La drôle de guerre a pris fin ; les soldats français sont prisonniers des Allemands. Parmi eux, Caporal, Papa et Ballochet, qui ne pensent qu'à une chose, s'évader.
Le Caporal épinglé est un film particulier dans l’œuvre de Jean Renoir puisqu’il constitue sa dernière réalisation pour le cinéma (Il finira sur des productions télévisées comme Le Testament du docteur Cordelier et Le Petit Théâtre de Jean Renoir). Le Caporal épinglé lui permet de renouer avec un genre (le film de guerre) dont les composantes (l’intrigue se déroulant dans un camp de prisonnier en temps de guerre) évoquent un de ses films les plus plébiscités, La Grande Illusion (1937). C’est d’ailleurs là l’espoir secret des producteurs lorsqu’ils lui confient l’adaptation du roman éponyme de Jacques Perret, qu’il refasse La Grande Illusion. Bousculant cette attente, Renoir s’avère au contraire provocateur dès son introduction où s’expose d’entrée un des motifs qui hante implicitement le film : la défaite française et la collaboration avec l’Allemagne.
Le Caporal épinglé s’ouvre en effet sur des images d’archives d’actualités présentant l’effondrement de l’armée française et la victoire allemande concrétisée par la venue d’Hitler pour la signature de l’armistice dans le wagon de Rethondes. Le film sera ainsi ponctué de stock-shots d’époque dont un lourd de sens montrant en montage alterné l’armée allemande défilant sur les Champs Elysées puis des images de la marche de prisonniers français rejoignant leur camp. Les thèmes abordés dans le film découlant intrinsèquement de ce contexte historique, Renoir fait le lien dès cette ouverture cinglante. La Grande Illusion était un film de vainqueur alors que Le Caporal épinglé sera celui du vaincu.
Avant de le constater dans le portrait fait de ces prisonniers de guerre, Renoir va exprimer cette idée visuellement, notamment par sa description des camps. Ces derniers sont une extension de l’état d’esprit et de la psychologie des prisonniers français. Dans la tradition du film de prisonnier inscrite dans l’imaginaire collectif surtout via les films américains (Stalag 17 de Billy Wilder (1953), La Grande évasion de John Sturges (1963)) Le Caporal épinglé reprend certes l’esthétique attendue d’un camp de prisonnier mais sans s’attacher à sa topographie dans les deux que nous traverserons durant le récit. Décrire précisément ces lieux (ce qui est le cas dans La Grande Illusion) a surtout son importance quand l’un des enjeux et rebondissement futur concernera une tentative d’évasion. Il y aura y en aura bien quelques-unes ici mais découlant plus du hasard que d’une réelle organisation.
On aura une vision étonnamment « vivable » de ces geôles lorsque Caporal (Jean-Pierre Cassel) sera transféré dans un semblant de village fermier loin de l’aspect étouffant et oppressant que l’on a dans ce type de film, les prisonniers bénéficiant même d’une relative liberté de circulation (ce qui fut effectivement une réalité historique). Le mépris et le peu de crainte de l’ennemi allemand transparait ainsi de manière sous-jacente : il n’y a pas grand-chose à craindre de ces français vaincu si facilement, on se contentera de les isoler et de se les rendre utile comme main d’œuvre.
Les captures d’évadés sont du coup plus risible qu’angoissante et humilient constamment les français : Caporal et Guillaume essayant de déplacer le lit du soldat allemand pour ouvrir la porte, Caporal et Papa (Claude Brasseur) se cachant dans un camion qui les ramènent directement au camp, la tentative de vol de papier dans un train se finissant nez à nez avec un soldat allemand… Loin de celle sophistiquée et au cordeau des classiques du film carcéral, la mise en scène de Renoir semble d’ailleurs aussi spontanée que les maladroites tentatives d’évasion de Caporal (la seule réussie jusqu’au bout étant totalement le fruit du hasard).
C’est ensuite par sa description des relations entre prisonniers français que Renoir va poursuivre sa démonstration. Les tensions naîtront des relations un peu trop privilégiées de Ballochet (Claude Rich) avec les allemands à travers ses petits trafics. Même s’il fait grassement profiter ses camarades des bénéfices de son commerce avec l’ennemi, cette situation est pour lui une forme de réussite sociale au point qu’il ne souhaite même pas quitter le stalag signifié par cette tirade cynique et antipatriotique.
La liberté ne se trouve pas toujours de l’autre côté des barbelés. A Paris je suis un esclave. Je me suis bâti un donjon au-dessus des insectes qui continuent leur lutte grotesque.
Ballochet pourrait être rapproché chez Renoir du héros du Crime de Monsieur Lange (1936). Tous deux se découvrent un talent (écrire des histoires de cowboy pour Lange, trafiquer pour obtenir nourriture boisson et produit de luxe dans le camp pour Ballochet) par lequel ils permettent à leur entourage de vivre dans des conditions acceptables (les ouvriers d’imprimerie conservent leurs emplois après la fuite du patron dans Le Crime de Monsieur Lange, les prisonniers mangent mieux dans Le Caporal). La différence se situe lorsqu’on voit à quoi engage ce don et où il mène son détenteur. Monsieur Lange remplace pratiquement le patron enfui, augmente travail et salaire des ouvriers par le succès de ses récits et apporte le bonheur à la communauté en la faisant évoluer et aller de l’avant.
Ballochet lui ne fait qu’installer ses camarades dans un confort factice l’autosatisfaction et l’individualisme. Les périodes différentes des deux films expliquent bien sûr ce fossé. Anticipant la société française du Front Populaire, Monsieur Lange prône la solidarité face à l’adversité quand le contexte de la défaite du Caporal épinglé montre des personnages en pertes de repères comme cette France brisée. Heureusement le tableau n’est pas totalement noir grâce au talent de Renoir pour dépeindre malgré tout de manière chaleureuse cette communauté masculine hétéroclite, le réalisateur laissant leur chance à de jeunes talents truculent comme Jean Carmet inoubliable Guillaume le fermier, Mario David alias Caruso le chanteur ou encore Guy Bedos en bègue.
C’est d’ailleurs de cette amitié que naît un certain motif d’espoir, en les hommes plus qu’en la victoire puisque la notion de patriotisme est totalement absente ici au contraire de La Grande Illusion. Renoir traduit cela par le sentiment d’abandon et de trahison des soldats par leurs dirigeants suite à la défaite, les dialogues attestant de cette perte d’illusions.
Les grands se foutent de nous, ils discutent le coup au champagne et nous laissent mourir moisis dans la merde.
C’est cette sensation qui mène les prisonniers français à l’individualisme où chaque acte à une motivation personnelle et annihile toute velléités de patriotisme.
Les honneurs et la gloire vont plus volontiers aux vivants qu’aux morts. (…) Faut que je me tire, la vie de barbelé me déprime.
Caporal (excellent Jean-Pierre Cassel) est symptomatique de cela, on ne ressent dans aucune de ses multiples évasions une motivation nationaliste (il n’est d’ailleurs pas indiqué à la fin s’il compte rejoindre la Résistance à son arrivée à Paris) tout comme les autres protagonistes croisés (l’ouvrier agricole dans une des dernières scènes du film préférant demeurer en Allemagne cultiver ses terres). Le seul semblant de revirement viendra notamment de Ballochet qui se rachètera tragiquement de ses errances. Si l’amour du drapeau ne peut plus vraiment lier ces hommes, l’amitié elle le pourra grâce à la relation forte que noue Renoir entre Caporal et Papa (Claude Brasseur). La différence sociale semble d’abord être une entrave à ce lien naissant, Brasseur se sentant inférieur notamment au moment de s’évader avec Caporal dont il craint une attitude autre à l’extérieur.
On va se retrouver dans notre petit coin, les riches avec les riches, les clodos avec les clodos (…). Ici ce n’est pas la même chose, un copain c’est un copain, la soupe c’est peut-être de la flotte mais au moins on la bouffe ensemble.
La conclusion où les deux amis se quittent mais décident de rester en contact à la joie (et la surprise) de Papa semble pourtant aller au-delà de ses clivages. L’amitié se fait ainsi plus forte que ces différences qui n’ont plus lieu d’être. Le message de Renoir apparaît ainsi plus optimiste que ce que le ton de l’ensemble du film laisse à penser. Le lien entre les classes n’apparaît plus impossible comme dans Le Carrosse d’or (1955) (entre Camilla et le roi), Le Crime de Monsieur Lange (les ouvriers et le patron véreux), Boudu sauvé des eaux (1933) (le clochard Boudu et la famille de bourgeois) voire même La Grande Illusion où Marechal et Boëldieu entretenait toujours une certaine distance (On est ensemble depuis des mois et on continue à se vouvoyer). Mieux elle constitue le dernier rempart et le seul futur possible d’une nation brisée.
Ma terre à moi, c'est là où est mon copain.
Avec son sujet encore douloureux pour la France d’alors, Le Caporal épinglé sera un échec en salle scellant la filmographie du « Patron ». Désormais on en retiendra surtout un grand film, un de plus, le dernier.
Sorti en dvd zone 2 français chez Studio Canal
Extrait
C'était un Renoir qui m'est passé sous le nez. Mais le traitement du traumatisme de la défaite ainsi que les parallèles avec la filmo de Renoir sont fascinants. Hey, une chronique ne peut pas être plus réussie si elle suscite la curiosité de son lecteur. Mission accomplie !
RépondreSupprimerIl me tarde de le voir !
Oh oui un Renoir bien trop mésestimé à mon gout content de t'avoir donné envie !
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