Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram
En 1963, Esther met au monde Roland, petit dernier d’une
famille nombreuse. Roland naît avec un pied-bot qui l’empêche de se tenir
debout. Contre l’avis de tous, elle promet à son fils qu’il marchera comme les
autres et qu’il aura une vie fabuleuse. Dès lors, Esther n’aura de cesse de
tout mettre en œuvre pour tenir cette promesse.
Ma Mère, Dieu et Sylvie Vartan est l’adaptation du
roman éponyme de Roland Perez, personnalité bien connue des médias à travers
son métier d’avocat l’ayant placé sous les radars de la télévision et de la
radio – notamment en tant que médiateur sur Europe 1. Le roman,
autobiographique, était une ode touchante à sa mère dont la volonté
inébranlable en fit l’homme qu’il est devenu. En effet, Roland Perez né avec le
handicap d’un pied bot voit sa mère viscéralement refuser l’avenir peu
reluisant qui en apparence s’offre à lui. La première partie du film, la plus
réussie, est une charmante capsule temporelle au cœur du début des années 60,
brassant l’intime et le collectif. La difficulté à se mouvoir isole Roland de
l’extérieur, un extérieur dans lequel Esther (Leïla Bekhti), va l’imposer à
force de volonté.
Ce sera d’abord en forçant la porte des médecins pour le
guérir et en définitive y parvenir par d’étonnants chemin de traverse. Cela
passera aussi par inviter ce monde extérieur au sein du foyer, Ken Scott
brassant une chaleureuse chronique par laquelle Roland s’éduque
intellectuellement et émotionnellement aux sons des chansons de Sylvie Vartan.
Le réalisateur nous immerge au sein des bonheurs et des heurts de cette famille
d’immigrés juifs tunisiens, et cette enfance hors-normes de Roland Perez est un
vecteur par lequel évoquer l’intégration, la solidarité, mais parfois aussi la
stigmatisation d’une communauté.
La première partie, pleine d’allant, d’énergie et
d’inventivité célèbre la hargne d’une mère à offrir le destin qu’il mérite à un
fils parti du mauvais pied, si l’on ose dire. La narration alerte, les ellipses
inventives et la voix-off tendre et distanciée participent à cette réussite. La
seconde partie pèche davantage justement sur cette narration elliptique
distendant un peu trop les années et évènements, mais est rattrapée par une
émotion plus profonde. Le volontarisme d’Esther pour Roland si bénéfique durant
l’enfance devient un fardeau envahissant à l’âge adulte, d’abord source
d’humour tendre puis de conflits.
C’est justement par l’arrivée de la
bienfaitrice extérieure dans l’intime, Sylvie Vartan (dans son propre rôle) que
les tensions naissent pour un Roland n’étant jamais tout à fait sorti de sa
peau de petit garçon complexé. C’est l’occasion de découvrir un Jonathan Cohen
dans un registre plus vulnérable et dramatique, tandis que Leïla Bekhti
impressionne et émeut par sa douceur et son énergie, faisant montre d’une vraie
finesse sans tomber dans les clichés de la « mère juive ». Il en
reste en définitive une jolie comédie et un touchant portrait maternel.
Kelly est la fille d’un riche magnat de
l’industrie navale. Elle mène une vite parfaite jusqu’au diagnostic
d’une leucémie. Alors que les médicaments nuisent à sa santé, elle
choisit d’abandonner le traitement et de se concentrer sur les derniers
mois de sa vie. Une rencontre fortuite la met en contact avec un jeune
homme excentrique spécialisé dans la recherche d’objets disparus. Elle
lui demande alors de retrouver un marin qui travaillait pour son père,
et qui lui avait parlé d’une île d’une immense beauté, au large des
côtes écossaises.
Lost and Found est une jolie comédie
romantique dont la mélancolie, la naïveté, le casting (Takeshi
Kaneshiro) et certains leitmotivs narratifs (la voix-off existentielle)
lui valut à sa sortie de forte comparaison avec Wong Kar Wai et plus
particulièrement son célèbre Chungking Express.
Le récit nous place dans une sorte de faux triangle amoureux au centre
duquel l'on va suivre la jeune Lam (Kelly Chen). Fille de bonne famille
délaissée par son père, son monde s'écroule lorsqu'elle apprend être
atteinte d'une leucémie mortelle. L'horizon lui apparaît désormais bien
sombre, jusqu'à la rencontre avec Ted (Michael) marin métissé
hongkongais et écossais dont le charme et la nature rêveuse dans la
description de ses terres britanniques d'origines fascinent la jeune
femme. La romance prend progressivement forme, avant que Ted disparaisse
mystérieusement de la circulation. Dès lors une autre figure masculine
hors-normes entre en scène, l'imprévisible Mr Worm (Takeshi Kaneshiro),
spécialiste dans pour retrouver les objets et les personnes disparues.
La première partie fonctionne sur une narration déconstruite rappelant
justement Wong Kar Wai, et même la dualité entre Lam rêvant d'un
ailleurs écossais à travers cet homme idéal et une réalité hongkongaise
au premier abord plus terne rappelle Chungking Express.
Le réalisateur Lee Chi-Ngai développe cependant une identité propre à
son film, notamment à travers le personnage de Takeshi Kaneshiro. Si Ted
représente la promesse d'un ailleurs (notamment avec un Michael Wong
qui comme à son habitude joue essentiellement en anglais) idéalisé, Mr
Worm se propose de réenchanter le quotidien par ce curieux métier de
retrouveur d'objets perdus.
On comprend peu à peu que ce sacerdoce
repose aussi sur la volonté de ramener aussi les âmes perdues, grâce à
la galerie d'excentriques composant ses employés. La fameuse compagnie
"Lost and Found" fait presque office d'île des enfants perdus dont M
Worn serait le Peter Pan. Circonspecte au moment de réclamer ses
services, Lam tombe peu à peu sous le charme de la résilience et candeur
de Mr Worm, jusqu'à intégrer le personnel après qu'un rebondissement
semble avoir résolu sa quête.
Une émotion naïve et sincère imprègne le film à travers les différentes
quêtes d'objets de la compagnie, la valeur étant moins importante que ce
qu'il représente et des espoirs qu'on laisse repose sur lui. La demande
d'une fillette dont la maman est mourante va ainsi mobiliser des
efforts considérables que Lee Chi-Ngai filme avec une poésie rare. Ce
côté enchanteur magnifie les espaces urbains hongkongais ordinaires,
porté par une superbe photo de Bill Wong.
L'épilogue en Ecosse ajoute
encore de la majesté formelle par les superbes paysages capturés, et
questionne ainsi entre l'attrait du rêve et la vraie sérénité
représentée par le quotidien. Le réalisateur met en valeur le charme et
la photogénie de son couple, et use d'ailleurs de leur activité annexe
de stars de la cantopop durant une séquence musicale. Tout en cédant
avec un certain brio à certains poncifs de la comédie romantique, Lost and Found atteint une profondeur inattendue par la vraie mélancolie de sa conclusion voyant le mal de Lam la rattraper.
Au XVIe siècle, Adèle Karnstein est condamnée au bûcher,
accusée d’avoir tué le comte Franz. Sa fille aînée, Helen, tente de la sauver
en accordant ses faveurs au comte Humboldt, en vain. Avant de mourir, devant
les yeux de sa plus jeune fille, Elizabeth, Adèle lance une terrible
malédiction.
La Sorcière sanglante est une des plus belles
réussites du cinéma gothique italien des années 60, et un des sommets d’Antonio
Margheriti. Comme bien d’autres stakhanoviste du cinéma d’exploitation italien,
Margheriti a œuvré dans tous les genres au gré de leur popularité auprès du
public local, mais va réellement trouver l’écrin idéal à son talent dans le
cinéma gothique. L’impact sera tel que nombre de ses œuvres hors de ce corpus
en seront marquées formellement comme sur le western Avec Django, la mort
est là (1968). La Sorcière sanglante est le troisième volet d’une
trilogie gothique informelle du réalisateur venant après La Vierge de
Nuremberg (1963) et Danse macabre (1964), ce dernier ayant déjà la
grande Barbara Steele en tête d’affiche.
La Sorcière sanglante reprend nombre d’éléments
thématiques et narratifs de ces précédents films, ainsi que de certains
archétypes du gothique italien installés avec le succès des fondateurs Les Vampires de Riccardo Freda (1957) et surtout Le Masque du démon de
Mario Bava (1960), mais aussi par la présence au scénario de Ernesto Gastaldi –
à l’œuvre sur des classiques comme Le Corps et le fouet de Mario Bava
(1963) ou L’Effroyable Secret du docteur Hichcock de Riccardo Freda
(1962). Il semble néanmoins qu’en dépit d’éléments très codifiés, Margheriti
ait souhaité faire un léger pas de côté, procéder différemment de ses essais
antérieurs. Ainsi la scène d’ouverture s’ouvre sur l’exécution inquisitrice d’une
sorcière dont la malédiction va poursuivre ses assassins. Cependant, Adèle
Karnstein (Halina Zalewska) la triste victime, s’avère innocente et meurt
atrocement sous les yeux de sa fille cadette Lisabeth.
Margheriti entremêle
Eros et Thanatos par un montage alterné magistrale durant lequel les cris de
souffrance et la chair calcinée d’Adèle s’entremêle aux gémissements étouffés
de Mary (Barbara Steele), sa fille aîné cédant au désir du Comte Humboldt (Giuliano
Raffaelli) pour qu’il accorde la grâce à sa mère. Les chairs subissent l’assaut
des flammes et la souillure du violeur auprès de deux générations de femmes,
schéma amené à se reproduire de manière plus « officielle » plus tard
par le mariage forcé de Lisabeth adulte (Halina Zalewska dans un double rôle)
avec Kurt (George Ardisson), le fils du comte à l’origine de tous les drames.
Margheriti poursuit son entreprise ambiguë en filmant avec une véritable
sensualité ce qui est un viol conjugal, et en laissant entendre qu’Elisabeth en
a ressenti un plaisir coupable.
Cette dualité va se poursuivre ensuite sur plusieurs pans du
film. Ce dernier est d’un côté un récit explicitement fantastique, et de l’autre
travaille davantage une dimension psychanalytique par laquelle les éléments
supposés surnaturels pourraient tout à fait être issus de la peur et
culpabilité de Kurt face à ses actes. Les passages secrets, alcôves poussiéreuses,
apparaissent alors autant comme des gimmicks gothiques que les méandres d’un
esprit anxieux et torturé. Pendant longtemps le rôle de fille ressuscitée et
séduite de Barbara Steele semble de trop, comme un élément de trop simplement
présent pour s’assurer la présence de la star du genre. En effet la scène d’ouverture
suggère que le scénario va reproduire le schéma de La Masque du démon,
mais Margheriti parvient à un résultat plus iconoclaste. Le film est un grande
partie un drame historique lorgnant davantage sur Le Château des amants maudits de Riccardo Freda (1956), notamment en tenant compte de l’opposition
entre le peuple et la noblesse durant l’épidémie de peste. La revanche des
opprimés, et plus particulièrement des femmes, se fait en punissant les nobles à
travers leurs vices.
Le personnage de Barbara Steele personnifie cette intention,
dès une apparition iconique en diable lorsqu’elle pétrifie par sa seule
présence le comte à sa vue. Le vieillard connaît une mort foudroyante, quand la
vengeance envers son fils sera bien plus sordide. Un des marqueurs les plus
forts de Margheriti dans ses films gothiques repose sur un goût pour la
putréfaction, un attrait pour les chairs à vifs et malmenées. On est frappé par
le sens du détail morbide lors de la scène du bûcher, plus tard durant la résurrection
de Mary dont on observe les moindres détails organiques. Ce sens du macabre
joue également sur les deux tableaux, l’aspect psychanalytique s’affirmant
lorsque le comte croit voir le cadavre décrépi de son frère respirer alors qu’il
s’agit simplement de rats traversant ses entrailles. Au contraire la fin du
film en révélant la vraie nature de Mary expose un vrai cadavre « zombiesque »
qui nous scrute bel et bien, et reprend à rebours le motif initial d’Eros et
Thanatos pour susciter un dégoût vengeur faisant glisser Kurt dans la folie.
L’approche cérébrale et relativement « réaliste » se
superpose au pur fantastique par cette cohérence thématique, ces personnages
troubles, et le charisme d’une Barbara Steele qui a rarement dégagée une
présence aussi menaçante et érotique. Alors qu’en cette année 1964, le western
est sur le point de devenir le nouveau filon du cinéma d’exploitation italien, La
Sorcière sanglante est un bel aboutissement du film gothique.
1919. Paul, militaire français, est torturé par le remord
d'avoir tué un jeune soldat allemand pendant la Grande Guerre. Il part à la
recherche de la famille de ce dernier et prend peu à peu la place de celui qui
a disparu en se faisant passer pour un camarade très proche du défunt...
L’Homme que j’ai tué apparaît comme un opus faisant
la transition entre le Ernst Lubitsch du muet et le maître de la comédie tendre
et caustique du parlant qu’il deviendra tout au long des années 30. Le film est
en effet un mélodrame, genre plusieurs fois exploré durant sa période muette
mais auquel il ne reviendra pratiquement plus (même si nombre de ses comédies
se teintent aussi d’amertume et de désenchantement) par la suite. De plus l’intrigue
se situe dans son Allemagne natale - au sein de laquelle il ne reviendra plus
après un ultime séjour en 1933 -, ce qui ne sera plus le cas en dépit de
certaines intrigues se déroulant en Europe (Ninotchka (1939), The
Shop Around the corner (1940) et La Folle ingénue (1946) en tête) et
tenant compte en sous-texte des évènements tragiques qui s’y déroulent alors.
L’Homme que j’ai tué est justement une œuvre en lien
avec un traumatisme européen encore frais dans les esprits, celui de la
Première Guerre Mondiale et de ses conséquences. Il s’agit de l’adaptation de l’hymne
pacifiste qu’est la pièce éponyme de Maurice Rostand, qui connaîtra une seconde
version plus récente et très touchante avec Frantz de François Ozon
(2016). L’ensemble du récit apparaît comme une forme de hantise collective et
intime à surmonter dans cet après-guerre où tous les protagonistes ont perdu
quelque chose. Les premières scènes traduisent ce sentiment de mal collectif,
en entremêlant par le son et l’image les images d’un présent en paix et les
stigmates d’un passé récent meurtri. Les archives d’une parade militaire sont
parasitées dans leurs cadrages par un plan filmé en plongée et à ras du sol dans
lequel l’avancée de la marche s’observe par l’espace qu’offre à l’image la
jambe amputée d’un spectateur. Les canons de la parade viennent parasiter l’espace
sonores de soldats hospitalisés qui revivent ainsi, terrorisé, le traumatisme du
champ de bataille. Le cheminement du collectif vers l’intime se fait via une
scène de recueillement religieux où l’on passe de gradés dans une église à la
silhouette solitaire de Paul Renard (Phillips Holmes), cherchant un impossible
apaisement en ces lieux. Hanté par le soldat allemand qu’il a froidement tué
dans les tranchées, Paul revoit les yeux du défunt en permanence.
La séquence en question est un saisissant flashback durant
lequel Lubitsch travaille le mimétisme et une forme de transfert entre les deux
individus. C’est cette facette qui l’intéresse davantage que de montre l’exécution,
la séquence démarrant lorsque les deux se font face et que l’irréparable est
déjà commis. Nous observons deux jeunes gens apeurés, las et confus, l’un au
moment de rendre son dernier souffle, l’autre en état de sidération par l’acte
qu’il vient de réaliser. Lubitsch déploie ce mimétisme par l’image, en créant
la confusion quant à la main s’emparant de la biographie de Beethoven dans la
boue des tranchées. Un lien que nous ne connaissons pas encore se fait alors
puisque Paul comme sa victime sont musiciens, et la pureté du défunt se confond
avec la souillure et la meurtrissure du vivant puisque la main ensanglantée du
vivant se superpose à cette nette du soldat allemand. L’intime du disparu se
révèle avec le contenu du livre, dans lequel se trouve l’ultime lettre adressé
à sa fiancée en Allemagne.
Pour exorciser ce souvenir et surmonter sa culpabilité, Paul
va donc décider de rendre visité à la famille de Walter Hoderlin, « l’homme
qu’il a tué ». Lubitsch capture le climat de deuil et de profond
ressentiment de cette Allemagne d’après-guerre où l’on cultive la haine du
français dès le plus jeune âge. La maisonnée éteinte de la famille Hoderlin se
partage entre les incursions du père (Lionel Barrymore) dans la chambre de son
fils maintenue intacte, et les visites de la mère (Louise Carter) sur sa tombe,
tandis que la vie de sa fiancée Elsa (Nancy Carroll) est comme restée en
suspens depuis sa terrible perte. L’arrivée de Paul est une sorte de retour du
fils prodigue, par procuration. En retrouvant joie et chaleur à la vue de ce
jeune homme, les Hoderlin surmontent la peine et la haine que leurs
compatriotes ont fait muter en haine envers « l’autre », ici le
français, plus tard le juif puisque Hitler sera démocratiquement élu un an
après la sortie du film.
Lubitsch capture donc un certain virage que prend alors l’Allemagne,
de manière sous-jacente et moins frontale que ne fera plus tard un Frank
Borzage. Ce qui intéresse le réalisateur, c’est de faire de cette hantise
intime un motif de réunion, d’amour et de rassemblement. Il inscrit le
leitmotiv du quiproquo, si cher à lui dans ses comédies, au sein d’un magnifique
mélodrame. Il entremêle brillamment son sens caustique au regard pesant des
locaux voyant ce français déambuler dans leurs rues, construisant par les
dialogues piquants ou de purs motifs formels ce climat délétère. La renaissance
se fait en trois temps. Le jeu hébété et raide de Philip Holmes est celui d’un
homme qui a vu la mort et l’a infligé, la démarche traînante de Lionel
Barrymore est celle d’un vieillard dont la vie s’est arrêtée lorsqu’il a
compris que son fils ne reviendrait plus, et la féminité éteinte de Nancy
Caroll exprime le sentiment de celle qui ne veut plus, ne peut plus aimer un
homme.
Cette hantise du disparu les réunis pour des raisons
différentes et provoque des attitudes contrastées pour chacun d’eux, mais en
définitive c’est là, malgré le mensonge, le chemin pour reprendre goût à la
vie. C’est particulièrement vrai durant la poignante scène où Lionel Barrymore déclame
la réalité cruelle de la guerre, par laquelle la haine ne doit pas s’exercer
sur l’autre camp, mais sur un système ayant envoyé des jeunes gens à la mort
par le consentement commun des puissants et de la population. La belle conclusion
achève cette réunion et superposition lorsque Paul, gardant cadenassé son
propre violon, rejoue de l’instrument en se voyant offrir celui de Walter. La
famille recomposée semble nous emmener vers des lendemains plus pacifistes et
chaleureux, ce que la triste réalité contredira par la suite en Allemagne.
Qiao, 18 ans, vient de terminer ses examens d’entrée à
l’université́ lorsqu’il apprend la mort de son père, un homme brutal et secret,
qui lui a légué́ sa passion pour la boxe. Des années plus tard, devenu ingénieur,
Qiao développe un logiciel d’entrainement de boxe utilisant l’intelligence
artificielle. Il modélise un adversaire virtuel reprenant les traits de son père,
qui bientôt lui échappe...
Parallèlement à la préoccupation légitime quant à
l’émergence de l’intelligence artificielle et de la place grandissante qu’elle
prend dans nos vies, récemment nombre de fictions sont allées à rebours de
l’habituel constat alarmiste. Certes un Terminator 2 (James Cameron,
1991), la saga Matrix, et du côté de la japanimation les Ghost in the Shell de Mamoru Oshii ont montré la voie, mais il s’inscrivait dans un
registre de science-fiction et d’action. Récemment The Creator de Gareth
Edwards (2023) renouait certes avec la fresque SF, mais convoquait le
mysticisme et l’imagerie bouddhique (élément thématique en germe aussi dans Matrix
et Ghost in the Shell) pour exprimer l’âme et la croyance animant les
intelligences artificielles, désormais être plus sensible que l’humain.
C’était
un pas pour échapper à l’opposition et l’inversion entre humain et IA
(ambiguïté que capture d’ailleurs formidablement AI de Steven Spielberg (2001)), cette
dernière s’inscrivant désormais dans le quotidien dans des mélodrames
contemporains n’ayant plus recours à la veine plus pyrotechniques de la SF. Her
de Spike Jonze (2013) invite à une romance homme/IA inattendue, le magnifique After
Yang de Kogonoda (2021) dépeignait un véritable drame du deuil après la
disparition d’une IA baby-sitter devenue un membre de la famille à part
entière.
C’est sur ce dernier que semble lorgner Qiu Sheng avec son
second long-métrage My Father’s Son. Le réalisateur s’y inspire de son
expérience personnelle du deuil avec le traumatisant souvenir des funérailles
son père. Prévenu au dernier moment de la disparition de ce dernier pour ne pas
perturber sa période d’examens, il se retrouva dans la même position que le
héros du film à devoir lire un discours devant une assemblée. Qiu Sheng
confronte ainsi le héros adolescent Qiao (à la mort de son père dans un présent
où il ne le reverra plus, coincés dans des non-dits qu’ils ne surmonteront plus
jamais.
Une narration en flashback nous ramène vers le passé et l’enfance
difficile face à ce père rugueux et brutal, uniquement capable d’exprimer ses
sentiments et faire acte de transmission envers son fils par l’apprentissage de
la boxe. Le présent et le passé installent une impasse irréversible dans cette
relation père/fils que le futur va transcender de façon surprenante. Désormais
adulte, scientifique et sur le point de lui-même devenir père, Qiao ressuscite
involontairement le sien par les caractéristiques dont il dote l’avatar d’une
expérience VR.
Les préceptes qu’il était trop jeune pour comprendre enfant,
et les cérémonials traditionnels incapables de l’accompagner dans son chagrin,
tout cela est balayé dans l’intimisme cyberpunk voyant Qiao enfin faire face à
son père via la VR. Le monde virtuel devient espace de confession dans un mouvement contraire aux titres évoqués plus haut, dans lesquels les éléments SF étaient les vecteurs vers l’introspection. Cette fois le drame personnel va chercher sa résolution dans la technologie.. Qiu Feng bouscule les dogmes et schémas établis dans ce
drame poignant ne voyant plus la technologie comme un frein, mais une
passerelle inédite apte à guérir nos maux intimes.
Martin est un jeune homme dérangé. Avec une mère qui
tient absolument à continuer à le traiter comme un enfant, un beau-père qui ne
le supporte pas, et un frère trisomique placé dans une institution, rien
d'étonnant à ce que Martin ait trouvé refuge dans une double personnalité...
celle du petit Georgie âgé de six ans ? C'est Georgie qui se lie d'amitié
avec Susan Harper, mais cette amitié tourne bien vite à l'obsession et, quand
Susan commence à prendre ses distances, Georgie perd les pédales...
Twisted Nerve est un thriller anglais dont les œuvres
et auteurs qu’elle a influencés ont assez injustement mieux passé la postérité.
Peu de temps après sa sortie, Le Chat à neuves queues de Dario Argento
(1971) semble s’être inspiré dans un de ses rebondissements d’un des éléments
les plus controversé du film de Roy Boulting, tournant autour des chromosomes
et de la trisomie 21. Quant à Quentin Tarantino, son art du mash-up fait sien
le mémorable thème sifflé de Bernard Herrmann pour installer la tension dans KillBill Volume 1 (2003).
Le film offre une intéressante continuité thématique à ses
différents participants. Le scénariste Leo Marks revisite ainsi la figure du
psychopathe après le mémorable Le Voyeur de Michael Powell, ajoutant aux
prémices de l’enfance meurtrie et de l’artiste démiurge criminel cette dimension
« scientifique » pour expliquer les méfaits de Martin/Georgie (Hywel
Bennett). Roy Boulting avait produit Le Gang des tueurs réalisé par son
frère John dans lequel, sans forcément parler de psychopathie, la figure d’une
jeunesse corrompue et maléfique apparaissait déjà sous les traits de Richard
Attenborough. Justement, l’innocence bafouée et le mal se dissimulant sous la
candeur est un des aspects les plus captivants du film à travers ses deux
interprètes principaux. En 1966, Roy Boulting signe avec The Family Way
un magnifique mélodrame réunissant déjà Hayley Mills et Hywel Bennett.
Tous
deux y jouent des jeunes mariés empêchés de consommer leurs nuits de noces,
incident qui tout au long du récit les figent dans l’enfance, et empêche en
quelque sorte leur passage à l’âge adulte d’autant que faute de moyens ils sont
encore installés chez leurs parents. Le film remporte un immense succès et
suscite la controverse en coulisse car il marque la romance puis le mariage
entre Hayley Mills et Roy Boulting, de plus de 30 ans son aîné. Hayley Mills,
star juvénile des productions Disney y trouvait là un de ses premiers rôles de
femmes adultes. Le pas franchi à l’écran par son personnage est en somme la
conjugaison de celui qu’elle opère dans sa vie et change son image auprès des
spectateurs britanniques. L’idéal de jeunesse pure et innocente que représente
le couple qu’elle forme à l’écran avec Hywel Bennett dans The Family Way
n’aura ainsi de cesse d’être plusieurs fois revisité sous un jour plus sombre
dans deux autres productions, Twisted Nerve donc, mais aussi Endless
Nightde Sidney Gilliat (1972).
Dans Twisted Nerve, cette figure de l’adulte/enfant
est donc représenté de différente façon par Hywel Bennett et Hayley Mills.
Martin (Hywel Bennett) est en quelque sorte l’enfant trop choyé, couvé et
étouffé venant juste après la perte douloureuse d’un premier-né. La différence
est que cet aîné est pourtant bien vivant, mais séparé de sa famille et placé
en institution à cause de sa trisomie. Le scénario explique, maladroitement
lorsqu’il convoque la génétique (ce qui provoquera des controverses à la sortie
et nécessitera une justification en voix-off durant l’introduction) et
brillamment quand il introduit ce contexte familial, les raisons des élans
meurtriers de Martin. Il est à la fois hanté par ce frère rejeté, et par une
mère dont l’amour maladif dissimule l’angoisse constante qu’il soit lui aussi « handicapé »
par les mêmes troubles mentaux – ce qui en conséquence lui placera des œillères
face à ses comportements erratiques qu’elle lui pardonne constamment. Martin,
sournois à l’intérieur, provoque à l’extérieur la bienveillance « maternelle »
des femmes qu’il croise. Si ce bon vieux complexe d’Œdipe l’empêche de
consommer avec sa mère et lui fait rejeter son beau-père, la gentillesse de
Susan (Hayley Mills) lui permet d’invoquer la quête de protection de l’enfant
en se faisant passer pour un attarder, tout en ayant pour elle un désir
masculin bien adulte.
Le jeu de manipulation par lequel il s’immisce dans son
quotidien est d’autant plus réussi que Susan traverse en parallèle une crise
pas si éloignée. Elle rejette aussi la possibilité de la libido encore active
de sa mère en rabrouant un de ses locataires (Barry Foster futur étrangleur du Frenzy
d’Alfred Hitchcock (1972)) et possible amants, tout en ce montrant fuyante avec
les jeunes hommes qui la courtisent et la désirent. La présence masculine mais
l’esprit supposé d’enfant de Martin sont donc rassurants pour Susan, facilitant
une promiscuité sans danger. Il est d’ailleurs assez fascinant que le devenir
femme d’Hayley Mills et plus particulièrement la perte de sa virginité (car c’est
aussi ce que l’on suppose dans Twisted Nerve) ait pu occuper une place
aussi centrale dans les intrigues de ses films, puisque c’est l’enjeu principal de
la comédie Take a girl like you de Jonathan Miller (1969). Susan et
Martin forment les deux revers d’une même pièce, un cadre familial bancal
ayant provoqué une fuite et rejet du sexe pour Susan (dont on apprendra que le
père a prématurément quitté le foyer), et son attrait le plus névrotique et
inquiétant chez Martin.
Roy Boulting illustre son propos par des situations
équivoques qui conservent encore aujourd’hui leur caractère provocateur. La
mère de Susan (Billie Whitelaw qui n’avait que 14 ans de plus que sa « fille »
à l’écran) a ainsi des attentions maternelles envers Martin, partageant son lit
avec « l’enfant » après un cauchemar tout en jetant un regard
concupiscent sur le torse nu t ferme du jeune homme adulte. A l’inverse la
camaraderie infantile entre Susan et Martin durant une scène de pique-nique
distille son trouble érotique avec davantage d’ambiguïté, Hayley Mills
exprimant brillamment le contraste de ses émotions entre attirance, rejet du
sexe et choc de voir que le petit frère à protéger est en fait un homme qui la
désire et veut la posséder comme les autres.
Malgré la vraie nature de thriller du film, les meurtres ne
sont finalement pas si nombreux (mais les deux seuls du récit débouchent sur de
vraies scènes-chocs très giallesque) et repose sur une atmosphère malaisante et
brillamment mise en scène par Roy Boulting, notamment un climax mémorable. Le cinéaste
fait montre d’une vigueur et d’une inventivité assez remarquable sur ce film de
fin de carrière, qui est aussi un de ses plus marquants.
Une nuit, à Paris, Jacques sauve Marthe d'un saut
tragique du Pont-Neuf. Alors qu'ils se livrent l'un à l'autre, ils décident de
se revoir. Durant quatre soirées, Jacques réalise qu'il tombe profondément
amoureux. Mais qu'en est-il des sentiments de Marthe à l'égard de Jacques ?
Quatre nuits d’un rêveur est la seconde adaptation
consécutive de Robert Bresson d’un texte de Dostoïevski après Une Femme
douce (1969), d’après la nouvelle Douce. Il transpose cette fois la nouvelle
Les Nuits blanches. Cette dernière a connu au moins deux autres
adaptations cinématographiques avec Nuits Blanches de Luchino Visconti (1957)
et bien plus tard Two Lovers de James Gray (2007). Le texte se prête
particulièrement à un développement thématique et esthétique très personnel
pour les cinéastes, le sens de l’atmosphère de la version de Visconti, ainsi
que les réflexions sociales de celle de Gray ayant durablement marqué les esprits.
La nouvelle apporte à Bresson un certain souffle romanesque
atténuant son rigorisme et son austérité, même s’il ne se déleste pas de ses
principes comme celui de faire jouer des comédiens non professionnels. D’un
autre côté, Bresson irrigue le texte d’une intériorité plus prononcée pour les
deux protagonistes, tout en renonçant à certains choix narratifs comme le récit
narré à la première personne. Le langage relativement soutenu tenu durant les
échanges entre Jacques (Guillaume des Forêts) et Marthe (Isabelle Weingarten)
amène un décalage intéressant avec l’arrière-plan d’un Paris marqué par son
atmosphère à la fois moderne (la bande-son folk, les musiciens brésiliens
hippie) et féérique durant les séquences nocturnes sur le Pont-Neuf. C’est le
cadre de la rencontre de deux solitudes bien différentes. Jacques est une âme
rêveuse, flottante et solitaire ne s’accrochant réellement à rien ni à
personne, l’interaction avec Marthe se faisant en voulant empêcher cette
dernière de se suicider. Marthe est au contraire une personnalité
obsessionnelle et accrochée maladivement à son objectif, retrouver un amour
perdu.
Bresson ajoute à la nouvelle deux apartés de confidence s’attardant
sur la vie intime des deux personnages en dehors de leurs rencontres nocturnes.
Cette invention est des plus passionnante pour Jacques. Ce côté rêveur et
glissant s’exprime par sa manière de soudainement être attiré par une ou plutôt
justement des jeunes femmes qui lui plaisent dans la rue, mais jamais
suffisamment pour accompagner les quelques pas ou les regards insistants envers
elles d’une vraie tentative de séduction. Il n’est pas question de timidité,
mais d’une attention et d’un sentiment pas assez fort pour être suivi d’une
action, du moins dans la réalité. La belle rencontre et les instants
romantiques, Jacques préfère les rêver à voix haute dans le micro de son
magnétophone et se repasser les bandes en boucle en laissant voguer son
imagination. Formellement, Bresson traduit cela en réduisant les jeunes femmes
à des silhouettes, des visages furtifs entrant et sortant du cadre mais ne s’incarnant
jamais pleinement à l’image. C’est durant la nuit, espace pourtant plus propice
au rêve que Jacques va faire sa rencontre la plus concrète.
Les environnements amples (rues parisiennes, campagne) et la
fibre artistique Jacques se conjuguaient à ce caractère rêveur traversant la
vie sans la ressentir. Au contraire l’aparté sur Marthe se restreint à la
promiscuité de l’appartement qu’elle partage avec sa mère, et c’est la vie
extérieure qui s’y invite à son cœur défendant avec l’arrivée d’un jeune et
beau colocataire (Jean-Maurice Monnoyer). Marthe feint le rejet du nouveau venu
mais c’est tout un monde et des émotions inconnues qui s’invitent avec lui, amenant
la jeune femme à s’offrir puis se sacrifier à une longue attente après son
départ. Quand l’invitation explicite aux tentations sensuelles de l’extérieur
laissaient Jacques de marbre, l’épure austère des intérieurs introduit un vrai
trouble sexuel chez Marthe et permet à Bresson de déployer des séquences d’un
superbe érotisme feutré.
C’est l’image que cherchent à se renvoyer mutuellement Jacques
et Marthe à travers leurs confessions, le rêveur et l’amoureuse éperdue.
Pourtant le rapprochement s’effectuant entre eux contredit progressivement
cette posture. En marquant un temps d’arrêt dans ses errances mentales et géographiques,
Jacques connaît malgré lui le sentiment amoureux pour celle qui en attend un
autre. En arrêtant un instant ses pensées en dehors de celui qui semble l’avoir
oublié, Marthe entrevoit une autre forme d’amour plus complémentaire et
réciproque. Mais cette romance ne fonctionne jamais mieux que dans une forme de
non-dit et de mystère, et c’est précisément quand tout devient trop explicite,
quand le rapprochement se fait plus concret, que l’édifice fragile risque le
plus de se dérober – aspect subtilement entretenu par Bresson lorsque Jacques se met à reproduire machinalement la gestuelle des amoureux qu’il a observé dans le parc.
Paradoxalement, le terrible rebondissement final est moins
déchirant que chez Visconti ou Gray. Bresson offre à son héros un refuge dans
le retour à la rêverie et à de fantasmatiques retrouvailles, mais aussi une
leçon par cette apprentissage douloureux et bien réel d’un amour contrarié. Le
tout fonctionne dans une parfaite harmonie entre romanesque classique et une
profonde modernité grâce à l’inventivité de Bresson, telle ce » Marthe Marthe »
martelé intérieurement par Jacques une fois que cette dernière envahit ses pensées.
Une des œuvres les plus passionnantes et accessibles du réalisateur.
Grâce à un héritage, Fred embarque, en compagnie de son
épouse Emily, pour une croisière autour du monde. Sur le bateau, chacun fait
des rencontres, et le jeune couple ne tarde pas à se déchirer...
À l'est de Shanghai s’inscrit dans la période de
léger déclassement que vit Alfred Hitchcock au sein de la British International
Pictures. Après avoir été accueilli triomphalement au sein du studio et l’avoir
assez vite marqué de succès critique et commerciaux, Hitchcock est à plusieurs
reprises affecté à des projets qui ne l’intéresse guère. La British
International Pictures a ainsi pris le virage des « quotas quickie »,
ces compléments de programme anglais à faible budget et à l’ambition plus
limitées. Hitchcock se trouve engoncé dans des adaptations éloignées de sa
sensibilité mais parvient néanmoins à y poser sa patte comme avec ce À l'est
de Shanghai, d’après un roman de Dale Collins.
Le film amorce tout un corpus du réalisateur autour d’une
observation et d’un questionnement sur les fondations du couple, et de
l’institution du mariage. Hitchcock s’y engouffrera dans une veine hantée sur Rebecca
(1940), piquante dans Mr and Mrs. Smith (1941), romanesque avec Les
Amants du Capricorne (1949), ou encore torturée et psychanalytique dans Pas
de Printemps pour Marnie (1964). Presque toutes ces approches se trouve
déjà en germe dans À l'est de Shanghai. Le réalisateur capture
l’insatisfaction et l’ennui ordinaire du couple formé par Fred (Henry Kendall)
et Emely (Joan Barry). Pour Fred c’est un ennui explicitement ressenti à
travers la monotonie harassante de la vie moderne capturée par Hitchcock dans
l’urgence et la cohue du métro après les journées de travail. Emely le vit de
manière plus implicite dans l’absence de dialogue et la présence taciturne de
son époux lorsqu’il rentre toujours plus aigri et frustré au domicile conjugal.
Une manne financière inattendue va leur permettre d’amener un certain piquant à
leur vie durant un voyage à travers le monde, mais les racines différentes de
leur insatisfaction commune vont peu à peu distendre leur couple.
S’inspirant en partie de son couple avec Alma Reville (comme
toujours collaborant au scénario), Hitchcock fait de Fred et Emely deux
innocents lancés émerveillés et vulnérables aux différentes tentations du monde
moderne. La première partie est une longue suite d’épisodes – laissant encore
ressentir l’influence du muet par ses intertitres - où ils expérimentent lieux
et mœurs inattendus, notamment en Europe et à Paris, avant que le voyage ne
prenne un tour plus exotique et se fige sur un yacht de croisière. Là les
tentations vont s’incarner dans ce qui leur manque le plus au sein de leur mariage.
La brillance et la pure aventure fougueuse jette Fred dans les bras d’une
supposée princesse (Betty Amann), tandis que le besoin de simplicité et
d’attention d’Emely l’attire vers le bienveillant et attentionné Gordon (Percy
Marmont). L’émotion et l’empathie va bien plus aisément vers la romance
dessinée tout en délicatesse entre Emely et Gordon, alors que la superficialité
domine la relation de Fred et la princesse. L’interprétation tout en nuance de
Joan Barry joue beaucoup face à un Henry Kendall bien plus antipathique, mais
la caractérisation subtile aura pris le temps de développer les travers des
deux protagonistes. Ainsi l’égoïsme détestable de Fred est une réaction à la
dévotion d’Emely qui n’attend de la vie rien de plus que sa présence, quand lui
rêve grand et beau au risque de se perdre. Les scènes « d’adultère »
feutrée, maladroite d’Emely et Gordon trouve donc un pendant plus stylisé et luxuriant,
mais faux, avec Fred et la princesse notamment le montage alterné durant une
scène de bal costumé.
Hitchcock oppose et entrecroise constamment grandiloquence
et modestie, clinquant et épure dans le parcours des deux personnages. On
trouve ici l’amorce d’une stylisation qui marquera ses meilleurs thrillers,
mais au service d’un drame usant d’un arrière-plan plus grand que nature pour
évoquer de purs questionnements intimes. L’amorce de réconciliation se fera
d’ailleurs dans un habile entre-deux, le gigantisme d’un décor à la dérive (ou
plutôt en plein naufrage) les ramenant à une solitude, une tête à tête
permettant d’exposer les non-dits. Même si la rédemption de Fred ne sera sans
doute pas suffisante pour un spectateur contemporain, le choix de la
réconciliation est suffisamment bien construit narrativement et formellement
pour fonctionner de manière convaincante. Hitchcock bien que satisfait du film
attribuera l’échec du film au manque de charisme des acteurs, ce qui amènera la
correction des couples de stars présents dans ses autres films
« conjugaux », notamment Mr and Mrs. Smith porté par Carole
Lombard et Robert Montgomery. C’est pourtant sa facture retenue qui fait tout
le prix de cet opus très attachant et méconnu.