Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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lundi 17 juin 2024

Le Château des amants maudits - Beatrice Cenci, Riccardo Freda (1956)


 Au XVIème siècle, François Cenci, seigneur cruel, vit dans un château avec sa femme, Lucrèce, sa fille, Béatrice et son fils, Giacomo, issus d'un premier mariage. Lucrèce, devenue la maîtresse de Giacomo, complote avec celui-ci l'assassinat de son mari. Tous deux laissent accuser à leur place Béatrice et celui qu'elle aime, l'intendant Olympio.

Tout au long de sa carrière, Riccardo Freda porta haut les couleurs d’un cinéma populaire porté sur l’évasion et l’imaginaire. Sa carrière traverse toutes les mues du cinéma d’exploitation italien où il se pencha avec talent sur tous les genres en vogue du moment. Il brille dans les films de cape et d’épée produits entre la fin du fascisme et l’après-guerre (Don Cesare de Bazan (1942), L’Aigle noir (1942), Le Chevalie mystérieux (1948), Le Fils de D’Artagnan (1949)), le péplum historique (Spartacus (1952), Theodora, impératrice de Byzance (1954)) ou mythologique (Le Géant de Thessalie (1960)), ainsi que le thriller urbain ou gothique (Les Vampires (1957), L'Effroyable Secret du docteur Hichcock (1962) et  Le Spectre du professeur Hichcock (1963)). Des années 50 au début des années 60, Freda atteint sans doute son pic d’inspiration, se posant avec d’autres réalisateurs comme Pietro Francisci ou Vittorio Cottafavi comme une belle alternative au néoréalisme et ses évolutions, prisées par la critique.

Le Château des amants maudits se pose, avec son adaptation de Les Misérables (1948) comme un projet ambitieux et prestigieux se prêtant parfaitement à sa fibre romanesque. Il s’agit d’une évocation de la figure controversée et tragique de Béatrice Cenci, jeune noble italienne qui défraya la chronique pour sa condamnation au crime de parricide au cour du XVIe siècle. Par l’aspect à la fois sordide, criminel et émancipatoire de son acte, elle inspira largement la fiction par la suite que ce soit la littérature chez Stendhal ou Alexandre Dumas (un roman pour le premier, une nouvelle chez le second), le théâtre, l’opéra et bien sûr le cinéma. Le film de Freda est le quatrième sur Béatrice Cenci, suivant deux adaptions muettes et une parlante (produite en 1908, 1909 et 1941) et précédant celle de Lucio Fulci sortie en 1969. La marge de manœuvre n’est pas forcément grande sur ce type de récit, et l’apport de Freda reposera davantage sur la tonalité de l’histoire et l’atmosphère visuelle.

Un des changements majeurs est ici de faire de Béatrice Cenci une innocente, ce qui orientera toute l’approche d’ensemble. En effet, fort de cette injustice annoncée qui se dessine progressivement, toute l’esthétique du film doit tendre vers une fatalité et tragédie qui se traduira essentiellement par l’image. Le scénario (coécrit entre autres par Jacques Rémy, père de Olivier Assayas) s’oriente de façon assez mécanique et grossière vers cette issue dramatique dans une construction où se multiplient les redites (Olympio s’enfuyant sans Béatrice malgré ses demandes, pour revenir la chercher deux scènes plus tard car l’intrigue nécéssite son implication dans la mort du père) et les trous (quelle raison justifie la reprise de l’enquête puis du jugement après l’abandon initial ?) pour parvenir au forceps du point A romanesque au point B de la réalité des évènements.

Ces écueils s’estompent fort heureusement en grande partie grâce à l’imagerie chatoyante du film. La reconstitution est soignée mais, tout dans la direction artistique semble nous plonger dans une rêverie, ou plutôt un cauchemar imprégné de la destinée funeste de Béatrice (Mireille Granelli) et ce dès la tonitruante scène d’ouverture où nous suivons sa fuite éperdue en forêt durant une nuit d’orage. Les cadrages et compositions de plans constituent des tableaux dans lesquels Béatrice apparaît figée dans sa beauté triste, écrasée par son sa tragédie en marche à la manière d’un modèle de peinture préraphaélite. Freda y travaille soit le vide opaque (le gris des murs du château puis de la géôle de Béatrice) symbolisant l’avenir tracé et bouché de l’héroïne, soit une surcharge de couleurs à travers les éléments de décors et les costumes symbolisant les sentiments tourmentés des personnages. 

La proximité et l’affection incestueuse de Francesco Cenci (Gino Cervi) envers sa fille dans sa chambre se voit ainsi auréolé en arrière-plan de teintes roses et vives romantiques en totale inadéquation avec la situation. Dans l’ensemble, plus la photo de Gábor Pogány se gorge de filtre et manifeste explicitement son artificialité, plus les émotions s’avèrent troubles et torturées. Les amours tendres et chaste entre Béatrice de Olimpio (Fausto Tozzi) se déroule ainsi dans de sompteux extérieurs naturels, en plein jour. Lorsque cet amour se nourrit de noirs desseins, ce sera lors d’une scène de retrouvailles nocturnes dans le château où, lorsque les blessures de Béatrice se révèlent progressivement dans l’obscurité, les instincts meurtriers et le désir de vengeance d’Olimpio s’accentuent.

Le propos va loin avec son double postulat incestueux, l’un contraint et inassouvi (Béatrice et son père), l’autre assumé et provocant (Lucrezia Cenci (Micheline Presle) et son beau-fils Giacomo (Antonio De Teffè)). Riccardo Freda pousse les situations aussi loin que le lui permet la censure, mais c’est bien de son approche baroque et de l’incarnation des acteurs que se distille le malaise et la provocation. A ce petit jeu Gino Cervi, brutal et concupiscent, ainsi que Micheline Presle, à la fois glaciale et languissante, qui s’en sortent le mieux. Le film parait vraiment bien plus nanti que son budget réel, par une science des trucages visuels qui confèrent une majesté baroque à des décors se partageant entre matte-paintings et véritables constructions. Chaque vision extérieure du château est d’un enchantement funèbre, une séquence nocturne nous exposant le Colisée est sidérante – Mario Bava, collaborateur régulier de Freda ayant apporté sa contribution non créditée à certains de ces moments.

Ces partis-pris culminent lors de la somptueuse séquence finale, celle de l’exécution de Béatrice. Ce travail thématique et sensoriel sur la couleur se traduit par la dominante rouge traversant ces ténèbres, travaillant une omniscience sanglante et morbide en se reflétant sur la hache du bourreau. Les plans en plongée de l’avancée vers l’échafaud exprime une vision supérieure, grandiloquente et fataliste de ce drame annoncé et enfin sur le point de se concrétiser – précédé d’une image tout aussi puissante et évocatrice d'Olimpio gisant et livrant son ultime message. A l’inverse, les comploteurs sont capturés dans un intérieur qui les fige et les renvoie à leur petitesse, leur impuissance. Le Château des amants maudits est une œuvre véritablement relevée par le talent de Riccardo Freda, qui livre là, du point de vu plastique, un de ses meilleurs films. 

Sorti en bluray français chez Gaumont

vendredi 14 juin 2024

Le Bal des cinglés - Operation Mad Ball, Richard Quine (1957)


 L'action se déroule en 1946 dans un hôpital de campagne américain en Normandie. Les infirmières, qui ont toutes rang de lieutenant, y sont strictement séparées des hommes du rang, mais le soldat Hogan (Jack Lemmon) a bien l'intention de faciliter la rencontre d'un de ses camarades avec celle qu'il aime. De fil en aiguille, il en vient à organiser un grand bal clandestin dans un hôtel du Havre tenu par une Française au caractère bien trempé. Il doit pour cela déjouer les manœuvres du tortueux capitaine Locke (Ernie Kovacs), son rival en amour auprès de l'infirmière Betty Bixby (Kathryn Grant).

Le Bal des cinglés est une des comédies les plus réussies de Richard Quine, l'une de celle où s'équilibre le mieux son esprit transgressif et son humour ravageur. Si la comédie militaire ou de régiment possède déjà quelques titres à son actif, Richard Quine amène ici un souffle de modernité qui anticipe certains classiques irrévérencieux à venir comme Qu'as tu fais à la guerre papa de Blake Edwards (qui coécrit le scénario de Le Bal des cinglés et la parenté est évidente), Les Jeux de l'amour et de la guerre de Arthur Hiller ou encore MASH de Robert Altman. Le scénario pose un contexte coutumier à Richard Quine, dans ses drames (Les Liaisons secrètes (1960), Le monde de Suzie Wong (1960) comme ses comédies (L'Adorable voisine (1958)), celui d'une romance ne pouvant s'épanouir à cause d'un environnement moraliste et inquisiteur. 

Ici il s'agira d'une caserne et hôpital américain à la fin de la guerre au sein duquel de simples soldats ne peuvent se rapprocher des infirmières, le statut de gradée de ces dernières les rendant inaccessible à cause du règlement. Il se joue même une sorte de lutte des classes avec des gradés masculins comme le sournois capitaine Locke (Ernie Kovacs) profitant de leur position pour évincer leurs rivaux simples troufion. C'est la déconvenue à laquelle va se confronter Hogan (Jack Lemmon), génie de la combine qui va chercher à contourner le règlement en organisant un bal clandestin.

Une fois les bases de ce postulat prometteur posées, c'est parti pour une irrésistible comédie sans temps mort où Quine fait feu de tout bois. C'est un festival de personnages loufoques (Jeanne Manet tordante tenancière d'hôtel française à l'accent prononcé, un guest totalement azimuté de Mickey Rooney), de running gag dialogué (Dick York se lamentant de végéter à un post minable) ou situationnel (Betty contrainte d'engloutir les verre de lait pour couvrir Hogan) quand d'autres sont patiemment construit et étiré jusqu'à l'insoutenable comme le faux macchabée ou d'une fulgurance à couper le souffle tel la découverte de la dentition de castor refaite sur l'oncle de la tenancière. Sous la comédie alerte, Quine parvient néanmoins à caractériser et nous attacher à tout un groupe de personnages qu'il sait mettre en valeur quel que soit leur temps à l'écran. 

Ainsi malgré l'avalanche de péripétie, on ne perd pas de vue le couple juvénile ayant motivé l'initiative d'Hogan et l'on est heureux de leur tête à tête final. De même la romance entre Hogan et Betty (Kathryn Grant à croquer) progresse de la frustration première au quiproquo hilarant pour finalement mener vers quelque chose de très touchant dans la dernière partie, notamment lors de l'attente vaine et solitaire d'Hogan. Jack Lemmon est pour beaucoup dans cet équilibre, son personnage roublard le forçant à une certaine sobriété qu'il ne transgresse judicieusement que dans les moments sentimentaux notamment cette belle déclaration où il "oublie" le grade de Betty. Ernie Kovacs semble aussi se délecter en gradé odieux et veule, provoquant les rires tout en maintenant une vraie tension maintenant les enjeux du récit et l'empêchant malgré les nombreux écarts de basculer dans la pantalonnade. C'est drôle, prenant et touchant de bout en bout jusqu'au feu d'artifice final que constitue le fameux bal.

Sorti en dvd zone 2 français chez Paramount et visible actuellement à la Cinémathèque français dans le cadre de la rétro consacrée à Richard Quine

mercredi 12 juin 2024

Sing a bit of Harmony - Ai no utagoe o kikasete, Yasuhiro Yoshiura (2021)


 La belle et mystérieuse Shion est transférée au lycée Keibu où elle devient rapidement populaire grâce à sa personnalité chaleureuse. Cependant, elle s'avère être une IA (Intelligence Artificielle) en phase secrète de test ! Sa mission est de rendre heureuse Satomi, une solitaire endurcie. Mais lorsque ses camarades de classe découvrent ce qu'elle est, dissimuler sa vraie nature les plongera dans un sacré méli-mélo…

De Terminator (1984) à Matrix (1999) ainsi que quelques autres, un grand pan de la science-fiction aura entretenu une peur quant à la prise de pouvoir des robots et de l’intelligence artificielle sur l’humanité. Cette angoisse passait par l’abstraction ou la monstruosité de l’incarnation visuelle de cette intelligence artificielle pour en figurer un négatif malfaisant des humains, et le penchant bienveillant inverse reposait parfois trop sur un mimétisme, un « anthropomorphisme » de l’allure et sentiments humains. Les suites Matrix Reloaded (2003) et Matrix Revolutions (2003) avaient commencées à amorcer une tendance différente, renforcée par quelques belles réussites de SF récentes comme le film d’animation Mars Express de Jérémie Perrin (2023), The Creator de Gareth Edwards (2023) ou le superbement intimiste After Yang de Kogonoda (2022). Dans ces œuvres, les intelligences artificielles étaient des êtres vivants à par entière, pourvu d’une logique et problématiques propres, sans forcément constituer une menace froide ou une copie de l’humanité. C’était jusqu’à présent un vertige que seul le Ghost in the Shell de Mamoru Oshii (1995) avait su approcher dans tout son mystère et sa complexité. 

Sing a bit of Harmony s’inscrit dans ce courant, son réalisateur et scénariste Yasuhiro Yoshiura étant d’ailleurs un grand admirateur d’Oshii. Plutôt qu’aux univers froids et hermétique de ce dernier, Yoshiura va privilégier le cadre balisé du slice of life lycéen. Une multinationale décide en effet d’envoyer Shion, une intelligence très avancée, dans un lycée où elle se fera passer pour une élève. Très vite Shion s’attache à Satomi, une autre élève qui aura tôt fait de démasquer sa nature, car elle n’est autre que la fille de son inventrice. Shion n’a ni la raideur de la machine qui la ferait remarquer, ni l’instinct caméléon qui la fondrait dans la masse, mais s’avère au contraire une boule d’énergie à la bonne humeur contagieuse. Elle semble étrangement déjà connaître Satomi et cherche constamment à raviver la joie de vivre de l’adolescente maussade, ostracisée dans son lycée. Ses tentatives maladroites vont réunir un cercle d’amis et confidents autour de Satomi, lui faisant découvrir les joies de l’amitié et peut-être de l’amour.

On avait pu l’apprécier dans Patéma et le monde inversé (2013), une de ses œuvres précédentes, Yasuhiro Yoshiura est très bon pour allier un « high-concept » avec une intrigue chaleureuse, un certain sentiment de proximité. Le refoulé et la gaucherie des adolescents est ainsi constamment bousculé par la spontanéité de Shion qui explicite tout ce qu’ils n’osent exprimer par des envolées de chant décomplexé. Cet élément incongru que l’on pourrait voir comme un prétexte à produits dérivés (même si l’on ne doute pas que les chansons du film furent commercialisées) trouve pourtant une justification parfaitement cohérente avec les thèmes et intrigues du film. Alors que l’empathie euphorique de Shion semble découler d’un programme, on comprendra que son expression maladroite découle de la méconnaissance de la retenue des rapports humain ordinaire. L’affection qu’elle exprime n’est certainement pas un calcul d’algorithme mais davantage le fruit d’une proximité insoupçonnée remontant plus loin que ces quelques jours au lycée. Lorsque viendra l’heure des révélations, la construction habile du récit ayant semé plusieurs indices rend les ultimes rebondissements limpides.

Yasuhiro Toshiura utilise un style d’animation 3D selon la technique du cel-shading, c’est-à-dire ayant le rendu d’une animation 2D traditionnelle. Hormis un aspect trop voyant sur certains éléments comme les voitures, l’expressivité des personnages est superbement capturée, la réalité de ces environnements où coexistent humains et machines est très recherchée et crédible dans les designs des bâtiments, les aspérités des décors. C’est cependant dans l’emphase de sentiments représenté par les numéros chantés de Shion, véritables explosions psychédéliques et romantiques bariolées. La connexion et le contrôle exercé par Shion sur les différentes machines permet de réenchanter le réel et l’urbanité froide que représente cette technologie fondue dans la le quotidien. Ce sont des moments magiques où la « machine » sert de révélateurs aux humains, un vecteur d’expression de leurs émotions les plus tendres. En définitive, Sing a bit of harmony est une belle, attachante et modeste fable.

Sorti en bluray français chez All the anime

mardi 11 juin 2024

Chanteuse de cabaret - Torch Singer, Alexander Hall et George Somnes (1933)

Sally Trent a un enfant illégitime, mais ne peut pas s'en occuper et le donne pour être adopté. Elle obtient un emploi de chanteuse, change son nom en Mimi Benton et devient célèbre pour sa consommation d'alcool et d'hommes. Elle participe à une émission radiophonique pour enfants dans lequel elle incarne le personnage de « Tante Jenny », chantant et racontant des histoires. Elle finit par utiliser l’émission pour retrouver sa fille…

Torch Singer est un mélodrame Pré-Code au féminin participant à l’ascension de Claudette Colbert, qui gagnera définitivement ses galons de star l’année suivante avec le succès de New York-Miami de Frank Capra (1934). Nombre de productions Pré-code se caractérisent par une démarche que l’on peut qualifier de féministe, portée par des héroïnes fortes subissant les affres de la gent masculines et des vicissitudes de la Grande Dépression. Des films comme Baby Face (1933), La Divorcée (1930), Blondie Johnson (1933), consacrent entre autres des actrices comme Barbara Stanwyck, Norma Shearer ou Joan Blondell en figures modernes défiant les bonnes mœurs, les carcans moraux par leur liberté sexuelle, ambition les menant à des sphères de pouvoirs inédites pour le « sexe faible ». Les drames Pré-Code avaient cependant un revers, celui de boucler la boucle par un certain retour à la morale après nous avoir fait savourer toutes ces provocations. 

L’un des arguments était de faire rentrer les héroïnes dans le rang à travers un final tragique où elles meurent, ou alors les rappeler à leur devoir par le mariage ou la maternité. Ruth Chatterton figure d’autorité dans Female (1933) découvre ainsi les joies de céder à l’autorité virile d’un homme, Illicit questionne l’institution du mariage mais y maintient néanmoins ses personnages, Joan Crawford est la grande sacrifiée aux ambitions politique de son amant dans Fascination (1931). Pour ce qui est de l’absolution par la maternité, la pièce de théâtre La Femme X d’Alexandre Bisson jouée en 1906, et de multiples fois adaptées dans le cinéma hollywoodien sous le titre Madame X, servira pratiquement de modèle dans sa structure dramatique. 

On y trouvera une figure maternelle déchue et contrainte d’abandonner son enfant qu’elle recroisera dans des circonstances tragiques à l’âge adulte, hésitant à lui révéler son identité. C’est un schéma que l’on trouve dans plusieurs Pré-Code, dont Frisco Jenny de William A. Wellman (1932) reprenant presque à l’identique la trame d’Alexandre Bisson, le rôle étant interprété par Ruth Chatterton qui joua en 1929 dans une adaptation officielle de Madame X réalisé par Lionel Barrymore.

Torch Singer semble donc marcher en tout point sur ce modèle, avec le personnage de Sally (Claudette Colbert), fille-mère livrée à elle-même et devant accoucher en solitaire dans une institution. Son quotidien précaire ne lui permettant pas d’élever sa fille dans les meilleures conditions, elle est contrainte de l’abandonner. Elle semble par cet acte déchirant abandonner une partie d’elle-même, de son humanité à travers cette maternité déchue, ce qui lui permet d’endosser sans remords une sulfureuse carrière de chanteuse de cabaret. On trouve dans ce registre une Claudette Colbert typique de la modernité et de la sensualité qu’elle représentait en début de carrière dans des films comme Honor Among Lovers de Dorothy Arzner (1931), Le Signe de la croix (1932) et Cléopâtre (1934) de Cecil B. DeMille. Lorsqu’elle endosse accidentellement le rôle de présentatrice pour enfant à la radio, elle retrouve par procuration ce rôle de mère à une échelle collective en capturant l’attention de tous les enfants, fidèle au rendez-vous avec « Tante Jenny ». La réminiscence se joue notamment lorsqu’elle chante au micro une comptine autrefois fredonnée à son bébé, ce qui ravive ce souvenir douloureux de son passé et ses regrets.

Claudette Colbert excelle à passer du registre le plus frivole à celui, authentique et magnifiquement affecté de mère. La scène où elle va à la rencontre d’une jeune « Sally » du même âge que sa fille et ravale sa déception pour amuser l’enfant est un moment poignant, renforcé par la dimension progressiste puisque « Sally » et noire sans que cela altère la bienveillance de notre héroïne. Le film s’éloigne d’ailleurs du modèle de Madame X en ne différant pas à un futur à l’âge adulte les retrouvailles mère/fille, mais en en faisant un enjeu du présent lorsque Sally use sans succès de l’émission pour ses recherches. L’enjeu de ses retrouvailles n’est donc pas seulement un apaisement tardif, mais la reconstruction d’un lien et d’une structure familiale tuée dans l’œuf, puisque les circonstances initiales de sa grossesses et l’identité du père se révèlera par la suite. Si l’on ferme les yeux sur l’énorme raccourci narratif qui permet la réunion tant attendue, Torch Singer s’avère un très beau mélo qui annonce implicitement la persona filmique plus rangée de Claudette Colbert dans les années à venir. 

Sorti en bluray américain chez Kino, mais une édition française est attendue prochainement 

lundi 10 juin 2024

Bellissima - Luchino Visconti (1951)

 Une femme pauvre de Rome rêve pour sa fille d'une étincelante et lucrative carrière au cinéma. Elle n'hésite pas à dépenser les maigres économies de son ménage, et même l'harmonie familiale, pour que sa fille soit choisie parmi des centaines d'autres pour être la vedette du prochain film d'Alessandro Blasetti. Mais après un certain nombre de désillusions, ses yeux vont s'ouvrir sur la réalité du monde du spectacle.

Au moment de réaliser Bellissima, son troisième film, Luchino Visconti est un réalisateur associé au courant néoréaliste après le drame adultère Les Amants diaboliques (1943) et l’immersion dans un village de pêcheurs de La terre tremble (1948). L’association de Visconti avec la grande fresque historique ainsi que de l’adaptation littéraire prestigieuse sera effective avec ses deux films suivants, Senso (1954) et Les Nuits Blanches (1957). Mais de cette transition des œuvres modestes aux superproductions nanties, le point de vue social de Visconti sur l’Italie est constamment présent. Bellissima se distingue par le fait d’être un des rares films du réalisateur dont le cadre de l’intrigue est strictement contemporain, dans un scénario (partant d’une idée de Cesare Zavattini) où il collabore pour la première fois avec celle qui l’accompagnera sur toute sa filmographie à venir, Suso Cecchi D'Amico.

En s’écartant de la veine néoréaliste de ses premiers travaux, Visconti entreprend avec Bellissima d’en dénoncer les mécanismes. En ce début des années 50, le courant néoréaliste vit ses derniers feux avec une poignée de chefs d’œuvres (Riz amer de Giuseppe de Santis (1949), Miracle à Milan (1951) et Umberto D (1952) de Vittorio de Sica) mais son misérabilisme se heurte aux mues de la société italienne. Les vicissitudes de l’après-guerre ne sont pas oubliées mais le pays entame le lent redressement qui le mènera au miracle économique, et les préoccupations du peuple ne se résument plus seulement à survivre, mais à aspirer à une vie meilleure. Le cinéma joue un rôle fondamental dans cette espérance, notamment avec le renouveau des studio Cinecittà qui entament un second âge d’or après la période fasciste des « téléphones blancs ». L’industrie du cinéma constitue un indéniable marchepied social et financier, une ambition capturée dans la fiction avec des œuvres comme Boulevard de l’espérance de Dino Risi (1953), et qui participa à l’émergence de certaine star comme Sophia Loren poussée par sa mère vers des concours de beauté dont la finalité était souvent d’être repéré par un producteur.

Bellissima est ainsi le portrait de Maddalena (Anna Magnani), une mère qui va remuer ciel et terre pour que sa fillette Maria (Tina Apicella) soit dans les meilleures dispositions pour remporter le casting du prochain film d’Alessandro Blasetti (dans son propre rôle) en quête d’une enfant de huit ans. Maddalena est une femme entre deux âges, trop jeune pour avoir la volonté flétrie par les souffrances de la guerre, mais trop vieille pour endosser comme une jeune fille l’ambition d’intégrer le monde du spectacle qui la fait rêver. Qu’à cela ne tienne, elle fera tout pour que ce rêve soit accessible pour sa fille. Actrice emblématique du mouvement néoréaliste notamment pour ses collaborations avec Roberto Rossellini, Anna Magnani ancre le film dans sa réalité sociale, tout en représentant la confrontation et les désillusions du peuple face aux chimères du monde du spectacle. L’engagement d’acteurs amateurs pour des films néoréaliste suppose une quête d’authenticité, mais répond selon Visconti à un même formatage que les professionnels. La première grande scène d’audition fait presque figure de foire aux bestiaux ou de marché aux esclaves, dans lequel de jeunes enfants sont jetés en pâtures tels des singes savants auprès d’une production où à coup de minauderies forcés et de talents artistiques relatifs ils doivent faire leurs preuves en quelques secondes. Anna tout à sa quête de gloire ne se préoccupe pas du ressenti de Maria, et comprend qu’elle doit modeler cette dernière pour la présenter dans les meilleures conditions à l’audition.

Coincée entre un espoir de découverte factice qui saisirait à vif la fillette qu’elle est et la construction dans l’urgence par sa mère d’une bête savante propre à taper dans l’œil des producteurs, la petite Maria n’est qu’un corps malingre trimballé de lieux en lieux par sa mère, un visage triste subissant les évènements et ne s’exprimant que par les réactions les plus primaires avec ses nombreuses crises de larmes. L’espace est occupé par Maddalena ne voyant plus dans son enfant qu’une poupée à recoiffer, un animal à qui enseigner des tours. La prestation habitée d’Anna Magnani déleste le personnage de la moindre antipathie, tant cette énergie résulte d’une frustration mais aussi d’un amour inconditionnel. Visconti capture l’espace du modeste appartement du couple, ainsi que celui de l’immeuble et l’ensemble de la résidence arpentée par Maddalena dans son métier d’aide-soignante. Les frontières de ce quotidien monotone, elle veut les voir élargies à n’importe quel prix pour son enfant et le cinéma semble le chemin le plus court pour y parvenir. Cela semble être la seule fenêtre sur l’ailleurs de cette mère de famille, manifeste dans une des premières scènes où elle propose à son époux (préférant aller voir un match avec ses amis) d’aller au cinéma, et explicite avec l’écran en plein air installé devant leur immeuble - permettant de voir depuis sa terrasse un extrait de La Rivière Rouge d’Howard Hawks.

Filmer une ville de Rome contemporaine et estivale donne un souffle étonnamment léger pour du Visconti. L’énergie déployée par Maddalena, les divers environnements parcourus, la faune vivotant autour de ce business des castings (hilarant jeux de coudes et rivalité entre mères)  et du polissement des jeunes talent dévoile un envers du décor pittoresque. Professeur d’art dramatique, photographe pour enfant, couturière, coiffeur et autre professeur de danse, c’est tout un microcosme opportuniste auquel va se confronter Maddalena à travers des échanges truculents où la gravité n’est néanmoins jamais bien loin – ce cri du cœur de Maria abandonnée à son sort chez un coiffeur, l’humiliation verbale du professeur de danse. Le personnage de Walter Chiari, séduisant assistant aux dents longues, représente toute l’ambiguïté et l’hypocrise de cette industrie avec son attitude oscillante entre escroc, ange gardien et vil séducteur. C’est la façon progressive de Maddalena de le démasquer qui amorcera aussi son changement de regard sur cet environnement, et lui fera questionner sa propre attitude. 

Anna Magnani anticipe l’autre emploi de « mère louve » qu’elle aura plus tard chez Pasolini dans Mamma Roma (1962), rendant tour à tour monstrueux puis incroyablement touchant son profond instinct de protection envers sa progéniture. Si l’essentiel du film en donne à voir la facette la plus étouffante, la conclusion s’avère bouleversante. Le dialogue avec une déçue de cette course aux étoiles lui fait enfin envisager un futur malheureux pour sa fille dans ce milieu, avant de constater au présent à quoi en est réduit Maria aux yeux de ces hommes. Assistant en douce au visionnage des essais de Maria par l’équipe du film, leurs mots méprisants la bouleversent. Comme évoqué plus haut, le cinéma constitue une fenêtre sur un ailleurs plus confortable pour Maddalena. Visconti exprime formellement cette idée durant cette séquence, alternant le visage de Maddalena regardant en cachette la projection des rushes, les vues sous forme de cadre dans le cadre de l’écran, et le contrepoint cruel des professionnels raillant sa fille en toute impunité. La « fenêtre » du cinéma s’ouvre sur le mépris plutôt que le rêve, le dépit plutôt que l’espoir, l’humiliation davantage que la fierté. 

Notre héroïne après la colère ose ainsi enfin ralentir, regarder la souffrance de son enfant (la crise de larmes non-feinte de Maria dans les rushes) et aspirer au calme de son foyer. Visconti signe là un de ses films les plus touchants, saisissant une certaine réalité du peuple par la vérité des sentiments plutôt qu’à la « fabrication » néoréaliste qu’il dénonce dans le fond et la forme de ce Bellissima.

Sorti en bluray français chez Camelia Films

mercredi 5 juin 2024

Soy Cuba - Я - Куба Ya - Kuba, Mikhail Kalatozov (1964)

 La Havane, 1958. Cuba n'est qu'un vaste terrain de jeux pour riches américains et propriétaires terriens sans scrupules. C'est le règne de la corruption, de l'argent, de la luxure. Paysans et étudiants partisans de Fidel Castro se regroupent pour organiser la lutte.

Soy Cuba est l’ultime collaboration entre le cinéaste Mikhail Kalatozov et le directeur photo Sergei Urusevsky, ayant mené aux exceptionnelles réussites de Quand passe les cigognes (1957) et La Lettre inachevée (1959). Bénéficiant de l’étreinte idéologique se relâchant à l’ère de la politique du dégel, les deux films embrassaient un puissant lyrisme formel au service d’une romance avortée sur fond de guerre (Quand passe les cigognes) et d’une éprouvante odyssée humaine et métaphysique (La Lettre inachevée). Soy Cuba a une visée plus explicite de propagande, puisqu’il s’agit d’une commande cherchant à montrer la montée de l’adhésion à l’idéal communiste au sein du pays. Pour ce faire le scénariste Yevgeni Yevtushenko s’est immergé de longs mois au sein du pays, apprenant l’espagnol et humant la pensée ambiante. La production se lance alors que Fidel Castro est au pouvoir depuis 1959 et que les espérances qu’il a suscitées ont déjà été largement déçues. Le scénario capture ainsi le Cuba de l’avant, pendant mais certainement pas de l’après la Révolution, évitant un présent idéalisé pour simplement diffuser le sentiment de lutte, de soulèvement aux autres pays n’ayant pas encore endossé le communisme.

Formellement toujours aussi impressionnant, Soy Cuba s’avère néanmoins être un digest des deux précédents films davantage qu’une nouvelle innovation. S’il s’avère crédible dans la situation de Cuba qu’il décrit, le fait d’avoir quatre histoires plutôt qu’un récit au long cours dresse des archétypes plutôt que des personnages, un message plutôt que des thématiques. L’émotion fonctionne cependant dans la première partie, où la caméra de Kalatozov virevolte pour nous plonger dans une pure atmosphère hédoniste. La Havane et Cuba sont vu sous son versant luxueux, entre le faste des hôtels et la fièvre des clubs nocturne. Des plaisirs au service des riches américains en terrain conquis et disposant des locaux à leur guise. 

Une métaphore rendue explicite lors d’une suffocante scène en boite de nuit où la malheureuse Maria (Luz María Collazo) est littéralement balancée d’un danseur à l’autre dans un plan-séquence chaotique nous délestant de tout repère. C’est le sentiment d’abandon, de ne plus s’appartenir et de renoncement de la jeune femme qui transparaît ainsi dans l’exaltation désespérée qu’elle exprime. L’ultime étape consistant à être l’objet sexuel de son partenaire de piste (Jean Bouise) n’est que l’aboutissement de cette déchéance, à l’assouvissement physique s’ajoutant le tourisme morbide pour l’oppresseur qui s’encanaille en découvrant les bas-fonds de La Havane. Le tumulte de la séquence de club rappelle la déchirante séquence d’adieu de Quand passent les cigognes, tandis que l’ellipse en fondu au noir lorsque Maria cède ramène à la scène de viol du même film.

Le segment accompagnant le vieux fermier Pedro (José Gallardo) montre l’oppression locale avec les riches propriétaires terriens écrasant les petites gens. Une sidérante séquence de flashback démultiplie les fondus enchaînés capturant le passé douloureux de la famille de Pedro, les désillusions de sa vie de fermier. Lorsque, alors que le destin semble enfin lui sourire, un possible bonheur va lui être de nouveau arraché, Pedro cède au désespoir dans un déluge de flamme. Kalatozov orchestre dans un brillant montage alterné le nihilisme des anciens las et préférant l’oubli, avec le plan-séquence accompagnant la danse candide et sensuelle de la fille de Pedro. La fatalité inéluctable de ceux condamné à être les éternels oppressés (et ce cadrage en plongée l'écrasant de cette évidence) côtoie l’innocence et l’espoir des plus jeunes vierges de désillusions.

Les récits suivants perdent de cette universalité en appuyant davantage la dimension de propagande. Certaines visions sont caricaturales, non pas dans les situations données mais par le fait de dessiner d’un bloc tout un antagonisme (les marines courant les jeunes filles cubaines). Le cheminement du militant Enrique (Raúl García) de du recours hésitant à la violence à la détermination guerrière au cœur d’une guérilla urbaine est assez simpliste aussi, mais Kalatozov déploie un climat de fièvre d’une puissance évocatrice sidérante durant la rixe. Feu, fumée, sueurs et larmes se confondent dans un maelstrom sensoriel d’où ressort la douleur des amis perdus dans la bataille, mais aussi et surtout l’unité collective et l’attente de jours meilleurs. L’ultime segment souffre du même déséquilibre entre galvanisation formelle et simplisme, même s’il faut admettre que ce sentiment naît surtout du recul contemporain et de la connaissance de la suite des évènements. En l’état le deuil intime et la prise des armes du paysan Mariano arraché à son apolitisme naïf impressionne tant dans son spectaculaire bombardement que dans le plan fixe composant un véritable tableau de douleur familiale. On passe des ténèbres à la lumière au propre comme au figuré entre une scène de combat nocturne où Mariano « renait » le fusil à la main amorçant dans son avancée déterminée le lent travelling suivant l’innombrable junte acquise à la cause de Fidel et galvanisée par son appel. 

Le film ne rencontra pas le même triomphe que Quand passent les cigognes et La Lettre inachevée, recevant un accueil tiède en URSS et à Cuba. « Logiquement » interdit aussi aux Etats-Unis et invisible dans le reste du monde, Soy Cuba ne sera redécouvert que dans les années 90, suscitant l’admiration d’un Martin Scorsese pour ses trouvailles formelles. Au-delà des idéologies, il gagnera ainsi tardivement ses galons de classique.

Sorti en bluray français chez Potemkine