Dadong, policier à la retraite, apprend que sa fille unique, Mila, est enceinte et va se marier. Face à l’insistance du jeune couple, le père autoritaire accepte le mariage, à condition que son futur gendre paie une dot ridiculement chère. Commence alors une série de demandes de la part de Dadong, qui entend exercer sa domination de patriarche à tout prix…
La masculinité toxique et la force d’une certaine tyrannie patriarcale sont des éléments que l’on retrouve souvent dans le cinéma philippin. C’est une métaphore aisée pour s’attaquer au pouvoir du président Marcos mais semble néanmoins être un élément réellement imprégné dans la société philippine. Lino Brocka l’aborde sous l’angle du virilisme propre à générer des conflits sanglants et à briser les figures féminines dans Insiang (1976), Manille (1975) ou encore Caïn et Abel (1982). Mike de Leon quand il explore ce thème en fait quelque chose de plus insidieux et opaque, un mal que l’on doit arracher des souvenirs et de l’au-delà dans l’excellent Itim (1976). Kisapmata creuse le même sillon mais se déleste de l’élément fantastique, même si le travail sur le décor et notamment les vues extérieures de la maison familiale, apporte par la mise en scène une dimension maléfique surnaturelle aux drames qui se joue dans ce lieu.
Comme évoqué plus haut, ce mimétisme de la tyrannie du père de famille Dadong (Vic Silayan) avec la dictature du pays est évident mais Mike de Leon l’emmène vers quelque chose de plus cruel et insaisissable. Dès les premières scènes, cet autoritarisme de ce père a quelque chose de dérangeant, ne relevant pas d’un sentiment de protection envers sa fille Mila (Charo Santos-Concio) mais plutôt de propriété. Si sa réaction face à l’annonce de grossesse et des projets de mariage de Mila paraissent relativement « normales » dans ce type de société patriarcale, Mike de Leon dissémine des éléments plus troubles. Le fait qu’il pénètre sans frapper ni prévenir dans la chambre de sa fille adulte de 25 ans, le langage corporel de crainte, dégout et soumission de cette dernière laisse planer le spectre de l’inceste.Le film s’inspire d’un fait-divers tragique survenu dans le pays et qui fut relaté par Nick Joaquim, ami journaliste et écrivain de Mike de Leon, sous le titre The House on Zapote Street. Dans cette idée, la narration progresse au fil d’écrans noirs datés partant du mariage de Mila et Noel (Jay Ilagan) jusqu’à un terrible dénouement. Ce choix exprime un sentiment d’inéluctable où le passif sordide (l’inceste donc) se devine aisément avant d’être explicitement évoqué puis montré, tout comme l’évidence que tout cela ne pourra que se conclure dans le drame. Ce n’est donc pas la progression dramatique mais plutôt les espace de tension et de malaises que privilégie Mike de Leon. Dadong offre un savant mélange d’intrusivité supposé bienveillante dans la vie du couple et use de ruse mâtinée de chantage affectif pour empêcher une idée qui lui semble impensable : que Mila quitte le foyer. Ce n’est pas une crainte (qui serait disproportionnée et malsaine certes, mais partirai d’un bon fond) du sort de sa progéniture dans le monde extérieur qui l’anime, mais le simple fait qu’elle ne soit pas sous son joug. Mike de Leon nous le fait ressentir de manière latente durant les séquences de préparatifs du mariage où Dadong est non seulement omniprésent, mais s’immisce littéralement entre les fiancés dans les cadrages, compositions de plan et agencement des protagonistes. La bascule intervient lors de la scène de la première danse lors du mariage, la ronde des partenaires semblant inévitablement ramener Mila dans les bras de son père, signe avant-coureur de la suite. Le mariage n’est donc pas comme dans d’autres sociétés patriarcales un moyen de quitter le foyer familial, mais seulement son illusion. L’obsession de Dadong est plus forte que les codes traditionnels qui l’entourent et tous les moyens seront bon pour restaurer son royaume domestique et soumettre ses sujets.Une fois Mila de nouveau prise au piège malgré elle, la mise en scène fait de la maison un véritable personnage secondaire articulant les jeux de pouvoirs qui s’y jouent. Hormis deux envolées oniriques, le réalisateur délaisse les atmosphères gothiques qui donnaient également une importance majeure à la demeure de Itim, pour travail des motifs purement géométriques et de lignes de fuites. En journée les pièces du premier étage (les chambres et la salle de bain) sont des échappatoires à l’autorité du père régnant sur le rez-de-chaussée où il est le seul à recevoir des visites, où il est au centre de l’attention et le seul à avoir la parole – les compositions de plan lors des scènes de repas. La nuit venue, l’ombre s’étend et l’aura maléfique de Dadong avec. Il peut s’immiscer dans la chambre de Mila pour abuser d’elle, et garder tel un cerbère la porte d’entrée et l’accès au téléphone, seules ouvertures pour l’extérieur. Mike de Leon nous fait ressentir tout cela par son les nuances de la photographie de Rody Lacap, ainsi que par un jonglage habile entre plongée et contre-plongée pour exprimer ces sentiments de dominants/dominés – Noel ivre de colère qui se désagrège totalement lorsque Dadong l’écrasera de son regard. Si durant les scènes d’intérieur et le point de vue biaisé des membres de la famille conditionnés par la peur (de la servante à la mère de famille apeurée et complice jouée par Charito Solis) de Leon travaille un certain réalisme, de l’extérieur les spectateurs de ces évènements oscillent entre perplexité et crainte. La séquence voyant l’ultime retour du couple devant la demeure (et les autres scènes de ce type) évoquerait presque des séquences de La Maison du diable ou de L’Exorciste (d’ailleurs avant leur funeste sort Noel et Mila n’arbore qu’un crucifix pour se protéger de Dadong) avec de frêles silhouettes écrasées par une bâtisse abritant le mal absolu. Ce brio formel mêlé à la bande-original anxiogène (lorgnant sur les compositions d’un Pino Donaggio chez Brian de Palma) de Lorrie Ilustre instaure un mélange de tension psychologique, de réalisme et de surnaturel par la seule imagerie. Tout cela sert parfaitement une conclusion d’une saisissante noirceur, à la violence aussi injuste qu’attendue. L’analogie à la dictature est judicieuse avec cette politique de la terre brûlée lorsque la domination du tyran s’estompe.Sorti en bluray chez Carlotta
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