Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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jeudi 29 juillet 2021

Eighteen Springs - Ban sheng yuan, Ann Hui (1997)

Le Shanghai des années 1930. Manjing, une jeune femme issue d'une famille autrefois aisée, travaille dans une usine, où elle rencontre Shujun, le fils de riches marchands de Nanjing. Malgré les réserves de Shujun sur la famille de Manjing - sa sœur, Manlu travaille comme «hôtesse» de boîte de nuit - ils parviennent, par étapes, à tomber amoureux. Après une longue période de séparation, ils se retrouvent mais se rendent compte que leur bonheur appartient aux souvenirs dans une réinvention nostalgique des opportunités manquées.

Eighteen Springs est un beau mélo qui voit Ann Hui adapter pour la seconde fois la romancière chinoise Eileen Chang après Love in a Fallen City (1984). Eileen Chang fut un des auteurs majeurs de la Chine des années 40 à travers des récits emprunts de modernité, romanesque et préoccupations féministes. Eileen Chang observe en effet dès son enfance le poids de la tradition patriarcale et confucéenne à travers sa mère érudite mais soumise à un époux volage et opiomane. Elle façonnera la culture notamment anglophile et l'indépendance d'Eileen Chan dont les écrits s'imprègneront de ce passif. On retrouve de cela dans les adaptations de ses écrits dont la plus fameuse avec Lust, Caution de Ang Lee (2007) et donc ce Eighteen Springs. Le film adapte un roman initialement écrit en 1950 à l'avènement de la République de Chine populaire, ce qui l'obligera à servir le supposé renouveau inhérent au régime dans la fin positive du livre. Installée à Hong Kong à partir de 1952, Eileen Chang remaniera nombre de ses anciens écrits afin qu'ils correspondent davantage à son style et sa pensée. Ce sera le cas d'Eighteen Springs désormais nanti d'une fin pessimiste lorsqu'elle le reprendra en 1969 et c'est cette version qu'Ann Hui adapte pour son film.

Dans le Shanghai des années 30, plusieurs personnages vont se rencontrer, s'aimer et se débattre afin d'échapper à leur condition. On suit principalement le couple formé par Manjing (Wu Chien-Lien) et Shujun (Leon Lai) travaillant dans la même usine. Shujun issu d'une famille riche a quitté sa ville de Nanjing pour trouver son indépendance et échapper aux responsabilités de son milieu. Manjing est au contraire de pauvre extraction depuis la mort de son père, mais a néanmoins réussi à se forger une solide éducation grâce à sa sœur aînée Manlu (Anita Mui magnifique de lascivité désabusée) qui s'est sacrifiée pour faire vivre la famille en se prostituant. La naïveté et les élans timides des premiers rapprochements amoureux sont déjà marqués par la fatalité. Dans une séquence où Manjing et Shujun se promène avec leur ami Shuhui (Lei Huang), ils se prennent tour à tour en photo ensemble et séparément pour immortaliser le moment. Lorsque l'envie prend à Manjing et Shujun de se prendre ensemble, l'appareil se trouve à court de pellicule tandis que la photo de Mark Lee Ping Bing s'imprègne d'une teinte blafarde comme pour signifier l'impossibilité de figer le couple uni et heureux.

D'ailleurs si la gaucherie et la timidité du couple a son charme, cette affection sobre même lorsque les sentiments réciproques sont explicites fait planer une forme de retenue invisible où les personnages ressentent implicitement le fossé qui les sépare. Les protagonistes nantis ou pauvre mais déjà dégradés n'ont plus ce type d'entraves, leur position surmontant leurs penchants ou alors les enfonçant plus profondément dans la fange. Lorsque Shujun va présenter Manjing à son père, celui-ci va remarquer la ressemblance avec une "danseuse" qu'il a connu et qui n'est autre que sa sœur Manlu dont il a été le client. Dès lors les mœurs douteuses du patriarche sont moins importantes que la parenté honteuse de Manjing ce qui pas causer l'opposition de la famille au mariage. L'avilissement ôte tout garde-fou moral pour Manlu mariée à un coureur pour sa fortune et qui va ouvertement causer la perte de sa sœur, tout le ressentiment des sacrifices (mais finalement du regard discrètement moralisateur de cette sœur qui a eu la chance de rester "pure) passés passant dans une terrible trahison. On voit ainsi toute la fragilité de cette condition féminine où le moindre opprobre vous éloigne des hommes bons et vous lie aux rebuts dans une logique implacable.

Ann Hui exprime ce sentiment d'inéluctable à travers la voix-off des deux héros qui exprime tous les non-dits dans un style détaché (inspiré du style d'Eileen Chang) qui nous fait comprendre que tout est joué, que tous les moments heureux appartiennent désormais au passé. Malgré la luxueuse reconstitution du Shanghai des années 30 (c'est l'époque intermédiaire où la coproduction avec la Chine permet de tourner sur les lieux mêmes du récit mais sans l'interventionnisme de la censure Chinoise), la mise en scène est feutrée et intimiste, refusant toute envolée formelle lyrique et romanesque au récit à l'image de ses personnages écrasés par le déterminisme social. Il suffira de céder ne serait-ce qu'un bref instant au poids de la tradition pour ne plus pouvoir revenir en arrière, les malentendus et petits hasards malheureux suffisant à séparer le couple pour de bon. La beauté des décors, costumes et le réalisme des environnements servent totalement cette résignation par les teintes de la photo de Mark Lee Ping Bing qui rendent chaque espace comme replié sur lui-même et étouffant, même les extérieurs.

Les amères retrouvailles finales appuient cela et en filigrane l'autre romance déçue entre Shuhui et Cuizhi (Annie Wu) parvient en arrière-plan à faire ressentir ce sentiment d'acte manqué, de regets du temps qui passe. Love in a Fallen City, première adaptation d'Eileen Chang par Ann Hui fut réalisée l'année des accords de rétrocession de Hong Kong à la Chine avec la Grande-Bretagne. Cette seconde incursion dans l'univers de l'auteur s'inscrit également dans un moment clé avec l'entrée en vigueur de cette rétrocession. Le sentiment d'un paradis perdu, d'un bonheur que l'on ne retrouvera plus entre donc totalement en corrélation avec le propos du film et croise le ressenti intime avec celui plus collectif régnant au sein de la péninsule. Une nouvelle belle réussite pour Ann Hui qui a tout récemment de nouveau adapté Eileen Chang avec Love After Love (2020) et une nouvelle plus lointaine des années 40.

Sorti en bluray français chez Spectrum Films

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