Lorsque Anna, institutrice étrangère, arrive dans la propriété de
Madame, fondent sur elle trois loups : José, l'aîné, tyrannique et
belliqueux ; Fernando, son cadet, mystique et solitaire ; et Juan, le
plus jeune, libidineux et infidèle. La cohabitation s'annonce
périlleuse...
Carlos Saura sera passé maître pour avancer
masqué dans sa critique du régime franquiste brouillant les pistes dans
les différents genres de sa "trilogie du couple" : le thriller avec Peppermint frappé (1967, le road-movie pour Stress es tres, tres (1968) et le drame psychologique dans La Madriguera (1969). A cette mise à nu du couple révélatrice des travers de la société franquiste succèderait celle de la famille dans Le Jardin des délices
(1970) qui inaugure une nouvelle trilogie. Pour la première fois Saura y
usait de la métaphore suffisamment explicite (un chef de famille
amnésique figurant un Franco sénile à la tête de l'Espagne) pour lui
causer quelques problèmes avec le régime. Il renoue cependant avec cette
approche allégorique de façon plus brillante avec Anna et les loups.
Anna
(Geraldine Chaplin), institutrice étrangère est embauchée par une riche
famille espagnole pour faire l'éducation de trois fillettes.
L'imposante propriété familiale par son architecture chargée d'histoire
et sa géographie isolée annonce déjà la dimension métaphorique qui
s'exprimera à travers ses habitants. On retrouve le motif du chef de
famille gâteux cette fois au féminin avec cette mère impotente (Rafaela
Aparicio) dont l'éducation singulière et l'amour étouffant aura façonné
trois fils à la psychologie trouble. Tous vont s'éprendre d'Anna, chacun
d'eux étant un symbole du pouvoir franquiste ou du moins une certaine
image ancestrale et traditionnelle de l'Espagne. José (José María Prada)
l'aîné qui dirige la maison incarne le pouvoir militaire, fait appuyé
par sa première apparition où il vérifie les papiers d'Anna et fouille
méticuleusement sa valise. Fernando (Fernando Fernán Gómez) le cadet est
un exalté solitaire qui lui symbolise la religion. Enfin le plus jeune
Juan (José Vivó) marié et père des trois fillettes illustre la morale et
la famille. L'arrivée d'Anna et le désir qu'elle éveille chez les des
trois frères va progressivement nouer un étau oppressant, décuplant leur
folie.
Anna, curieuse ou oppressée va ainsi être associée à
chacune de leurs névroses. José oublie ainsi le pouvoir tyrannique qu'il
impose au foyer quand il s'évade dans la salle où il collectionne les
objets et uniformes militaires, en confiant l'entretien à la nouvelle
venue. Fernando renoue avec la tradition de la retraite mystique en
repeignant en blanc une grotte où il va s'isoler et méditer loin des
tentations du monde. Enfin Juan s'avérera un obsédé sexuel maladif qui
poursuivra Anna de ses assiduités d'abord physiquement puis de façons
plus retorse en lui adressant des lettres obscènes envoyées "de
l'étranger" puisque timbrée d'après la collection philatélique
familiale. D'abord intimidée et tentée de fuir, Anna va s'amuser des
travers de ses prétendants. Carlos Saura ridiculise ainsi par sa mise en
scène et/ou les situations toute l'iconographie et l'imagerie
solennelle associée aux valeurs qu'incarnent les frères. José va arborer
fièrement un uniforme franquiste dans une certaine complicité avec
Anna, avant que ses penchants violents brisent ce moment tout comme le
reflet de miroir le montrant dans son entier avec sa robe de chambre
dépassant du haut de l'uniforme.
De même on rira beaucoup lorsqu’Anna
confrontera Juan en l'obligeant à lui lire tout penaud l'une de ses
lettres. L'approche est plus subtile avec Fernando, Anna montrant une
vraie tendresse pour lui et celui-ci paraissant vraiment habité par
cette foi. Carlos Saura reprend par le dialogue et ses compositions de
plan la tradition mystique jésuite et espagnole, oscillant toujours
entre le ridicule et la sincérité (Fernando en pleine épiphanie lévitant
littéralement dans sa grotte) grâce à la prestation exaltée de Fernando
Fernán Gómez - qui le temps d'une vision onirique nous révèle même à
postériori la fin du film. Même la retenue d'un possible désir physique
par Anna semble rendre le personnage touchant mais un indice funeste
s'annonce pour les plus attentifs (et connaisseurs de la nature de la
pénitence sur laquelle peut reposer ce catholicisme archaïque) puisque
chaque fois qu'il se freine, c'est avant de caresser les longs cheveux
noirs d'Anna...
Geraldine Chaplin par sa présence séductrice,
son regard rieur amène une modernité et une distance qui ridiculise
constamment ces interlocuteurs engoncés dans leur folie. La conclusion
en deux temps laisse le spectateur interloqué. Ce sera d'abord un
tableau absurde qui rassemble en une même séquence tous les travers
esquissés précédemment chez les trois frères dans un grand guignol
réjouissant (et donc annoncé par un flash-forward étrange précédemment).
Cependant la dernière scène réunit les trois symboles dans une même
tyrannie et brutalité où tout ce qui ne peut être possédé se doit d'être
éradiqué. Un final choc typique de Carlos Saura qui tranche
radicalement avec l'ironie amusée qui a précédée. On retrouvera l'univers et ces personnages dans Maman a cent ans (1979).
Sorti en dvd zone 2 français chez Tamasa
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