dimanche 24 avril 2011
Center Stage - Yuen Ling-yuk, Stanley Kwan (1992)
Stanley Kwan met en scène entre documentaires, interviews et images d'archives ce qu'était la vie de Ruan Lingyu, grande actrice du cinéma muet du Shanghaï des années 1920, que l'on aimait comparer à Greta Garbo.
Par sa capacité à écrire des personnages féminins marquants, Stanley Kwan eut droit au qualificatif flatteur de « George Cukor asiatique ». Avec Center Stage, il réalise sans doute son plus beau portrait féminin, tout en nous proposant un vertigineux voyage dans l’histoire du cinéma chinois, des affres de la création et du rapport réel/fiction.
Center Stage, c’est tout d’abord une immense déclaration d’amour à Ruan Lingyu, actrice légendaire de l’âge d’or du cinéma chinois des années 30 et disparue dans des conditions tragiques. Plutôt que de jouer la carte du simple biopic, Stanley Kwan a recours à une solution bien plus complexe pour son hommage. Center Stage est donc autant un portrait de femme qu’une mise en abyme sur le cinéma où le réalisateur multiplie les niveaux narratifs pour aboutir à une forme hybride entre fiction et documentaire. Le récit alterne ainsi biopic où Ruan Lingyu est incarnée par Maggie Cheung avec une sorte de making of inséré à même le film. On assiste ainsi à la préparation de Maggie Cheung pour le rôle, ses réflexions (ainsi que celles de Stanley Kwan) sur Ruan Lingyu liées aux événements se déroulant dans la « fiction » qu’elle compare à sa propre carrière notamment le rapport toujours difficile à la presse.
Le procédé fait ainsi office de vrai livre d’Histoire avec ces va-et-vient entre passé (figé dans une photographie aux couleurs somptueuses et diaphanes de Chiu Tai An-Ping) et présent (dans un noir et blanc plus sobre mais stylisé) où des compléments d’informations sont constamment apportés sur les événements de la vie de Ruan Lingyu que nous venons de voir se dérouler. Le procédé le plus fascinant est cependant la reconstitution des scènes cultes de la filmographie de Ruan Ligyu. Stanley Kwan alterne la reconstitution de séquences entières avec les vraies images existantes des interprétations les plus fameuses de la star disparue. On aboutit ainsi à un résultat des plus troublants en voyant la préparation de la scène par Maggie Cheung et sa reconstitution qui peut être alors suivie de la séquence originale issue de la copie muette du film. Stanley Kwan nous offre ainsi un surprenant voyage dans l’histoire du cinéma, où réel et fiction se confondent et se complètent avec une émotion étonnante.
D’autres fantômes surgissent lors de la vision de Center Stage, ceux de La Comtesse aux pieds nus de Mankiewicz (dont on a parlé ici sur le blog) mais aussi du roman Blonde (certes écrit après le film) de Joyce Carole Oates. Le film de Mankiewicz montrait le destin terrible d’une star jouée par Ava Gardner, trop pure et fragile pour la dureté du monde du cinéma et qui finissait par y succomber. Quant au livre de Joyce Carole Oates, il proposait une biographie romancée de Marilyn Monroe où l’auteur usait d’un mimétisme puissant pour montrer le talent brut de la star et la façon dont sa vie personnelle délabrée lui permettait de s’approprier ses rôles les plus célèbres. Center Stage fonctionne sur ses deux niveaux pour figer l’image de l’actrice qu’était Ruan Lingyu. Maggie Cheung, tout en grâce, sensualité et fragilité, préfigure (et l’ensemble du film est teinté d’une même nostalgie) ce qu’elle fera dans In the mood for love de Wong Kar Wai. Elle évoque autant l’icône figée et lointaine que l’actrice en quête de défi qu’était Ruan Lingyu. Celle-ci s’était spécialisée dans les grands rôles romantiques et mélodramatiques, auxquels elle ajoutait son aura charnelle.
Avec l’invasion de la Mandchourie par le Japon, ce type de sujets s’avère dépassé et il s’agit alors de montrer une Chine authentique et fière faisant front face à l’ennemi. Stanley Kwan nous donne donc à voir des moments (authentiques ou inventés) où Maggie Cheung cherche à convaincre réalisateurs et producteurs de sa capacité à jouer une simple ouvrière, ce qui aboutira à un de ses plus fameux rôles dans Trois femme modernes (1932). Stanley Kwan donne donc idéalement à voir l’histoire du cinéma chinois, voire du pays dans son ensemble, à travers le parcours de son héroïne. C’est aussi de manière plus générale un manifeste sur le statut d’artiste refusant d’être enfermée dans un carcan. Maggie Cheung, qui fut longtemps une faire-valoir féminine dans les films de Jackie Chan avant de montrer sa vraie valeur, dut forcément être touchée par ce parallèle.
Center Stage donne également à voir l’organisation très familiale des studios chinois d’alors, ici au sein de la Linhua Films. Véritable cocon où les acteurs étaient protégés et encouragés, cette vision trouve ses travers lorsque des éléments extérieurs cherchent à en briser l’équilibre. Pour Ruan Lingyu, ce sera un ancien amant vénal mais aussi la presse à scandale souhaitant lui faire payer son rôle dans Les Nouvelles Femmes (1934) dénonçant les dérapages des médias. Une pression qu’elle ne pourra supporter et qui la poussera au suicide.
Stanley Kwan offre un crescendo puissant dans sa structure éclatée où plus le film avance, plus les époques et les ressentis se confondent. Chacune des couches du récit semble plus fortement s’imprégner des autres pour nous perdre. C’est dans un premier temps pour poursuivre ce portrait en Ruan Lingyu. Ainsi une séquence de tournage la montre refaire avec un perfectionnisme maladif une prise où elle pleure la mort de son père sous une pluie battante. Maggie Cheung n’a aucun mal à faire ressentir la détermination de son modèle (Ruan Lingyu ayant perdu le sien dans des circonstances similaires) et Kwan enchaîne avec la vraie scène du film en question pour faire partager plus profondément encore l’émotion qui animait Ruan Lingyu durant cette scène.
Le procédé prend une autre tournure lorsque Maggie Cheung doit reprendre la scène de mort dramatique des Nouvelles Femmes. Poussée dans ses derniers retranchements par son réalisateur, Ruan Lingyu (Maggie Cheung) s’abandonne comme jamais et fond en larmes en se cachant sous une couverture une fois la scène tournée. Et là, étonnamment, le film retrouve son noir et blanc du « réel » comme pour laisser croire que c’est Maggie Cheung elle-même qui a ainsi cédé à ses émotions. La caméra prend de la distance et nous montre en plongée équipes et matériels de tournage figés devant le lit où l’actrice sanglote douloureusement. Oui, mais finalement quelle actrice ? Maggie Cheung ou Ruan Lingyu ? L’événement étant évoqué plus tard dans la partie romancée du film, le ressenti prime désormais sur la cohérence.
Le réalisateur ose la même prise de distance dans ce qui est pourtant l’instant le plus dramatique du film : le suicide de Ruan Lingyu. Etirant au maximum l’instant précédent (la dernière fête de Ruan Lingyu avec ses amis) et le long suicide aux barbituriques de la star, Kwan élève à des hauteurs insoupçonnées la tragédie de l’instant par les ultimes confessions de Ruan Lingyu à ses proches. Un montage parallèle sur les funérailles de l’actrice et les ultimes adieux de ses amis accentuent encore le drame. Stanley Kwan escamote pourtant une nouvelle fois ce moment poignant et brise ses propres règles par la même occasion, alternant ces scènes avec leur tournage cette fois en couleur, contrairement au reste du film. Le mélodrame le plus prononcé se confond ainsi avec l’intimité décontractée d’un plateau de cinéma ordinaire.
Si la mort de Ruan Lingyu fige une époque et un moment précis dans la vie de plusieurs personnes et de l’histoire du cinéma chinois, ce n’est finalement pas la fin de tout. Voilà ce que semble nous dire Stanley Kwan dans cette conclusion, la mort n’est finalement qu’un passeport vers l’éternité du cinéma et Ruan Lingyu y tient désormais une place choix.
Sorti en dvd zone 2 chez Studiocanal dans une belle édition accompagnée d'une interview intéressante de Stanley Kwan. Pour les plus patient et qui souhaiteraient mieux connaître ce réalisateur, HK vidéo sortira en jui un coffret regroupant 3 de ses films dont justement Center Stage et également le très beau "Rouge" que je recommande vivement aussi !
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