Détour est une œuvre qui marque et accompagne l’avènement du film noir dans le cinéma Hollywoodien en ce milieu des années 40. Des œuvres comme Assurance sur la mort (1944), Phantom Lady de Robert Siodmak (1944) ou Laura de Otto Preminger (1944) en ont posés les inspirations littéraires, les bases formelles avec cette esthétique influencée par l’expressionniste allemand (les trois réalisateurs des films évoqués étant des migrants germaniques), ainsi que certains thèmes et figures récurrents comme la femme fatale et e poids du destin. Détour exprime la nature désormais « bankable » du genre lui permettant de passer des productions studios nanties à la série B plus modeste.
Edgar G. Ulmer parvient brillamment à mêler les contraintes économiques de son budget avec les thèmes et les figures du film noir évoquées plus haut. Toutes ces figures s’expriment par une épure qui développe l’ensemble du récit comme une sorte d’espace mental du héros, témoignant par le verbe (la lancinante voix-off constamment plaintive) et l’image du piège se refermant inexorablement sur lui. Il y a ainsi un minimalisme des péripéties où la malchance, les circonstances et une incapacité continuelle de Roberts (Tom Neal) à prendre la bonne décision l’enfonce toujours un peu plus dans la spirale de l’échec. Le scénario (adapté de son propre roman par : Martin Goldsmith) marie là un pessimisme social hérité de la Grande Dépression des années 30, où Roberts comprend que sa seule condition misérable suffira à le rendre suspect et coupable, et l’amène à faire le pire choix possible alors qu’il n’a rien à se reprocher. Globalement tous les protagonistes portent à des degrés divers ce poids de l’échec, que ce soit Sue (Claudia Drake) la fiancée chanteuse que Roberts cherche à rejoindre, Haskell (Edmund MacDonald) l’automobiliste au passé douteux, et bien sûr Vera (Ann Savage) véritable harpie si jeune et déjà marquée par la vie.Cet échec annoncé s’inscrit par la narration en flashback et la manière de plier visuellement les environnements à la confusion mentale du héros, à son sentiment d’insécurité. Le travelling avant braquant la lumière sur son regard dépité introduit le saut dans le temps, plus tard le New-York brumeux dans lequel déambule Sue et Roberts est autant une façon d’économiser les frais de décors que de souligner l’horizon bouché des projets dont ils discutent. Après avoir joué de ce sentiment désabusé par l’atmosphère, Ulmer va le faire par sa caractérisation. La bascule se fait lors des discussions en voiture entre Roberts et Haskell, où l’on passe de cette atmosphère nocturne oppressants, de ces arrière-plans artificiels, à une tonalité plus urbaine et lumineuse à Los Angeles. L’échec prend alors les traits de Vera, anti-femme fatale souffreteuse et vénale, dont la beauté est altérée par les mauvaises expériences que l’on ne peut que deviner. Gouailleuse, agressive et fébrile, c’est un personnage pitoyable et intimidant qui plie Roberts à sa volonté par cette imprévisibilité. Ann Savage livre une performance sidérante et assez unique dans le Film noir, les amorces de romance ou d’attirance sexuelle plus attendue étant tuées dans l’œuf par le caractère trop rêche de Vera. Ulmer joue de cette idée de prison mentale avec cet espace de l’appartement, et rend abstraites les interactions au monde extérieur (là aussi l’économie de moyen et l’approche thématique se rejoignant). Le désenchantement de la voix-off joue sur le drame annoncé de façon subtile dans son mariage à l’image, comme si tout était écrit. On le ressent par la première apparition presque anodine de Vera en voyageuse anonyme dans un coin de l’image, la sollicitation de Roberts précipitant la chute future de ce dernier. C’est également le cas à la fin où il craint, anticipe et sollicite presque l’arrivée de cette voiture de police qui va l’emmener alors que rien dans l’intrigue ne justifie objectivement qu’il se fasse prendre à ce stade. C’est le propre du héros de film noir, à la fois acteur de sa perte et victime de la fatalité.Sorti en bluray français chez Elephant Films
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