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jeudi 16 mars 2023

Itim, les rites de mai - Itim, Mike de Leon (1976)


 Jeune photographe installé à Manille, Jun décide de retourner dans sa ville natale afin de rendre visite à son père, un ancien médecin devenu paralysé après un accident de voiture. Durant son séjour, il effectue un reportage photo sur les rites locaux célébrés durant la Semaine sainte. À cette occasion, il fait la connaissance de la mystérieuse Teresa. Alors que les deux jeunes gens se lient d’amitié, celle-ci lui parle de sa sœur Rosa, récemment disparue, mais dont la présence ne cesse de la hanter...

Itim est le premier long-métrage de Mike de Leon, cinéaste philippin majeur qui participa au renouveau du cinéma philippin amorcé à la moitié des années 70. Moins connu que son aîné Lino Brocka, Mike de Leon participa néanmoins à l’ascension de ce dernier en produisant et étant le directeur de la photographie de Manille (1975), échec local au box-office qui connaîtra un certain retentissement dans les festivals internationaux. Cette contribution à Manille était la dernière marche (après deux court-métrages Sa Bisperas (1972) et Monologo (1975) désormais perdus) avant qu’il se lance à son tour sur Itim, aboutissement logique au vu de son passif. Mike de Leon s’inscrit en effet dans la lignée de figures majeures du cinéma philippin, étant le petit-fils de Narcisa de Leon fondatrice et dirigeante de LVN Pictures, grand studio ayant émergé durant un premier âge d’or de la production locale qu’on situe de 1945 à 1959. L’intérêt de Mike de Leon pour le cinéma ne naît paradoxalement pas au sein de ce terreau (son père Manuel de Leon ayant également fondé sa société de production Diadem Pictures) mais plutôt durant ses études en Europe, et plus précisément Heidelberg en Allemagne où il étudie l’histoire de l’art. Il y fera nombres de découvertes majeures du cinéma occidental dont Blow-up de Michelangelo Antonioni (1966) qui sera un véritable choc. Dès il décide de retourner au pays où l’infrastructure de LVN Pictures (qui a cessé de produire des films mais officie pour la post-production) va lui permettre de se former aux ficelles du métier. 

Tout comme Lino Brocka, la volonté de Mike de Leon est de proposer des œuvres trouvant un juste équilibre entre patine d’auteur, propos engagé et accessibilité en faisant des productions populaires. Chez Lino Brocka cela fonctionnait dans un équilibre entre contexte social philippin aride et codes du cinéma hollywoodien classique dans son inspiration du mélodrame et plus moderne par certains éléments esthétiques tels que la photographie. Sur Itim, Mike de Leon bien qu’animé des mêmes intentions procède assez différemment. Le cadre social est moins explicitement évoqué mais tout aussi présent, à travers la figure patriarcale négative, qu’elle soit comme dans Itim celle du père ou encore du mari dans C’était un rêve (1977) et Le paradis ne se partage pas (1985) – cette masculinité toxique étant aussi un thème récurrent de Lino Brocka, articulée différemment. 

Ces éléments s’immiscent très insidieusement dans Itim. Le film s’ouvre sur une séquence de spiritisme où Teresa (Charo Santos) et sa mère (Mona Lisa) tentent d’entrer en contact avec Rosa, la sœur et fille aînée disparue sans laisser de trace. Le verdict du médium est tragique et sans appel, Rosa est décédée. Sur le principe d’une narration classique, peu de liens entre cette intrigue et celle qui voit Jun (Tommy Abuel), photographe installé à Manille revenir à la maison familiale retrouver son père le docteur Torres (Mario Montenegro), paralysé depuis un accident de voiture. Jun est venu photographier les rituels de la semaine sainte, et croise ainsi durant les commémorations la route de Teresa, avec laquelle il va se lier. On comprend vite que les fils reliant le destin des personnages n’obéissent pas à une logique rationnelle ou à des leitmotivs attendus comme une possible relation amoureuse. Le cadre sacré de chacune des deux premières rencontres entre Teresa et Jun, le mélange d’absence et d’attrait irrépressible qui guide leur rapprochement repose sur quelque chose de bien plus insaisissable qu’une romance. Ils sont poussés, destinés à se rencontrer par une force supérieure, cela devant déboucher sur quelque chose.

Mike de Leon nous y prépare habilement par son sens de l’atmosphère. Si quelques dialogues nous mettent sur la voie en amont (le passif de séducteur invétéré du père lorsqu’il était valide) et permettent à un certain stade de deviner les tenants et les aboutissants, la fascination ne naît pas de la révélation mais du cheminement purement sensoriel pour y parvenir. Pour Teresa, le réalisateur rattache le surnaturel à son humeur changeante, à la douceur virginale de son visage prenant soudain des expressions plus torturées, ainsi qu’aux lieux où la mènent de façon récurrente sa conscience volatile tel cette vue sur un cour d’eau. Au contraire, le trouble de Jun se rattache à un lieu très précis, celui de la demeure familiale déclencheur de phénomènes pour notre héros. Mike de Leon orchestre un véritable film gothique où Jun est en transit entre fuite onirique et lourds secrets plus spécifiquement en lien avec la maison. 

L’arsenal de frayeur gothique bien que parfois classique est brillamment amené : voix inquiétantes dans la nuit, ombres indicibles dans les pièces reculées de la maison, silhouettes immaculées lointaine au bord de l’eau dans une citation directe de Les Innocents de Jack Clayton (1961). Le réalisateur a cependant d’autres idées bien plus originales pour traduire la manière dont le passé s’enfouit dans la topographie de la maison et la psyché des personnages. Lorsque Jun déambule de nuit dans la maison, l’intérieur de l’ancien cabinet de son père vu dans l’entrebâillement d’une porte semble avoir une colorimétrie différente des autres pièces. La couleur est pâle, neutre et par le jeu de strate qu’offre la composition de plan le cabinet parait se situer à un autre niveau de réalité, d’espace-temps, celui où a pu se dérouler un évènement tragique.

C’est cette même gamme chromatique blafarde qui accompagne les échappées mentales oniriques de Jun, que la photo de Ely Cruz et Rody Lacap noie dans des teintes diaphanes reprenant une imagerie religieuse troublante. Le climax donnera d’ailleurs les clés du récit dans des flashbacks d’un noir et blanc saturé, comme si la catharsis latente se devait d’altérer le réel en le délestant de ses couleurs. Ce choix formel semble être l’aboutissement logique d’un récit entrechoquant le profane et le sacré, les rites religieux outrés dont est témoin Jun trouvant leur écho dans la logique plus occulte et païenne de la pratique du spiritisme. La dichotomie des lieux et des personnages est assez remarquablement révélée et d’une logique implacable. Le cours d’eau où revient constamment Teresa, l’aspect lointain des fantômes qu’on y croise correspond à la conscience étouffée qui y repose. Au contraire la maison contient de plus en plus difficilement la sourde douleur des actes horribles qui s’y sont déroulés. Mike de Leon laisse surgir un fantastique comme seule voie de justice à une violence tristement concrète et inscrite dans les mœurs de cette société patriarcale. Les fils du monde invisible se resserrent pour exposer une monstruosité bien réelle. 

Sorti en bluray français chez Carltotta

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