Once upon a time… In Hollywood avait toutes les allures d’un beau point final à la filmographie de Quentin Tarantino. Par sa portée nostalgique et référentielle au Hollywood de son enfance, ainsi qu’une uchronie davantage au service de la préservation d’un paradis perdu plutôt que la seule vengeance, le film montrait le réalisateur sous un jour étonnamment intime. Avant de donner prochainement le vrai (à voir s’il s’y tient dans les prochaines années) point final à son œuvre filmique avec son dixième et annoncé dernier film, Quentin Tarantino prolonge à l’écrit sa démarche de Once upon a time… In Hollywood mais finalement aussi de toute sa carrière.
Tarantino est un des cinéastes dont la cinéphilie s’enchevêtre le plus à sa démarche créative, ou du moins celui qui s’en cache le moins en assumant voire revendiquant sans peine ses inspirations, des plus nobles aux plus bis, sans autre hiérarchie que son goût personnel. C’est un élément que l’on ressent à divers degrés dans le patchwork (Kill Bill volume 1 (2003) et Boulevard de la mort (2007) étant les sommets de cette démarche façon DJ cinéphile) de certains de ses films mais en fait le terrain où l’on a le plus savourer cette facette du réalisateur est en interview au vu de sa gouaille érudite et provocatrice qui en fait un bon client. Ces dernières années, Tarantino a privilégié ce côté exégète volubile au sein du podcast The Video Archives qu’il présente avec son ami Roger Avary. C’est ce qui a guidé aussi son passage à l’écriture avec la novélisation de Once upon a time… in Hollywood et désormais de ce Cinéma Spéculation. Ce nouvel ouvrage livre se déleste de la dimension fantasmée du film/livre de 2019 (qui se déroulait en 1969, Tarantino né en 1963 étant alors trop jeune pour ressentir une nostalgie véritable) pour uniquement en prolonger la veine cinéphile et nostalgique dans une évocation du cinéma des années 70. Chaque chapitre est consacré à un film emblématique de la décennie, pour la postérité ou pour le seul Tarantino qui va y mélanger analyses, réflexions personnelles et digressions en pagaille.
Pour le lecteur venu chercher un ouvrage académique, didactique et propre sur lui, mieux vaut passer son chemin. L’intérêt du livre est de justement pénétrer le cerveau en ébullition de Quentin Tarantino et sa vision toute personnelle du cinéma. Il lui est par exemple reproché d’égratigner plusieurs fois François Truffaut dans le livre, ainsi que John Ford (entre autres). A cela on est tenté de répondre que tout cinéphile a dans son corpus un cinéaste célébré, déifié, muséifié et que malgré toute cette aura et ses apports certains à l’art cinématographique, il n’apprécie pas. D’ailleurs François Truffaut critique ne fut pas le dernier à étriller parfois injustement ses futurs pairs. L’autre motif de discorde est un certain penchant de Tarantino à trop se mettre en avant, à dériver sur des anecdotes sur sa carrière, les échanges avec certains collègues célèbres (John Milius, Martin Scorsese, Paul Schrader) comme pour signifier son joli carnet d’adresse. C’est un peu oublier d’où vient le réalisateur. Tarantino est un peu comme cet ami que beaucoup de cinéphiles on eut, celui qui rêvait de travailler dans le monde du cinéma et qui vous bassinait avec les grands projets qu’il pensait écrire/réaliser pour tel grand acteur, et que l’on écoutait poliment en sachant bien qu’il n’y arriverait pas. Donc Tarantino est la manifestation improbable de cet ami, mais qui aurait réussi, et aurait conservé une fois au sommet la même logorrhée vantarde et parfois puérile que lorsqu’il n’était personne. Le mantra qui serait devenu de la confiance en soi, la gouaille de l’outsider qui serait devenue parole d’évangile que l’on écoute. Quentin Tarantino est de ce bois là et c’est ce qui le rend attachant à la lecture du livre puisque sans être d’accord avec toutes ses opinions parfois très tranchées, ses envolées rappellent une nouvelle fois toutes les discussions que chaque cinéphile à pu avoir avec ses amis, grossissant le trait et assénant ses vérités avec érudition (parfois) et mauvaise foi (souvent) pour avoir le dernier mot. Cet égo rigolard le rend plus proche de nous que celui d’un Nicolas Winding Refn s’autoproclamant génie avec un stoïcisme froid, n'engageant pas le dialogue et sans dégager le moindre capital sympathie. Si l’on faisait une analogie musicale, Tarantino est l’équivalent de certains rappeurs ou rockeurs bombant le torse en façade, c’est le pendant cinéma du groupe Oasis aussi prompt à assassiner les collègues que de faire l’office de vrai prescripteur – et tout aussi détesté par les tenants du «bon goût » pour le côté alchimiste et composite de leurs créations.
Tarantino nous explique avoir été exposé au plus jeune âge à toute sorte de films, parfois très violent au plus jeune âge en accompagnant les sorties de sa mère et de son beau-père. La condition de ce privilège était de se faire le plus discret possible parmi les adultes. Chaque retour en voiture autorisait enfin la discussion autour du film entre lui et ses parents, chaque séance étant en plus de l’expérience du film, l’occasion d’observer les réactions du public, ces dernières participant à sa compréhension d’éléments du spectacle qu’il ne pouvait pas toujours comprendre. Le panorama de descriptions de cinéma de quartier (pour beaucoup aujourd’hui disparus) de Los Angeles, de leur emplacement, spécificité de programmation, ethnologie de public et de comportement de celui-ci est un véritable régal qui aide pas mal à comprendre les stimuli recherchés par le futur Tarantino réalisateur.
Parmi les chapitres les plus réussis, on trouve celui consacré à Bullitt de Peter Yates. L’élément de fascination du film pour Tarantino repose sur le charisme et la présence magnétique de Steve McQueen, auxquels Bullitt se plie tout entier. La réflexion selon laquelle aucun spectateur ne se souvient réellement de ce que raconte Bullitt est terriblement juste, l’intérêt du film étant d’observer un Steve McQueen cool bougeant, agissant, parlant ou ne faisant parfois rien mais de façon cool, servit par la cinégénie d’une époque, d’une ville, d’accessoires (la Ford Mustang de la fameuse poursuite en voiture) entièrement dévoués à mettre en valeur cette « coolitude ». Une présence dont l’acteur a pris conscience dans ses rôles les plus fameux (L’Affaire Thomas Crown (1968), Guet-apens (1972)) lui faisant réduire ses dialogues en conséquence pour ne plus laisser le public que venir voir Steve McQueen. Le thème de la vengeance et la violence cathartique chère au cinéma de Tarantino est abordé lors des chapitres consacrés à Echec à l’organisation de John Flynn (1973), Rolling Thunder de John Flynn (1977) et Taxi Driver de Martin Scorsese (1976). Il différencie ainsi le pur film d’exploitation destiné à flatter les instincts brutaux de son public avec l’efficacité imparable d’Echec à l’organisation, tandis que Rolling Thunder et Taxi Driver navigue en eaux plus troubles sous un apparat primaire voisin dont Tarantino cerne les audaces (la réécriture du scénario et la prestation de William Devane rendant le propos plus opaque que le nihilisme cathartique de Schrader dans Rolling Thunder) et les concessions (le fait d’avoir un proxénète blanc joué par Harvey Keitel est une volonté du studio acceptée par Scorsese pour Tarantino) tout en affirmant que l’ensemble était reçu comme de pures bandes de vengeances par le public des quartiers populaires.
C’est intéressant mais un peu moins convaincant lorsque la réflexion a des velléités d’analyse sociétale dans le chapitre sur L’Inspecteur Harry (1970) mais captive dans la description de la mise en scène de Siegel, de sa collaboration tout en confiance avec Eastwood avec le chapitre sur L’Evadé d’Alcatraz (1979) assez minutieusement disséqué. Parmi les plus égratignés on trouve un Brian de Palma dont on apprécie néanmoins la mise en lumière de ses premiers films plus méconnus et arty, avant que Tarantino ne suggère que son virage Hitchcockien est avant tout opportuniste, mais aussi plus cérébral que passionné puisqu’il n’y voit que des dispositifs, des mécaniques de suspense à reprendre et sublimer mieux que le maître du suspense. C’est discutable mais la démonstration est passionnante et argumentée.
Tarantino nous rappelle aussi plus d’une fois qu’il fut un lecteur assidu de la presse cinématographique (on connaît son admiration pour Pauline Kael à laquelle il fait plusieurs fois allusion ici) et y consacre un des meilleurs chapitres avec son ode au journaliste Kevin Thomas, sans œillères sur la série B et le cinéma d’exploitation cher au réalisateur. Des extraits entiers des critiques de Thomas sont cités et vantent la capacité de ce dernier à retranscrire l’intention et l’motion d’une séquence, quand bien même la déception serait de mise devant le film, on comprendrait ce que le rédacteur a voulu exprimer. Le plus beau et personnel chapitre reste cependant le dernier avec cet hommage à un drôle de mentor, un certain Floyd hébergé par sa mère durant quelques mois. Cet homme manifestement peu recommandable (sorte de modèle du Ordell de Samuel L. Jackson dans Jackie Brown (1998)) joua un rôle considérable dans l’appréhension de la culture afro-américaine auprès du jeune Tarantino, son absence d’aprioris, son ambition d’être scénariste (un ami aux desseins de cinéma trop grand pour lui encore un) et le semblant de matrice de Django Unchained (2012) d’un de ses écrits qui ne sera pas oublié.
Comme évoqué plus haut, si l’on prend le livre pour ce qu’il est, une discussion aussi argumentée que de mauvaise foi avec un ami cinéphile (et les digressions chargées d’anecdotes et de name-dropping qui vont avec), Cinéma Spéculations est un petit régal de lecture pour lequel néanmoins un minimum de connaissance de ses classiques seventies sera nécessaire. Nous attendons maintenant le dixième film de pied ferme !
Edité chez Flammarion
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