 2025

À l'est de Shanghai - Rich and Strange, Alfred Hitchcock (1931)

Grâce à un héritage, Fred embarque, en compagnie de son épouse Emily, pour une croisière autour du monde. Sur le bateau, chacun fait des rencontres, et le jeune couple ne tarde pas à se déchirer...

À l'est de Shanghai s’inscrit dans la période de léger déclassement que vit Alfred Hitchcock au sein de la British International Pictures. Après avoir été accueilli triomphalement au sein du studio et l’avoir assez vite marqué de succès critique et commerciaux, Hitchcock est à plusieurs reprises affecté à des projets qui ne l’intéresse guère. La British International Pictures a ainsi pris le virage des « quotas quickie », ces compléments de programme anglais à faible budget et à l’ambition plus limitées. Hitchcock se trouve engoncé dans des adaptations éloignées de sa sensibilité mais parvient néanmoins à y poser sa patte comme avec ce À l'est de Shanghai, d’après un roman de Dale Collins.

Le film amorce tout un corpus du réalisateur autour d’une observation et d’un questionnement sur les fondations du couple, et de l’institution du mariage. Hitchcock s’y engouffrera dans une veine hantée sur Rebecca (1940), piquante dans Mr and Mrs. Smith (1941), romanesque avec Les Amants du Capricorne (1949), ou encore torturée et psychanalytique dans Pas de Printemps pour Marnie (1964). Presque toutes ces approches se trouve déjà en germe dans À l'est de Shanghai. Le réalisateur capture l’insatisfaction et l’ennui ordinaire du couple formé par Fred (Henry Kendall) et Emely (Joan Barry). Pour Fred c’est un ennui explicitement ressenti à travers la monotonie harassante de la vie moderne capturée par Hitchcock dans l’urgence et la cohue du métro après les journées de travail. Emely le vit de manière plus implicite dans l’absence de dialogue et la présence taciturne de son époux lorsqu’il rentre toujours plus aigri et frustré au domicile conjugal. Une manne financière inattendue va leur permettre d’amener un certain piquant à leur vie durant un voyage à travers le monde, mais les racines différentes de leur insatisfaction commune vont peu à peu distendre leur couple.

S’inspirant en partie de son couple avec Alma Reville (comme toujours collaborant au scénario), Hitchcock fait de Fred et Emely deux innocents lancés émerveillés et vulnérables aux différentes tentations du monde moderne. La première partie est une longue suite d’épisodes – laissant encore ressentir l’influence du muet par ses intertitres - où ils expérimentent lieux et mœurs inattendus, notamment en Europe et à Paris, avant que le voyage ne prenne un tour plus exotique et se fige sur un yacht de croisière. Là les tentations vont s’incarner dans ce qui leur manque le plus au sein de leur mariage. 

La brillance et la pure aventure fougueuse jette Fred dans les bras d’une supposée princesse (Betty Amann), tandis que le besoin de simplicité et d’attention d’Emely l’attire vers le bienveillant et attentionné Gordon (Percy Marmont). L’émotion et l’empathie va bien plus aisément vers la romance dessinée tout en délicatesse entre Emely et Gordon, alors que la superficialité domine la relation de Fred et la princesse. L’interprétation tout en nuance de Joan Barry joue beaucoup face à un Henry Kendall bien plus antipathique, mais la caractérisation subtile aura pris le temps de développer les travers des deux protagonistes. Ainsi l’égoïsme détestable de Fred est une réaction à la dévotion d’Emely qui n’attend de la vie rien de plus que sa présence, quand lui rêve grand et beau au risque de se perdre. Les scènes « d’adultère » feutrée, maladroite d’Emely et Gordon trouve donc un pendant plus stylisé et luxuriant, mais faux, avec Fred et la princesse notamment le montage alterné durant une scène de bal costumé.

Hitchcock oppose et entrecroise constamment grandiloquence et modestie, clinquant et épure dans le parcours des deux personnages. On trouve ici l’amorce d’une stylisation qui marquera ses meilleurs thrillers, mais au service d’un drame usant d’un arrière-plan plus grand que nature pour évoquer de purs questionnements intimes. L’amorce de réconciliation se fera d’ailleurs dans un habile entre-deux, le gigantisme d’un décor à la dérive (ou plutôt en plein naufrage) les ramenant à une solitude, une tête à tête permettant d’exposer les non-dits. Même si la rédemption de Fred ne sera sans doute pas suffisante pour un spectateur contemporain, le choix de la réconciliation est suffisamment bien construit narrativement et formellement pour fonctionner de manière convaincante. Hitchcock bien que satisfait du film attribuera l’échec du film au manque de charisme des acteurs, ce qui amènera la correction des couples de stars présents dans ses autres films « conjugaux », notamment Mr and Mrs. Smith porté par Carole Lombard et Robert Montgomery. C’est pourtant sa facture retenue qui fait tout le prix de cet opus très attachant et méconnu.

Sorti en bluray français chez Carlotta