Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram
Un jeune marié emmène sa toute jeune femme dans
sa ville natale pour vivre dans la maison de son père. Frappé par sa
ressemblance troublante avec sa femme décédée, le patriarche convoite sa
belle-fille. Quand les choses deviennent critiques, une violente
querelle familiale éclate et se termine en tragédie.
Une vieille fille d'âge moyen raconte l'histoire pour laisser une trace
de la chute du propriétaire prisonnier de son passé, révélant finalement
sa propre identité.
Karnal est le troisième et dernier volet
de la trilogie féministe de Marilou Diaz-Abaya. Le projet naît d'une
sollicitation du producteur Benjamin G. Yalung qui souhaite produire un
film inspiré d'un article de Teresita Añover-Rodriguez publié dans la
revue Mr. & Ms. Magazine et relatant
le sordide fait divers qui vit une femme assassiner son beau-père qui
abusait d'elle. Le producteur souhaite en faire un véhicule pour son
amie l'actrice Cecille Castillo, célèbre notamment pour son rôle dans Caïn et Abel
(1982) de Lino Brocka. La réalisatrice sollicite de nouveau le
scénariste Rick Lee et, tout en gardant comme base le fait divers, ils
décident de transposer l'intrigue dans les Philippines des années 30
alors colonisés par les Américains. Marilou Diaz-Abaya a le sentiment
que ce contexte constitue un moment de transition entre les mœurs
locales archaïques et l'influence occidentale plus progressiste pour les
femmes. C'est aussi une manière de revenir en quelque sorte aux racines
du mal, en capturant au berceau les causes de l'oppression patriarcale
observée dans un cadre contemporain avec Brutal(1980) et Moral (1982).
Cette idée de retour à un passé primitif et presque mythologique
s'inscrit dès l'ouverture du film où une narratrice (Charito Solis)
d'âge mûr nous dépeint le contexte du récit et ses liens à celui-ci.
L'histoire se déroule dans la région de Gulawin d'où est originaire sa
mère qui l'a quitté et juré de ne plus jamais y revenir, déclarant que
ce lieu est symbole d'enfer sur terre. Cette narratrice interviendra
plusieurs fois et apportera diverses ponctuations funestes au récit en
voix-off ou en insert sur son visage résigné, mais nous ne saurons sa
véritable identité qu'à la toute fin. Narcing (Phillip Salvador) est un
jeune homme revenant penaud à Gulawin dans la maison de son père,
l'impitoyable Gusting (Vic Silayan), après avoir échoué dans sa volonté
d'émancipation à Manille. Il est accompagné de son épouse Puring
(Cecille Castillo) dont le point de vue va nous faire découvrir les
mœurs arriérées de la région et de la famille.
Sur le chemin de la
maison, le couple rencontre des connaissances de Narcing (dont une
ancienne prétendante) et les présentations se font sans que Puring ait
pu prendre la parole, devant déjà se montrer sous le joug de son mari
aux yeux des autres. Les retrouvailles avec le père expriment déjà par
le verbe et la disposition des personnages dans les compositions de
plan, l'ascendant psychologique qu'il a sur sa progéniture et la façon
dont il intimide toujours Narcing revenu à son statut de petit garçon
tremblant. Un détail d'importance est alors révélé, il s'avère que
Puring est le sosie de la mère défunte de Narcing, et donc de l'épouse
du beau-père Gusting. On apprendra peu à peu les circonstances sordides
de sa mort, brisée mentalement par la jalousie de son époux et les
humiliations qu'il lui fit subir.
On voit donc parfaitement se disposer les éléments du drame à venir, à
la fois par ces indices mais aussi par une connaissance de certains
archétypes dans la construction de certains drames philippins
contemporain au film. Le domaine agricole dirigé d'une main de fer par
un maître/parent abusif et métaphore du régime du président Marcos est
un motif déjà utilisé par Rick Lee dans Caïn et Abel.
Le patriarche terrifiant, caractérisé comme un croquemitaine et
charriant les pulsions les plus inavouables rappelle quant à lui le
glaçant Kisapmata de Mike de Leon (1981). C'est d'ailleurs Vic Silayan qui jouait le père dans Kisapmata qui retrouve un rôle voisin ici. C'est une variation plus qu'une redite, le géniteur monolithique de Kisapmata
laissant place ici à un être bien plus retors et vicieux, alternant
autorité sèche (un simple raclement de gorge ravivant les
mêmes terreurs enfantines pour Narcing et Doray) et bienveillance de
façade avant de laisser exploser sa monstruosité. La direction que prend
le récit s'anticipe donc aisément, mais la mécanique pour l'amener est
absolument insoutenable de malaise. Il y aura tout d'abord une sorte de
redite tragique où Narcing réitère les errances passées de son père en
étouffant Puring de sa jalousie, en l'enfermant dans la maison et lui
refusant tout contact avec l'extérieur où elle aurait la tentation de
céder à un autre homme.
L'autre réminiscence réside dans le désir de
plus en plus insistant de Guring pour sa belle-fille, les paroles et regards appuyés
passant aux actes quand il va essayer de la violer. Cependant Narcing
apparaît comme un lâche reproduisant des schémas primaires par peur
d'être jugé par son père et les voisins, et cherchant le pardon de Puring comme un
enfant en faute auprès d'une mère après lui avoir infligé une raclée. A
l'inverse Guring est à la fois un serpent et un cerbère, languissant
pour se rapprocher de Puring puis carnassier pour la posséder avec
férocité. Marilou Diaz-Abaya déploie dans ce cadre archaïque les mêmes
effets que dans ses films contemporains, les cadrages déroutants et la
photo stylisée de Manolo Abaya instaurant une ambiance quasi fantastique
dans la maison familiale. L'atmosphère se fait littéralement suffocante
jusqu'à un rebondissement proprement stupéfiant intervenant à mi-film
et emmenant l'histoire dans une autre direction, plus inattendue.
Cette première partie certes magistrale aura néanmoins déployé un schéma
attendu et comme dit plus haut déjà exploité dans le cinéma philippin.
Le seul ennemi, mais aussi le plus insurmontable, de cette deuxième
partie est le conditionnement à la soumission des femmes philippines -
le parallèle tout du long avec le personnage de la belle-soeur Doray
(Grace Amilbangsa). Si elle n'ose se rebeller par le verbe et ne le peut
par la force physique, Puring tentera l'émancipation en se montrant
libre de son désir (cette féminité qui l'émancipe en faisant aussi une proie) à travers la liaison qu'elle va entretenir avec Goryo
(Joel Torre), un muet faisant office "d'idiot" du village mais qui est
en fait un être sensible partageant avec elle ce statut de paria - la douceur de leurs scènes d'amours contraste d'ailleurs avec la fièvre et le sentiment de possession du langage corporel de celles avec Narcing. Une
fois l'adultère démasqué et les conséquences tragiques allant avec,
Puring revient à un état d'errance, de soumission et de culpabilité
chrétienne qu'elle avait initialement rejeté. Marilou Diaz-Abaya
délaisse toute narration classique pour aligner une suite de tableaux
hallucinés et cauchemardesques où l'on bascule dans le conte macabre,
truffé de situation dérangeantes comme l'infanticide.
Ce que l'on avait
pris pour la malédiction d'une région, d'une maison ou d'une famille
masque en fait la damnation d'être une femme. La narratrice nous révèle
alors son identité et explique comment, même éloigné de Gulawin, l'enfer
de ces lieux a accompagné ceux ayant eu le courage de les quitter. La
réalisatrice refuse cependant de faire de ce monde patriarcal un envers
abstrait et mythologique détaché de la réalité. Ainsi parallèlement à
cette dimension baroque déjà évoquée, l'esthétique du film alterne avec
une inspiration picturale classique, les tableaux du peintre Fernando Amorsolo servant de référence. Cela inscrit subtilement le film dans une
vraie réalité historique, et laisse deviner la violence des mœurs sous
les visions pastorales magnifiques qui parcourent le récit. Une œuvre
captivante et sacrément audacieuse par sa manière de déjouer nos
attentes, mais aussi la plus pessimiste de la trilogie en revenant ainsi
aux sources des maux rongeant la société philippine.
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