Dans le New York des
années 1950, Therese, jeune employée d’un grand magasin de Manhattan, fait la
connaissance d’une cliente distinguée, Carol, femme séduisante, prisonnière
d'un mariage peu heureux. À l’étincelle de la première rencontre succède rapidement
un sentiment plus profond. Les deux femmes se retrouvent bientôt prises au
piège entre les conventions et leur attirance mutuelle.
Une romance interdite dans l’Amérique puritaine des années
50 filmée par Todd Haynes ? Forcément à cet énoncé l’ombre du superbe Loin du paradis (2003) plane. Entretemps
Haynes aura abordé le mélodrame rétro une seconde fois avec la série Mildred Pierce en 2011. L’approche
thématique et formelle de ces deux œuvres semble donc avoir influencé le
réalisateur avec Carol. Le film est l’adaptation
du roman méconnu de Patricia Highsmith The
Price of Salt. Dans ce qui est son second livre (et initialement publié
sous le pseudonyme de Claire Morgan) l’auteur signait un de ses rares ouvrages
non policier où elle y scrutait néanmoins un « crime » moral à
travers les amours coupables de deux femmes. L’acuité de son regard sur la
psyché des meurtriers prenait un tour tout aussi fin et précis dans un récit vu
à travers e ressenti de la jeune Therese ici incarnée par Rooney Mara. Todd
Haynes reprend cette idée en faisant de Therese le référent du spectateur à travers
la naissance de ces émotions nouvelles.
La référence de Todd Haynes avait été clairement
cinématographique dans Loin du paradis
où l’intrigue et la flamboyance visuelle revisitait l’œuvre de
Douglas Sirk, la problématique raciale de Mirage de la vie (1959) se croisant à la romance provinciale coupable de Tout ce que le ciel permet (1955).
Haynes revisitait une décennie et un genre emblématique avec le mélodrame, à la
fois pour lui rendre hommage, le magnifier et aussi lui apporter une touche
plus subversive que les films d’alors n’auraient pu aborder explicitement –
déjà la question de l’homosexualité se pose avec le personnage de Dennis Quaid.
L’esthétique chargée (reprenant des pans entiers du travail sur le Technicolor de
Russell Metty chez Sirk) était une manière de traduire par l’image les
sentiments réprimés de Julianne Moore et de son jardinier noir joue par Dennis
Haysbert. Carol à l’inverse se
montrera progressivement plus démonstratif dans l’expression de son histoire d’amour,
tout en la déployant dans une touche plus feutrée mais pas forcément moins
stylisée. Si la structure du récit reprend ouvertement celle de Brève Rencontre (1945) de David Lean - l’ultime
entrevue des deux amantes interrompue par un intrus, puis flashback douloureux
sur ce qui a précédé - l’imagerie de Carol
part d'une influence issue des photographies et publicités d’époques parues entre
autres dans Life et furent d’ailleurs
souvent l’œuvre d’artistes féminines comme Vivian Maier, Helen Levitt ou Esther
Blubley. Haynes ne reproduit cependant pas ce matériau en vaine vignettes
vintage, mais le revisite à l’aune de ses personnages.
Carol (Cate Blanchet), femme mûre et sophistiquée arbore
ainsi une allure élégante qui se déploie dans le luxe figé de sa splendide
maison de campagne. Therese, jeune femme qui se cherche est une silhouette
anonyme dans la grisaille urbaine de ce New York hivernal. La photo d’Edward
Lachman et le grain de son format 16mm enferme les deux héroïnes dans une
prison de l’apparat pour Carol et de l’ordinaire pour Therese. Todd Haynes
prolonge cela dans le parcours et la caractérisation des personnages. Carol
aura suivit tour le cursus attendu de la réussite avec un bon parti en mariage
et une vie bourgeoise toute tracée avant de comprendre le vide et la douleur
que signifiait ce bonheur de façade pour elle. Therese ne sait pas où elle va,
indéterminée dans sa vocation (elle rêve d’être photographe) comme dans ses
amours, « fiancée » sans projet d’avenir et fuyant les avances d’un
autre jeune homme. La recherche vestimentaire et donc l’assurance apparente de
Carol est contredite par son caractère inconséquent et changeant, la timidité
et la réserve de Therese masquent un caractère plus déterminé qu’il n’y parait.
Todd Haynes se réfère à la présence glaciale et déterminée d’une Lauren Bacall
pour Cate Blanchett et impossible de ne pas penser à la vulnérabilité troublante
d’Audrey Hepburn dans le look et la prestation de Rooney Mara.
Ce fossé social
et de caractère va se résoudre dans la romance que nouent les deux femmes,
figée dès un premier échange de regard lointain lors de la rencontre dans le
magasin de jouet. Dans ce monde normé où n’existe aucun référent au trouble qu’elles
ressentent, Carol et Therese vont avancer à pas mesuré pour exprimer leur
amour. La première expérience de Carol se sera faite par hasard et dépit de son
mariage malheureux et la façon dont Therese découvre presque instinctivement
son attirance sans pouvoir la comprendre nous plonge dans une société opaque à
ce qui est différent. Dès lors chaque manifestation d’affection est synonyme de
bouillonnement intérieur en contrepoint de l’imagerie papier glacée, le trouble provoqué par l'autre pouvant d'ailleurs se figer le temps d'une photo. Todd
Haynes capture magnifiquement le tressaillement que provoque le plus furtif des
contacts physique (Carol posant ses mains sur les épaules de Therese jouant du
piano), l’intensité d’un regard où se lisent autant le désir que la
stupéfaction de le ressentir, le vacillement du phrasé - ce Ask me, things... Please… si sensuel et
poignant de Cate Blanchett au téléphone, la vf et les sous-titres français ayant
la judicieuse idée de passer au tutoiement lors de cette scène. Au-delà du sujet lesbien, c'est tout l'imprévisible et l'inattendu du sentiment amoureux que Haynes saisit.
Oppressée par les hommes qui veulent à leurs manières
autoritaires les enfermer dans leurs modèles matriarcaux, observée par la ville
qui les juge, c’est dans la fuite que vont pouvoir s’épanouir les amantes. Les
frontières initiales entre les deux femmes s’estompent dans la complicité du
voyage et dans l’intimité des chambres de motel. La dominante Carol hésite à
prendre l’initiative et retrouve les attitudes de l’amoureuse craintive, la
supposée timorée Therese provoque la proximité et c’est avec une même délicate
gaucherie, tendresse et attention pour l’autre qu’elles vont entamer cette première
étreinte. Todd Haynes filme cela dans un mélange de retenue, de sensualité et d’élégance
visuelle infinie, porté par le magnifique thème romantique de Carter Burwell.
Le
réel cruel et inquisiteur va pourtant souiller ce moment et mettre à mal leur
histoire. Le fossé se renoue alors entre les personnages amoureux mais
contraint de se plier à la norme. C’est précisément là que Todd Haynes fait
acte de modernité. La résignation finale de Loin
du paradis entrait parfaitement dans les canons du mélodrame 50’s duquel il
s’inspirait. En prenant une source visuelle plus concrète, Haynes laisse aussi
à ses personnages un libre-arbitre certes pas dénué d’un terrible sacrifice,
mais bien réel. Le fantasme hollywoodien de la tragédie laisse place à un réel de tous les possibles et de l'émancipation.Transformée par les épreuves, Therese et Carol sont prêtes à s’accepter
et répondre au bonheur fragile qui leur tend les bras. Tout le film est résumé
dans le dénouement où se conjuguent l’attente et la recherche hésitante de l’autre,
les deux étant récompensées par un radieux et intense échange de regard. Sans
nul doute une des plus belles scènes de l’année et un de ses sommets avec ce Carol.
Sorti en dvd zone 2 et bluray chez TF1 vidéo
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