Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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mercredi 11 octobre 2023

Ma vie à moi - A Life of Her Own, George Cukor (1950)


 Lily Brannel James quitte sa petite ville du Kansas pour devenir mannequin dans une célèbre agence, celle de Thomas Caraway. Elle y rencontre la top model Mary Ashton qui devient immédiatement son mentor. Mais sa carrière est déclinante et, déprimée, elle se suicide lors d'une nuit d'ivresse. Lily devient la nouvelle coqueluche de l'agence. Son ami avocat Jim Leversee lui présente un riche propriétaire minier, Steve Harletgh. Lily et lui tombent rapidement amoureux mais Steve est un homme marié.

A Life of her own est un mélodrame et portrait féminin prometteur mais qui semble avoir été un peu dilué et gâché par sa production mouvementée. Le film adapte The Abiding Vision, l'une des quatre nouvelles du recueil The Harsh Voice: Four Short Novels de Rebecca West publié en 1935. Rebecca West était une autrice, journaliste et intellectuelle connue pour ses positions gauchistes et son engagement féministe, éléments qui persistent encore légèrement dans le film dans l'authenticité du personnage pauvre et ambitieux de Lana Turner, ainsi que dans la description du milieu du mannequinat. Le premier script apparemment assez fidèle à la nouvelle est rejeté par la commission Hays, tant par sa vision glauque des agences de mannequin lorgnant sur la prostitution, que par sa description dénuée de culpabilité d'une relation adultère. Un fois la production lancée les problèmes persistent avec un Vincente Minnelli initialement envisagé s'avère indisponible à cause des reports causés par les réécritures. George Cukor prend la suite mais reniera le film après la sortie à cause de la fin tragique envisagée qui sera édulcorée par le studio. Lana Turner refuse dans un premier temps le rôle avant d'être rappelée à ses obligation par le studio et la mésentente avec Wendell Corey initialement envisagé mènera à son remplacement tardif par Ray Milland.

Le résultat n'est pas inintéressant malgré ces écueils mais laisse un sérieux goût d'inachevé. On suit l'arrivée pleine de détermination à New York de Lily (Lana Turner), jeune femme bien décidée à se faire un nom dans la grande ville. La scène de départ à la gare, puis la première rencontre avec le directeur de l'agence (Tom Ewell) laisse deviner la rudesse de son existence passée et les efforts consentis pour quitter son Texas natal. Ses premiers pas lui laissent entrevoir le mauvais pas qu'elle pourrait prendre lorsqu'elle rencontre Mary (Ann Dvorak) une mannequin vieillissante et abîmée par les excès dont elle va indirectement constater le suicide. Dès lors Lily tout à sa carrière n'obéit qu'à son ambition, tout en ayant un sentiment de vide. Lana Turner est très convaincante dans ce registre, préfigurant en plus juvénile, vulnérable et taciturne son rôle à venir dans Mirage de la vie (1959), notamment dans la gouaille dont elle est capable pour repousser les prétendants corrupteurs et susceptible de la tirer vers le bas. 

Il y aurait presque un mimétisme à faire entre la vie de l'actrice et son personnage sur certains points tel que l'enfance difficile et la perte prématurée d'un parent, et le montage sur les photos de la carrière de mannequin de Lily semblent parfois reprendre certaines images d'exploitation de l'actrice pour la MGM, sans parler du dilemme entre la femme et l'icône papier glacée. Mais au lieu de nous faire découvrir les pans sombre de ce milieu professionnel, l'intrigue bascule vers le soap avec la relation adultère qu'elle va entretenir avec Steve (Ray Milland) un homme d'affaire marié. On sent toute la finesse de Cukor pour dépeindre les premiers pas de la romance où, lui à ses affaires et elle tout à sa carrière, semblent rejeter sans y parvenir leur attirance. Les silences avant une première séparation et les adieux d'une scène d'aéroport tout en émotion contenue offrent des moments très touchants et Lana Turner s'avère particulièrement émouvante. Le problème est que le film ne parvient pas complètement à rebondir après cela, la culpabilité après la découverte du mariage de Ray sentant effectivement l'appui des censeurs tant la fluidité manque dans l'intrigue pour instaurer ce dilemme qui ne tient qu'à la conviction des acteurs.

La quête d'absolu de Lily et le rapprochement progressif de ce destin avec celui de son amie disparue plane, et Lana Turner se perd un peu en jouant de façon trop forcée l'autodestruction dans une scène de fête. Il y a comme quelque chose de plaqué qui empêche l'ensemble de fonctionner, mais les personnages vont de nouveau maintenir l'intérêt. La poignante confrontation entre Lily et l'épouse (Margaret Phillips) de Steve est un beau moment de résignation, et les retrouvailles avec le sournois Lee (Barry Sullivan) ayant cherché à l'avilir au début offre un contrepoint assez sombre du cheminement de l'héroïne à travers un dialogue cruel. C'est donc assez inégal et souffrant de ses compromis, à l'image de sa séquence finale tournant le dos à la tragédie annoncée pour un happy-end très artificiel.

Sorti en dvd zone 1 chez Warner

lundi 9 octobre 2023

Le Chemin de l'espérance - Il cammino della speranza, Pietro Germi (1950)


 Dans un petit village de Sicile, la mine de soufre ferme, réduisant au chômage et à la misère une grande partie des habitants. Ciccio, recruteur de main-d’œuvre, promet du travail à ceux qui acceptent d’émigrer clandestinement en France, moyennant finances. Un long voyage à travers l’Italie commence pour un groupe de villageois qui a décidé de partir. Cependant, en cours de route, Ciccio cherche à leur fausser compagnie.

S’il est passé à la postérité pour ses incursions brillantes et célébrées dans la comédie (Divorce à l’italienne (1961), Séduite et abandonnée (1964), Ces messieurs-dames (1966) et indirectement Mes chers amis (1975) où Mario Monicelli adapte à titre posthume un de ses scénarios à sa demande), ce corpus ne représente finalement qu’un pan assez infime de l’œuvre de Pietro Germi. Le réalisateur aura bien davantage privilégié le mélodrame, et son virage vers la comédie relève d’un calcul à la fois politique et commercial, le rire devenant alors le moyen le plus efficace de toucher les masses et d’y affirmer la force de ses opinions sociales. Pourtant quel que soit le registre, Germi demeure cette figure libre et inclassable, par une sophistication qui le différencie des ténors de la comédie italienne, et par un propos engagé mais toujours méfiant envers l’institution dans ses mélodrames.

Le Chemin de l’espérance (adapté d’un roman de Nino Di Maria) est une évocation de la migration méridionale italienne, et plus précisément sicilienne durant l’après-guerre. Le degré de dénuement et désespoir auxquels en est tenue la population s’articule avec brio durant les premières séquences. Un groupe de travailleurs entame un siège jusqu’au-boutiste dans leur mine destinée à fermer avant de renoncer à bout de force, puis sans ressource cède à la tentation de l’El Dorado d’un exil en France où ils espèrent de meilleures opportunités économiques. Le privilège à l’humain est donné dès cette introduction par Germi, la méfiance et le jargon d’un syndicaliste vociféré à l’extérieur valant moins que les promesses d’un passeur (Saro Urzì) leur énonçant les perspectives au bout du « chemin de l’espérance ». Germi déploie ainsi un récit choral où nous allons suivre l’odyssée semée d’embûches de ce microcosme sicilien rêvant d’ailleurs. Le réalisateur y déploie une veine exaltée relevant presque du récit biblique avec cette voix-off se faisant bienveillante, grave et incantatoire. Il laisse également transparaître l’influence du cinéma américain (qui s’illustrera plutôt du côté du film noir dans ses films suivants comme Traqué dans la ville (1951) ou Meurtre à l’italienne (1959)), la force des grands espaces et l’hétérogénéité des environnements relevant du western, tandis que l’emphase dramatique et le décalque d’une imagerie migratoire économique plus universelle ramène au John Ford de Les Raisins de la colère (1940).

Le film dans ces péripéties est néanmoins le portrait de tous les schismes socio-politiques agitant l’Italie de l’époque. Il y a tout d’abord la notion si importante de schisme régional avec notre groupe de personnages issus du sud pauvre de l’Italie remontant vers le nord urbain et industrialisé (qui avec le boom économique deviendra la principale destination des exilés comme le montrera Rocco et ses frères de Luchino Visconti (1960)) pour gagner la France. La condescendance larvée des citadins envers les méridionaux se ressent par les regards méprisants durant la scène de la gare, la perte de repères et les risques de perdition notamment pour les femmes (la jeune Lorenza reluquée par des hommes remarquant sa détresse) et un système destiné à les maintenir dans leur condition (la police les enjoignant par une menace d’amende à retourner en Sicile) traduisent le fossé auquel notre groupe se heurte dans ce voyage. Plus tard, devant pour subsister accepter d’effectuer des travaux agricoles à moindre coût, les siciliens rencontrent l’hostilité des travailleurs locaux dont l’épreuve de force entamée par la grève avec les patrons se voit balayée par les nouveaux venus. Enfin les particularismes italiens patriarcaux, machistes et pour certains plus spécifiquement siciliens oppressent le personnage de la jeune Barbara (Elena Varzi), reniée par sa famille pour s’être amourachée d’un homme méprisable et acceptant l’emprise de celui-ci sur elle par pur conditionnement social. 

Chacun de ces maux sera surmonté par la force solidaire du groupe et des figures chaleureuses que Germi parvient à y dépeindre avec brio. Si la postsynchronisation et l’usage d’un italien du commun semble estomper les spécificités des dialectes régionaux, les moments de vie à la fois collectif et intime traversant le récit lui exercent à plein l’empathie recherchée par Germi. Un sentiment de bonheur partagé durant un voyage en train avant les premières désillusions, de jeunes mariés allant savourer à l’abri des regard une nuit de noce empêchée par le grand départ, ou encore le rapprochement progressif entre le héros veuf Faro (Raf Vallone) et la paria à l’instinct maternel qui s’ignore, tout cela s’inscrit dans un ensemble fluide et chaleureux où tout ce microcosme existe et émeut. Pietro Germi endosse le geste néoréaliste par son sujet et sa caractérisation, mais s’éloigne de sa noirceur et pessimisme pour privilégier la candeur naïve du grand mélodrame.

Cette volonté s’affirme pleinement dans la nature de son épilogue. Le livre se terminait sur une note bien plus sombre et reflet sans doute plus fréquent du sort des migrants clandestins italiens, mais Germi choisit de conclure sur une note plus positive voyant la réussite de l’entreprise. Il ne s’agit pas non plus d’un positivisme béat et mièvre, mais plutôt d’un désir sincère de jours meilleurs pour ses personnages. Ayant tourné en simple acteur un film en France dans cette même frontière franco-italienne montagneuse l’année précédente, il avait eu vent d’une confrontation plus heureuse entre des migrants italiens et des douaniers (tolérance qui relève d’une réalité comme nous l’explique le très bon livret de l’édition Tamasa) et c’est celle qu’il choisit pour le film. Les compagnons perdus en route, la ségrégation rencontrée anticipe certes de futures épreuves à venir sur cette terre promise, mais c’est avant tout vers l’horizon chargé d’espoir que nous quittons les personnages. 

Sorti en bluray français chez Tamasa

samedi 7 octobre 2023

Les Indomptables de Colditz - The Colditz Story, Guy Hamilton (1955)


 La forteresse de Colditz est une prison militaire réputée infranchissable. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les nazis ont l'idée d'y transférer les rois de l'évasion de toutes les nationalités. Regrouper ainsi des récidivistes de l'évasion se révélera une idée plus dangereuse que lumineuse...

The Colditz Story est un récit s'inscrivant dans le courant du film de guerre anglais des années 50, période qui en contrepoint des films de propagandes produits durant le conflit, s'attache désormais à atténuer le message collectif pour s'attacher aux histoires individuelles. Un des films les plus fameux dans cette veine est L'évadé du camp 1 de Roy Ward Baker (1957), qui osait même adopter le point de vue allemand avec son héros roi de l'évasion incarné par Hardy Krueger. Il est également question d'évasion dans The Colditz Story, adaptation du roman éponyme de Pat Reid (publié en 1952), officier britannique qui y narrait son évasion de la redoutable prison militaire et destination finale des évadés multi récidivistes. Le scénario de Guy Hamilton, Ivan Foxwell et William Douglas-Home assume cependant dès son générique avoir grandement romancé les évènements. Sur le papier le film distille le programme attendu et largement vu dans ce type de film d'évasion en tant de guerre, notamment hollywoodien comme Stalag 17 de Billy Wilder (1953) ou plus tard La Grande évasion de John Sturges (1963).

Le traitement va cependant détonner des habitudes et ce dès la scène d'ouverture ou Pat Reid (John Mills) et son ami Mac (Christopher Rhodes) sont transférés à Colditz. Après avoir été introduit dans leurs quartiers et liés connaissance avec leur compagnon d'infortunes britanniques, la porte de leur cellule est crochetée par des soldats polonais voisins dans une tonalité presque humoristique. C'est une manière d'esquisser la nature cosmopolite de la prison, d'exposer ses personnalités fantasques ayant déjà apprivoisé les lieux en vue de les quitter au plus vite, et de donner l'illusion que Colditz est une geôle dont on pourra s'évader facilement. Les quelques plans d'ensemble montrant les vues intimidantes de cette forteresse située sur les hauteurs d'une colline gelée suffisent à calmer les ardeurs, mais le film ne joue étonnamment pas sur la cinégénie et la topographie de ce fabuleux décor pour développer son suspense. C'est sur ce point que le film dénote du modèle hollywoodien et The Colditz Story préfigure davantage Le Caporal épinglé de Jean Renoir (1962) voire la série télévisée Papa Schultz dans son traitement. Le drame de la guerre n'y est pas traité en comédie (malgré des moments légers) mais le traitement de l'évasion y a quelque chose d'étonnamment trivial, et finalement plus réaliste.

La première raison des échecs des tentatives d'évasion sera donc certes la rigueur de la surveillance de Colditz, mais surtout le manque de concertation entre les différentes nationalités de la prison. Ce ton léger et tendu s'exerce dans les deux premières scènes d'évasion où il y a d’abord interférence temporelle (l'échec d'une évasion française empêchant l'évasion anglaise en cours) puis topographique lorsque les tunnels creusés par les Anglais et les hollandais se croisent et s'effondrent, alertant les Allemands. On assiste donc à une étonnante coopérative de l'évasion, où toutes les nations en place se concertent et s'entraident dans leurs stratégies respectives. Certaines évasions relèvent du stratagème méticuleusement élaboré, et d'autres de la pure et folle improvisation selon les opportunités (ce qui annonce totalement le traitement de Le Caporal épinglé), la vraie tension se disputant à la surprise voire l'hilarité en passant d'un type d'escapade à l'autre. Le protagonistes anglais sont bien sûr les plus développés, avec notamment un excellent John Mills en "coordinateur des évasions", un flegmatique Eric Portman en chef charismatique, Christopher Rhodes en colosse soupe au lait, et quelques autres que l'on a davantage l'habitude de voir dans un registre comique comme Lionel Jeffries ou Ian Carmichael (habitué des rôles d'ahuri chez les frères Boulting). 

Si aucun personnage ne se détache chez les autres nations, Guy Hamilton les fait exister par le panache dont ils font preuve dans certaines séquences pour les français (l'évasion "acrobatique" totalement improbable d'un officier), du sens de l'honneur chez les polonais (le tribunal mis en œuvre pour juger une taupe) ou l'habileté stratégique des hollandais - une amusante concurrence sur la nation la plus efficace naissant même au sein du camp. Même les Allemands bénéficient d'un traitement subtil, s'incarnant comme des geôliers impitoyables certes, mais aussi des militaires effectuant simplement la tâche qui leur est assignée ce qui les différencient du pur sadisme nazi. C'est abordé sur un registre grave lorsqu'il s'agira d’exfiltrer le prisonnier polonais démasqué comme informateur (et subissant le chantage de la gestapo) ou dans un ton plus léger le commandant du camp (Frederick Valk) ne pouvant s'empêcher de lâcher un petit rire lorsqu’un de ses officiers subit la moquerie des Anglais.

Le film jongle avec brio sur plusieurs registres et reste captivant de bout en bout, notamment dans le dilemme moral posé par l'ultime évasion dont la méthode simple et efficace dénote avec tous les plans complexes qui ont précédemment échoués. Une grande réussite qui sait offrir une proposition détonante dans le registre balisé du film de "camp de prisonniers". Le film sera un immense succès en Angleterre, se plaçant quatrième au box-office de 1955. Le livre bénéficiera d'une seconde adaptation sous forme de série télévisée dans les années 70 à la télévision anglaise.

Sorti en bluray anglais doté de sous-titres anglais chez Studio Canal, et disponible avec sous-titres français en streaming sur MyCanal

jeudi 5 octobre 2023

Le Règne animal - Thomas Cailley (2023)


 Dans un monde en proie à une vague de mutations qui transforment peu à peu certains humains en animaux, François fait tout pour sauver sa femme, touchée par ce phénomène mystérieux. Alors que la région se peuple de créatures d'un nouveau genre, il embarque Émile, leur fils de 16 ans, dans une quête qui bouleversera à jamais leur existence.

On attendait depuis déjà trop longtemps que Thomas Cailley signe un nouveau projet après la réussite époustouflante que fut Les Combattants (2014), son premier film. Toutes les promesses de ce galop d’essai sont tenues, et bien plus encore avec Le Règne animal. Bien qu’il s’agisse d’un récit réaliste, Les Combattants dans sa seconde partie isolant les personnages en forêt se dotait déjà d’une atmosphère presque fantastique. Ce cadre naturel, désert et foisonnant s’avérait un prolongement organique et métaphorique de ce récit d’apprentissage et cette romance en germe, apte à révéler les personnages à eux-mêmes, à exposer leurs forces et leurs faiblesses. Thomas Cailley fait de cet élément le cœur de son nouveau film où cette fois il assume pleinement un postulat surnaturel, inscrit dans un cadre contemporain et porté par des problématiques à la fois intimes et sociétales.

Un phénomène de mutation voyant certains humains se transformer en sortes d’hybride animal frappe la population du film. François (Romain Duris) vit cette épreuve avec son fils Emile (Paul Kircher) depuis que son épouse a entamé cette mutation et dû être arrachée au foyer. Alors que le père et le fils viennent de déménager dans le sud près du centre où la mère doit être placée, un incident routier laisse échapper plusieurs créatures dans la forêt voisine. Dans un premier temps, Thomas Cailley divise très clairement le monde des humains et des mutants, tout en concevant un arrière-plan réaliste où leur présence est connue et tolérée, plutôt qu’acceptée. Il va tout d’abord le traduire dans une sphère collective durant une scène d’ouverture où un mutant s’échappe d’une ambulance sur l’autoroute. Les sentiments sont contrastés à ce moment, la montée de tension et le surgissement de la créature sont celles d’un quasi-film d’horreur pour le spectateur, alors que François et Emile bien que s’abritant de la bête semble davantage prudents que surpris de son apparition. Cette inscription dans le quotidien et cette séparation s’avèrent plus évident encore dans les séquences suivantes, où père et fils rendent visite à la mère transformée avant son transfert. Les mutants sont bien présents, mais en arrière-plan (la petite fille dans la salle d’attente) dans le dispositif de mise en scène, ou alors dissimulé en endossant le regard et le sentiment de personnages irrésolus et craintifs quant aux interactions qu’ils peuvent avoir avec eux. Emile observe de loin son père tenter d’échanger avec sa mère, et ce n’est que sur l’insistance de ce dernier qu’il va aller avec réticence la saluer. Durant tout ce temps, nous n’aurons vu que le regard de la mutante, ce qui appuie l’ordinaire étrangeté de sa présence.

Peu à peu, les trajectoires d’Emile et de son père vont s’inverser durant les recherches de la mère. François est un homme qui conteste le système et le traitement fait aux mutants, mais par le seul prisme de son expérience personnelle et de la séparation vécue avec sa femme. Au contraire Emile, en adolescent en quête de l’approbation du collectif, rejette le lien aux créatures, notamment durant les premiers pas dans son nouveau lycée où il préfère dire que sa mère est morte plutôt que la vérité. Lorsqu’il va constater qu’il commence à son tour à être frappé de cette mutation, il est horrifié et le dissimule par pure crainte du regard des autres. François ne montre d’intérêt pour les créatures que dans la quête de son épouse d’abord, puis pour protéger son fils, mais lorsqu’il se confrontera à l’une d’entre elle en forêt, il la repoussera comme n’importe quel quidam ordinaire apeuré.

Thomas Cailley déjoue progressivement nos attentes quant à la perspective de cette mutation. Plutôt qu’une malédiction, une maladie, on comprend peu à peu qu’il s’agit d’une sorte de réponse physiologique, d’une adaptation du corps humain aux soubresauts de son environnement naturel menacé. Le réalisateur allie la problématique du récit d’apprentissage adolescent et des transformations physiques allant avec, et des questionnements écologiques plus vastes. En comprenant qu’il devient autre, Emile apprend à se rapprocher de l’autre en aidant Fix (Thomas Mercier), un mutant volatile à maîtriser son nouveau corps. Les rapports entre Emile et Fix développent dans un sens cette fois positif ce mélange de l’étrange et du quotidien. Les essais d’envol malheureux de Fix sont à la fois burlesques et poétiques, tandis que les échanges des deux personnages adoptent un ton trivial qui dédramatise la métamorphose en train de se manifester en eux. Thomas Cailley emprunte ainsi au David Cronenberg de La Mouche (1986) dans certaines descriptions de la mue d’Emile (perte de dents, griffes poussant sous les ongles), mais se déleste du dégoût et de la souffrance de celui-ci pour au contraire mettre son héros de plus en plus en harmonie avec le monde sauvage au fil de son évolution. Les sens accrus d’Emile ne l’éloignent jamais de ces camarades lycéens, et occasionne au contraire une nouvelle fois ce mélange de proximité (Emile disant à son amie Nina (Billie Blain) qu’il aime son odeur) et de poésie (Emile et son ouïe acérée entendant le cri lointain de Nina) qui amorce une romance adolescente dans tout ce qu’elle peut avoir de charnel et de rêveur.

La relation père/fils est absolument magnifique, faite de complicité vacharde, de sursaut d’autorité maladroite et protectrice, mais aussi de compréhension qui fonctionne constamment grâce à l’interprétation aussi juste que touchante de Romain Duris et Paul Kircher. Ce dernier, déjà formidable révélation de Le Lycéen de Christophe Honoré (2022), endosse avec grâce et dans un même élan constant l’emploi d’adolescent ingrat et celui de créature changeante. La peur de l’abandon à son être animal se conjugue à celle de l’émancipation parentale, le postulat fantastique endossant un état naturel des choses. La crainte pour les siens et celle des créatures de François déteint tout d’abord sur Emile dans la peur et le dégoût de ce qu’il devient. Lorsque tout deux surmonteront cela, ils transcenderont le schisme de la société qui les entoure et sépare ce monde animal de l’humain.

L’influence de l’animation japonaise est palpable. On pense forcément à Les Enfants loups de Mamoru Hosoda (2012) dans cette acceptation de la séparation parent/enfant par un âge adulte résultant de l’état sauvage, et la somptueuse dernière scène va clairement dans ce sens. Les foisonnantes séquences en forêt où soudain règne l’harmonie dans le défilé de créatures hybrides, puis l’affrontement avec l’armée venant la briser, convoque les plus beaux instants animistes de Princesse Mononoké d’Hayao Miyazaki (1997) sans qu’à aucun moment l’on ait le sentiment de décalque. 

Le réalisateur utilise puissamment ce cadre de tournage des espaces sauvages des Landes de Gascogne dont l’apparence évolue et se révèle (les teintes automnales, estivales puis purement onirique de la photo de David Cailley) au fil de la connexion des personnages avec cette nature. Les bois s’avèrent tout d’abord touffus, foisonnant et inquiétants comme s’ils dissimulaient l’innommable. Ils deviennent ensuite un terrain de jeu verdoyant, puis le refuge et la maison où l’on renoue avec son autre pan familial, où l’on peut renaître différent. La bande-son de plus en plus ample, lyrique et tribale de Andrea Laszlo De Simone participe à ce sentiment d’exaltation croissant qui nous gagne jusqu’à la poignante conclusion. On ne qualifiera pas Le Règne animal de grand film fantastique « français », mais de grand film tout court qui confirme le talent de Thomas Cailley.

En salle 

mardi 3 octobre 2023

Minsan pa Nating Hagkan Ang Nakaraan - Marilou Diaz-Abaya (1983)


 Minsan Pa Nating Hagkan ang Nakaraan est pour Marilou Diaz-Abaya le film qui suit sa fameuse trilogie féministe (Brutal (1980), Moral (1982), Karnal (1983)) et qui semble au premier abord plus conventionnel que cette dernière. Le postulat, l'esthétique et la narration évoque ainsi le mélodrame sirupeux philippin lorgnant sur le roman-photo ou la télénovela. Helen (Vilma Santos) est une jeune femme follement amoureuse de Rod (Christopher de Leon) qui s'apprête à la quitter pour poursuivre ses études pour deux ans aux Etats-Unis. Prête à tout pour éviter la séparation, elle lui propose même de vivre avec lui là-bas et de travailler pour l'aider à financer ses études, ce qu'il refuse égoïstement. Ellipse quelques années plus tard, Helen s'est remise et est désormais mariée à Cenon (Eddie Garcia), un riche entrepreneur plus âgé qu'elle. Rod ressurgit alors dans sa vie et tous deux entame une liaison adultère.

Sur le papier cela sent effectivement le grand mélodrame tragique sur fond de triangle amoureux, mais Marilou Diaz-Abaya va habilement détourner les attentes et lier thématiquement le film à ses autres travaux. Les flashbacks surannés sur le passé romantique de Helen et Rod (appuyé par la chanson de variété philippine donnant son titre au film, avec des moments clippesques suspendus) appuie cette idée de drame romantique, mais les interactions réelles des personnages viennent contredire cela. On retrouve, avec le harcèlement psychologique plutôt que la violence physique, le thème de la masculinité toxique chère à la réalisatrice. Plutôt qu'un amoureux éperdu, Rod est un homme possessif et égoïste qui décide par ambition quand il doit exclure Helen de sa vie, et s'y impose de force lorsqu'il l'a décidé, quand bien même cela troublerait l'existence de celle qu'il a abandonné. 

Ainsi dans ce côté intrigue de soap-opera, Rod ne trouve rien de mieux pour s'immiscer dans le quotidien d'Helen que de se proposer auprès de son époux (et de se lier d'amitié avec lui) comme architecte de leur future maison. La promiscuité imposée par ce contexte ravive leur liaison passée mais, une nouvelle fois, Marilou Diaz-Abaya désamorce toute idée de drame romantique tout en en endossant faussement l'imagerie. Helen ne parait jamais comme une amoureuse à la flamme ancienne ravivée, mais plutôt comme une femme sous emprise. Il y a néanmoins une ambiguïté sur le désir, la virilité à double tranchant et l'attrait érotique que fait naître Rod en elle, lui qui est plus jeune et vigoureux que son époux d'âge mûr. En effet les quelques moments intimistes avec Cenon, le mari légitime, reste très chaste et timoré quand, tout oppressant qu'il soit, la proximité de Rod laisse immédiatement grimper une tension érotique - même si le film est bien plus timoré sur ce point-là que la trilogie féministe de la réalisatrice.

Le scénario travaille ainsi le conditionnement inhérent à la femme philippine envers les hommes. D'un côté ce conditionnement naît de la pure domination mentale et physique avec le personnage de Rod dont Helen semble incapable de rompre, trahie par son désir et une "prédisposition" à la soumission. De l'autre côté le conditionnement est social par cet époux dont l'amour ne se manifeste que par les démonstrations de richesses, les multiples cadeaux à sa femme. Helen est ainsi coincée entre l'attrait/tyrannie physique qu'incarne Rod, et la protection sociale et économique que symbolise Cenon. Lorsqu'elle va tomber enceinte (et avec l'incertitude sur la paternité), ces deux représentations de la masculinité vont se renvoyer dos à dos et mener à une même impasse. Tout au long du film, la présence du personnage pourtant bienveillant de la tante (Mona Lisa) est là pour nous signifier la pression sociale d'avoir des enfants, au fond la seule raison d'être du mariage. Lorsque Helen accouche, elle n'est plus (si jamais elle l'a été) un enjeu amoureux mais plutôt un objet de possession et d'accomplissement pour les deux hommes de sa vie. Rod ne supporte pas de voir sa possible progéniture dans un autre foyer et devient encore plus intrusif, alors que Cenon doutant bientôt de sa paternité et soupçonnant l'adultère perd pied psychologiquement quand l'édifice familial et social qu'il a construit s'effrite. 

Plus l'on avance dans cette direction plus sombre, plus l'esthétique du film se transforme. La patine de roman-photo s'estompe pour glisser vers un climat oppressant signifié par les teintes bleutées de la photo Manolo Abaya et l'ambiance soudainement nocturne. On est dans un véritable espace mental suffocant illustrant les codes sociaux dont les personnages se sont avérés incapables de s'extirper, jusqu'à un climax assez soufflant de noirceur dans son contrepoint au début candide du film. Ce n'est pas aussi totalement maîtrisé que les films précédents (peut-être s'agissait-il d'une commande), notamment dans les moments de romance niaise où l'on tarde à percevoir le second niveau de lecture. La prestation de Vilma Santos est à la fois un atout et une faille, tant elle semble un peu trop jouer premier degré ce registre soap-opera (le film a d'ailleurs bénéficié d'un remake sous cette forme en 2023 aux Philippines), mais finalement la rupture de ton 'en est que plus forte aussi. Même si dénuée de la force de sidération de Brutal et Karnal, une œuvre très intéressante donc.

lundi 2 octobre 2023

El Pico 2 - Eloy de la Iglesia (1984)


Paco, fils d'un commandant de la Garde civile, est impliqué dans le meurtre d'un couple de trafiquants d'héroïne à Bilbao. Lorsque la presse commence à s'intéresser à l'affaire, les efforts de son père pour l'éloigner de la drogue et cacher les preuves du crime se révèlent inutiles.

El Pico 2 est le quatrième film d’Eloy de la Iglesia s’inscrivant au sein de son cycle « quinqui » (après Navajeros (1980) et Colegas (1982) mais surtout la suite de son plus gros succès dans cette veine, El Pico (1983). Après la voyoucratie déchaînée de Navajeros et le dépit social de Colegas, de la Iglesia trouvait un nouvel angle d’observation original de la déshérence de la jeunesse espagnole avec cette longue fuite en avant junkie d’un fils de bonne famille. Cette suite s’avère avant tout opportuniste, multipliant les séquences chocs sensationnalistes dans un objectif plus prononcé de secouer le spectateur, à contrario de la subtilité du premier film.

Le récit embraye directement sur la fin du volet précédent où nous avions laissé Paco (José Luis Manzano) repris en main par son père (Fernando Guillén remplaçant José Manuel Cervino qui tenait le rôle dans le premier film) prêt à l’aider à sortir de son addiction. Notre héros tout en luttant pour se sevrer est rattrapé par ses actes du premier film, notamment l’expédition meurtrière chez un dealer où il fut incriminé avec son ami défunt Urko. D’un côté El Pico 2 tombe dans tous les travers du film d’exploitation avec un long pan de l’histoire se déroulant en prison où les clichés d’agression, bagarres et viols en cellule pullulent. 

Certains éléments vont d’ailleurs à contre-courant de la caractérisation de El Pico, et même des thématiques d’Eloy de la Iglesia. Le personnage transgenre en transition est exposé assez crûment et de façon assez clichée, ce qui étonne de la part d’un de la Iglesia gay dans le civil et qui a exploré cette différence dans plusieurs films (Cannibal Man (1972), Plaisir cachés (1976), El Sacerdote (1978), Le Député (1978)), sans parler d’un Paco bisexuel dans El Pico et coupable ici d’homophobie crasse. Ces excès ont le mérite de rendre le film riche en rebondissement et sans ennui, les éléments plus intéressants se dévoilant progressivement.

Dans El pico, la fonction de commandant de la garde civile du père de Paco représentait un fardeau social et moral écrasant – mis en parallèle avec le père d’Urko activiste de gauche. Cette fois le scénario montre que l’envers « respectable » dont s’était détourné Paco est non seulement vicié, mais en collusion avec son propre monde de junkie. Les plus hautes sphères de la garde civile s’associent aux pontes du crime afin de discréditer et corrompre dans l’œuf l’ETA, tandis que la presse est manipulée au besoin afin de servir une image attendue. Ainsi au premier abord le film durant les scènes de prison semble rejouer le cycle de sevrage, manque puis rechute de Paco dans l’héroïne déjà vue dans El Pico. Au-delà du destin du héros, la simple libre circulation et trafic de l’héroïne dans ce cadre carcéral va renvoyer à ce sentiment de corruption généralisé. L’autodestruction apparaît alors comme la seule voie possible pour Paco, la figure même de droiture de ce père devant se fourvoyer par l’intimidation de témoin afin de le sortir de prison.

Cette toile de fond est passionnante malgré les facilités mise en œuvre pour faire le liant narratif entre ces différents aspects. Eloy de la Iglesia ressert ainsi une facette de délinquance armée dans le dernier tiers du film qui est certes un passage obligé du quinqui, mais qui a bien peu de rapport avec le contexte et les personnages tels que développés précédemment – malgré cette tendance connue de la prison dont on ressort parfois pire que lorsqu’on y est entré. La dernière partie est des plus cathartique en hissant le drame familial vers la pure tragédie et le constat cinglant sur des institutions troquant l’autoritarisme du franquisme pour un terrible cynisme sous les apparences respectables. Plutôt qu’un destin de martyr, Paco devient en définitive l’illusion de ce qu’il fuyait, et une sorte de double de la victime de son premier forfait. Malgré ses nombreuses scories, El Pico 2 est une suite valant vraiment le détour grâce à son constat sans appel. 

Sorti en bluray chez Artus Films dans un coffret "quinqui" où l'on trouve aussi Colegas et le premier El Pico