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mercredi 1 mars 2023

Suzume - Suzume no tojimari, Makoto Shinkai (2023)


 Dans une petite ville paisible de Kyushu, une jeune fille de 17 ans, Suzume, rencontre un homme qui dit voyager afin de chercher une porte. Décidant de le suivre dans les montagnes, elle découvre une unique porte délabrée trônant au milieu des ruines, seul vestige ayant survécu au passage du temps. Cédant à une inexplicable impulsion, Suzume tourne la poignée, et d'autres portes s'ouvrent alors aux quatre coins du Japon, laissant entrer toutes les catastrophes qu'elles renferment. L'homme est formel : toute porte ouverte doit être fermée. Guidée par des portes nimbées de mystère, Suzume entame un périple en vue de toutes les refermer.

Suzume, nouvel opus de Makoto Shinkai, vient confirmer une sorte d’évidence dans la filmographie du réalisateur, celle d’une hésitation constante entre l’intime et le collectif. Les premières œuvres de Shinkai traduisent cette dichotomie en prenant des postulats mêlant le grandiose du cadre des récits et les enjeux profondément intimistes. Le moyen-métrage The Voice of Distant Star (2002) traite d’une épopée spatiale pour ne finalement se concentrer que sur la séparation et le contact impossible à maintenir entre deux amis adolescents, l’une au confins de l’espace et l’autre demeuré sur terre. De même La Tour au-delà des nuages (2004) se déroulant dans une uchronie SF façon Le Maître du château délaisse les questionnements philosophiques et géopolitiques de son argument pour une nouvelle fois se concentrer sur les retrouvailles amoureuses/amicales d’un trio d’adolescents que ce contexte a séparé. La distance entre les individus, thème récurrent de Shinkai, servait cette dimension intime tandis que les contextes SF ambitieux supposés aborder le collectif n’était que des arrière-plans. 

Avec 5cm par seconde (2007), Shinkai assume pleinement ce penchant pour l’introspection en se délestant de tout élément d’anticipation pour traiter, dans une imagerie flamboyante, de toutes les émotions qu’entraînent le rapprochement amoureux adolescent et les inévitables désillusions et séparations à l’orée de l’âge adulte. C’est une œuvre fondamentale à la suite de laquelle justement, Shinkai tente d’introduire avec plus ou moins d’adresse des préoccupations plus matures et soucieuses du collectif dans Voyage vers Agartha (2011) et The Garden of Words (2013), où la distance entre les êtres s’inscrit dans la problématique du deuil et de la différence d’âge dans une relation amoureuse.

Le tsunami et la catastrophe de Fukushima en 2011 seront les facteurs qui vont enfin permettre à Shinkai d’associer cette question de l’intime et du collectif dans le magnifique Your name (2016). Sorte de synthèse parfaite et accessible de tout ce qui a précédé, Your name entremêle l’argument de catastrophe extraordinaire et la romance adolescente, l’accomplissent du second ne fonctionnant qu’avec l’empêchement du premier par la grâce d’un brillant usage du fantastique. Les Enfants du temps (2019) qui suivit pouvait décevoir par un décalque trop marqué de la mécanique narrative de son prédécesseur, mais marquait par son audacieuse conclusion. Le jeune couple du film y choisissait son bonheur personnel plutôt que le sacrifice qui aurait préservé le Japon d’un nouveau fléau. Shinkai y contredisait cette tradition de résilience japonaise où le collectif doit prendre le pas sur l’individu. Ce précepte si puissant pour faire face aux maux spectaculaires qu’a traversé le pays est aussi au quotidien un carcan empêchant l’individu de se distinguer, de s’accomplir plus personnellement.

On peut donc clairement voir Suzume comme le troisième volet d’une trilogie où Shinkai interroge le ressenti profond des Japonais à l’aune de la nouvelle grande tragédie ayant ouvert la décennie précédente. Cette fois le réalisateur part explicitement des évènements de 2011 (il est plusieurs fois indiqué que le drame qui vit Suzume perdre sa mère s’est déroulé douze ans plus tôt) alors que les catastrophes étaient symboliques dans les deux films précédents (une chute de météorites dans Your name, des pluies diluviennes entraînant des inondations dans Les Enfants du temps). Notre héroïne lycéenne vit avec sa tante sur l’île de Kyushu quand sa route croise celle de Sota, jeune homme mystérieux. Suzume par une curiosité malheureuse va ouvrir une porte libérant un ver d’outre-monde susceptible de provoquer de terribles séismes. La tâche de Sota consiste précisément à maintenir fermées toutes les portes jalonnant le Japon afin d’éviter les catastrophes. Victime d’un sortilège l’ayant transformé en chaise, il va devoir s’appuyer sur l’aide de Suzume pour retrouver le totem permettant de garder closes toutes les portes et éviter le pire. 

Une nouvelle fois le collectif (la population à préserver des possibles séismes) s’entrecroise à l’intime, à la fois dans le passé (les flashbacks laissant supposer que Suzume a déjà été en contact avec ce monde parallèle lorsqu’elle a perdu sa mère) et le présent des personnages, se rapprochant sentimentalement mais dont la possible réussite de la mission pourrait nécessiter un sacrifice, une séparation. Shinkai parvient à traduire de manière mythologique et réaliste cette culture d’un possible chaos dans la société japonaise. Le folklore ancestral japonais imagine que le pays est porté/soutenu par une créature fantastique, un dragon ou un poisson-chat géant appelé Namazu dont les mouvements provoquent les séismes auquel est soumis régulièrement le pays. Makoto Shinkai reprend cet élément à son compte en réinventant cette être sous la forme de vers surgissant hors des portes – et y fait le rapprochement avec toutes catastrophe qu’à pu rencontrer le Japon comme le tremblement de terre du Kanto en 1923, celui de Kobe en 1995 et bien sûr les évènements de 2011. Parallèlement, tous le récit est parcouru de moments où une alerte séisme se déclenche sur le portable des quidams sans qu’ils s’en alarment, cette épée de Damoclès étant inscrite dans leur quotidien. 

Suzume reprend nombre de motifs et situations de Your name et Les Enfants du temps, mais sans le sentiment de redite qui atténuait le plaisir, l’émotion et l’effet de surprise du second. La raison est que cette notion d’intime et de collectif avance d’un seul tenant toute l’histoire, alors que l’intime dominait dans les premières moitiés de Your name et Les Enfants du temps avant d’avoir un brutal rappel et rebondissement d’une catastrophe dormante qui justifierait l’action de la seconde moitié. Cette fois l’apocalypse est imminente pratiquement dès les premières minutes du film, et la menace ne cesse de planer au fil des portes que traquent les héros à travers le Japon. Mais paradoxalement, entre deux morceaux de bravoures, Shinkai ose le road-movie nonchalant (et aux charmantes velléités burlesques seulement effleurées dans ses autres films), fait de rencontres amicales de protagonistes qui vont aider Suzume. Les trajectoires s’inversent ainsi subtilement avec Sota limité à sa condition de chaise succombant au charme et à l’entrain de Suzume.

Sota est en quelque sorte le symbole de cet individu se sacrifiant au collectif (les révélations sur sa vie morne toute entière consacrée à sa mission ancestrale) et découvre les joies de la légèreté, d’une proximité amicale et sans doute amoureuse. A l’inverse, Suzume est une adolescente forcément un peu centrée sur elle-même et qui va découvrir cette notion de dévotion collective après sa bévue initiale à travers ce voyage. Par les codes qu’il a instauré dans ses deux films précédents, Makoto Shinkai se déleste de sa mécanique narrative et nous prépare subtilement au dilemme auquel vont être confrontés ses héros, sans avoir besoin de la bascule d’un twist qui ne surprendra plus personne mais au contraire en nous faisant redouter un choix qui semble inéluctable. Ainsi le climax de l’enjeu collectif et catastrophiste ne constitue pas le clou et climax du film - certains plans iconiques constituant un pic émotionnel conclusif dans Your name ou 5cm par secondes sont même utilisées et désamorcés dès le début comme lorsque les personnages se croisent sans un regard. Your name conditionnait le drame collectif à la relation des personnages et résolvait le tout, Les Enfants du temps faisait faire un choix radical et tendrement égoïste à son couple, Suzume choisit une voie médiane passionnante.

L’esthétique quasi photoréaliste de l’animation de Makoto Shinkai était jusque-là très souvent au service de paysages urbain, avec quelques incursions d’imagerie rurale rappelant ses origines provinciales. Dans Suzume le spectre de personnages d’âges, conditions sociales et métiers très différents rencontrés par les héros est à mettre en corrélation avec la grandes diversités des environnements traversés. Nous prenons le bateau, le train Shinkansen, le vélo ou encore la voiture pour savourer presque sans urgence malgré les enjeux toutes les strates du Japon contemporain et c’est cette chaleureuse vision d’ensemble qu’il faut préserver. Pour la première fois le cadre, les personnages et les enjeux forment un tout qui ne s’oppose pas chez Shinkai qui semble avoir fait la paix avec ce besoin d’individualité et cette préoccupation du collectif. Suzume trop meurtrie sans se l’avouer par son deuil passé (représenté par cette chaise que sa mère lui fabriqua enfant, l'objet de l'introspection devenant celui de l'ouverture avec Sota) endosse la mission de Sota et sort de sa coquille pour les autres. Sota au contraire refuse l’oubli de soi qu’exige cette soumission à la communauté et accepte de vivre.

Ils forment un tout cohérent, une dualité qui existait en filigrane tout au long du récit débarrassé de tout manichéisme. Tout cela est représenté par les déités de chat, mignonne tout en étant néfaste pour Daijin tout de blanc, inquiétante tout en nous révélant à nous même pour son pendant noir. On peut y voir une réinterprétation par Makoto Shinkai des dieux fondateurs japonais Izanagi et Izanami, symboles de la création et de la mort dans un tout harmonieux que le réalisateur illustre par les deux entrées des portes, une pour le monde des vivants et l’autre pour celui des morts. La volonté désormais de vivre de Sota et l’acceptation de la perte pour Suzume, problématiques personnelles profondes pour eux, rejoint finalement le sentiment qui fait avancer le Japon dans son ensemble quelque soit les obstacles. La poignante scène où sous forme de flashbacks oniriques nous voyons toutes les familles destinées à périr se dire joyeusement au revoir le matin d’un certain 11 mars 2011 traduit magnifiquement cette idée. Le collectif est intime et l'intime est collectif, c'est ainsi que se définit le rapport des japonais aux catastrophes qui rythment leurs existences.

Une belle réussite et peut-être un cycle qui s’achève pour Shinkai semble-t-il, à moins d’un nouvel angle inventif pour revisitant ces thématiques ?

En salle le 12 avril

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