Au début du 20éme siècle,
Tome nait à la campagne dans la pauvreté la plus totale. Décidée à changer sa
condition et à connaitre la fortune par tous les moyens, elle part pour la
ville. 40 années d'une vie en miroir des mutations du pays.
Après le scandale provoqué par Cochons et Cuirassés (1961), Shôhei Imamura est interdit de tourner
pendant deux ans par la Nikkatsu. Pendant cette mise au banc il renoue avec son
ami scénariste Keiji Hasebe qui lui présente le scénario de La Femme Insecte. Le script fait passer
de l’étude de société de Cochons et
Cuirassés à l’étude de caractère voire anthropologique qui aura cours dans
ses œuvres suivantes et qui est contenue dans le titre original Nippon konchûki dont la traduction
littérale est Chroniques ethnologiques du
Japon. Imamura s’applique donc à l’exercice dans son approche, imprégnant
son script des différences qu’il note entre les confessions d’une prostituée et
de la famille de celle-ci lors de ses pérégrinations dans les bars où il se plaît
à interroger les anonymes. A cela s’ajoutera des éléments de la vie personnelle
de son actrice Sachiko Hidari, elle aussi « analysée » en profondeur
par le réalisateur.
La Femme insecte
traverse 40 ans des soubresauts de l’histoire du Japon, du début du siècle en
passant par la Seconde Guerre mondiale pour finir sur la colonisation
américaine d’après-guerre. Nous suivrons sur cette période le destin de Tome
(Sachiko Hidari), fille de la campagne qui va s’y appliquer à survivre coûte
que coûte. Cette dimension ethnologique développe de manière neutre les aspects
les plus curieux et/ou révoltant qui jalonne le parcours de l’héroïne. Cela
commence par sa naissance de père inconnu dans un Japon rural à la sexualité
décomplexée - Imamura innove d'ailleurs dans son approche sans tabou qui annonce le Pinku Eiga -, motif de rire plus que de morale lorsque son « père » sans
doute pas biologique (Kazuo Kitamura) viendra la déclarer à l’état-civil et
provoquera l’hilarité des présents au courant des mœurs légères de sa mère. L’acceptation
de ce type de situation se ressent d’ailleurs dans l’amour inconditionnel que
voue ce père simple d’esprit à sa fille au point d’entretenir une relation fusionnelle
et quasi incestueuse source de quelques moments de tendresse primitive aussi
étrange que dérangeants.
On pense notamment à cette où le père et Tome désormais
adolescente dorment toujours ensemble ce dernier ayant un geste équivoque pour
aspirer un bouton sur sa jambe et plus encore celui où Tome adulte laisse ce
père téter son trop plein de lait que son nourrisson ne veut pas boire. Ce
regard distant n’empêche pas l’émotion mais Imamura se refuse à verser dans le
mélodrame appuyé à la Mizoguchi pour dépeindre la soumission féminine déjà à l’ordre
dans cette campagne. Dans un rapport resté profondément féodale, les familles
incitent leurs filles à se donner aux propriétaires terriens pour subvenir à
leur besoin. Imamura l’illustre en comportement commun d’alors (d’autant que
comme dans Cochons et Cuirassés ce
sont les femmes et figures maternelles qui poussent à cet avilissement quand le
père s’y oppose) et l’instant fatidique est filmé en plan fixe, sans effet,
seule la photo en pénombre et masquant l’acte semblant témoigner d’une relative
pudeur. Ce sont des choses qui arrivent, tout simplement. On est loin de la
stylisation et du filmage du chaos qu’on trouvait dans Cochons et Cuirassés.
Toute la première partie voit donc Tome placée en victime
tandis qu’en toile de fond le Japon s’écroule : séduite et abandonnée par
un contremaître d’usine de fabrication d’armes d’où elle entendra le discours
de capitulation de l’Empereur ; servante pour la maîtresse japonaise d’un
GI américain. Le montage est également dénué d’effets ostentatoires, Imamura
capturant des instants choisis dont coupe les pics dramatiques de manière
abrupte telle la mort accidentelle de cette fillette métisse ébouillantée. Le
réalisateur ne se déleste pas néanmoins d’une ironie cinglante, le chemin de la
prostitution se faisant au travers d’une rencontre dans une secte moralisatrice
et expiatoire comme il en fleurissait dans le Japon d’après-guerre. Servante
dans une auberge dissimulée en maison close, Tomé est plus ou moins
volontairement livrée en pâture à un client. Là encore une simple coupe fait
passer et accepter ce nouvel état. La scène d’ouverture qui observait la marche
d’un insecte représentait Tomé qui traversera inexorablement les évènements
avec pour objectif d’offrir une meilleure vie à sa fille.
Mais si cette
association avec l’insecte témoigne de sa volonté imperturbable, il annonce
aussi la déshumanisation de l’héroïne qui profitera des circonstances pour s’élever
et devenir à son tour une redoutable mère maquerelle. La hauteur qu’adopte
Imamura fait merveille pour signifier la bascule de Tomé, au départ plus
humaine et proche de ses « filles » mais qui deviendra
progressivement aussi impitoyable et cupide que ses anciens persécuteurs. Même
quand il se permet une stylisation plus marquée, ce côté froid demeure avec
certaines ellipses se faisant en plan fixe façon roman-photo accompagnés d’une
voix-off et « gelant » ainsi la portée dramatique de l’instant par ce
même regard ethnologique. L’explosion de violence qui répète à son désavantage
la propre trahison qui permit l’ascension de Tomé semble encore plus brutal que
s’il avait été filmé en mouvement tout en figurant une agitation qu’on observe
presque clinique.
L’empathie est pourtant bien là mais doit naître des
attitudes et situations rencontrées par les personnages, Imamura nous laissant
libre interprète en n’orientant pas sa mise en scène vers un jugement possible.
Nul poids du destin et aucun lyrisme dans la progression dramatique, les
personnages devançant ou subissant les évènements pour mieux les voir se
répéter ou les surmonter dans la dernière partie où Nobuko (Jitsuko Yoshimura)
semble emprunter le même chemin de dégradation que sa mère – au point de lui
reprendre son ancien protecteur.
L’absence de mélodrame marqué sera autant
synonyme de dégout glacial (l’amant vieillissant étant particulièrement
détestable) que de reconstruction symbolique du Japon à travers Nobuko. Puisque
l’on n’est pas dans la tragédie, tout n’est pas forcément amené à se répéter et
laisse chacun libre de ses actions. La froideur déterminée de l’héroïne (Nachiko
Hidari, de l’innocence au calcul, étincelle à tous les âges du personnage)
imprègne certes le film mais en symbolise en symbolise aussi la liberté d’être,
de s’égarer et de se relever sans se soumettre à la fatalité. Shôhei Imamura
idéalisait ce Japon rural dont il faisait des figures féminines des facteurs de
son renouveau, c’est là toute la force et l’abnégation de La Femme insecte.
Sorti en dvd zone 2 français et bluray chez Elephant Films
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