Shanghai 1941. Bai Liusu, divorcée depuis plusieurs années, vit dans l'atmosphère étouffante de la maison familiale. La seule manière d’échapper à cette ambiance serait de se remarier. Faisant fonction d’intermédiaire pour le mariage d’une des filles de la famille Bai, madame Xu entreprend en même temps de « caser » Liusu. Madame Xu lui offre cependant une échappatoire : partant à Hong Kong rejoindre son mari qui fait des affaires avec Fan Liuyuan, elle invite Liusu à partir avec elle, sous prétexte de s’occuper des enfants pendant le voyage. Commence alors, dans l’ambiance mondaine de la colonie britannique, un jeu du chat et de la souris entre Bai Liusu et Fan Liuyuan.
Love in a Fallen City compte parmi les dernières productions pour le cinéma de la Shaw Brothers avant une réorientation vers la télévision effective en 1986. Le studio dépassé par le succès de concurrents comme la Golden Harvest cherche alors à sortir de sa zone de confort en embauchant des artistes et techniciens plus en phase avec les thèmes, l’esthétique du moment. C’est ainsi qu’est engagée Ann Hui, fer de lance de la Nouvelle Vague hongkongaise notamment avec des œuvres coup de poing comme The Story of Woo Viet (1981) et Boat People, passeport pour l’enfer (1982). Elle adapte ici pour la première fois la romancière chinoise Eileen Chang. Celle-ci fut une figure majeure de la littérature chinoise, abordant dans ses livres la question de la condition féminine dans la société chinoise des années 40. Elle y posait un double regard, d’abord celui la femme chinoise dont elle put observer les contraintes avec sa mère soumise à un homme volage et opiomane, mais aussi dans son éducation empreinte de tradition la promettant à un même futur. L’autre regard est celui de la femme moderne baignée de culture occidentale grâce justement à cette mère qui lui donna le goût de la langue anglaise et chercha l’élever intellectuellement afin qu’elle échappe à cette soumission. Love in a Fallen City, publié en 1943, explore en grande partie ces thématiques tout en touchant à quelque chose de plus universel dans sa romance.
Ann Hui signe une adaptation presque littérale mais qui parvient à trouver sa voie par une approche formelle marquée. Dans cette société chinoise des années 40, la femme n’existe aux yeux des autres qu’à travers le prisme de l’homme. Epouse soumise et dévouée lorsque le mariage a eu lieu, elle est avant cette échéance un motif de spéculation pour sa famille et futur confort domestique pour le mari potentiel. Bai Liusu (Cora Miao), presque trentenaire et retournée vivre avec sa famille après son divorce, est déchue de tous ces espoirs et perspectives. Sa raison d’être aux yeux des autres a disparue en dilapidant ce qui restait d’elle à exploiter, ses économies, et elle est désormais une bouche de plus à nourrir. Ann Hui expose la place marginale de Bai Liusu au sein du foyer en la figeant en fond de cadre dans les plans d’ensemble capturant le quotidien familial. Elle n’a plus voix au chapitre et encaisse les humiliations verbales venant de ses frères et ses belles-sœurs. Quant elle est seule, Ann Hui s’attarde sur le visage défait de son héroïne tandis que la bande-son laisse entendre les remarques désobligeantes de son entourage. Le fait qu’elle soit désormais invisible en tant qu’individu se ressent également par le travail sur la photo, quand lors d’une scène Bai Liusu est réduite au rang d’auditrice silencieuse en étant éclairée différemment de sa mère et sa belle-soeur qui la calomnie. Si Bai Liusu est contrainte et soumise par la tradition, Liu Yuan (Chow Yun Fat), éduqué à l’étranger, s’en détache et n’y prend que ce qui lui convient. Attiré par Bai Liusu et bien au courant de son statut fragile, il fait en sorte de lui faire quitter Shanghai pour Hong Kong où il pourra en faire sa maîtresse. L’émancipation de Bai Liusu passe paradoxalement par pousser Liu Yuan à l’épouser quand ce dernier que l’on devine sincèrement amoureux refuse de s’imposer les chaînes économiques et sociales d’un mariage. Un élément pourrait résoudre les malentendus, qu’ils s’avouent mutuellement leurs sentiments. Le poids de ces jeux de rôles et de pouvoir empêche cependant toute sincérité trop explicite. Liu Yuan laisse toujours échapper une forme de détachement ou un ton badin qui sème le doute quant à la conviction de ses mots doux. Bai Liusu a constamment cette retenue, ce mouvement de recul à chaque fois qu’elle se sent céder de cœur et de corps envers l’émoi que suscite en elle Li Yuan. Les acteurs excellent à faire passer toutes ces nuances dans leur jeu corporels, dans les dialogues qui traduisent leur déséquilibre social et de genre. Cora Miao, raidie dans les coutures serrées de sa qipao a des yeux baissés et une gestuelle fuyante. La douceur des regards qu’elle lance furtivement à Li Yuan laisse pourtant deviner qu’un mot, LE mot, suffirait pour qu’elle accepte d’être sienne. Chow Yun Fat déploie toute son élégance aristocratique et sa désinvolture, et ne laisse échapper que par intermittences l’émoi que suscite en lui Bai Liusu. Les personnages sont littéralement prisonniers des règles de leur environnement, au sein duquel ils avancent leurs pions pour parvenir à leurs fins. A Shanghai cela existe par le sentiment d’étouffement, l’épure claustrophobique de cette maison familiale terreau de soumission. A Hong Kong, cette prison des apparences sera à ciel ouvert, dans le luxe et les distractions frivoles où domine la dimension coloniale. Cela est renforcé par le parti pris réaliste d’Ann Hui. La réalisatrice refuse l’artificialité des décors studios habituels de la Shaw Brothers pour signer une reconstitution soignée, souvent sur les lieux mêmes encore existants de l’action du livre. C’est notamment le cas pour les scènes filmées à l’hôtel Repulse Bay, espace emblématique de la présence coloniale anglaise à Hong Kong que Ann Hui immortalise puisqu’il sera détruit peu de temps après le tournage. Pour que les sentiments se révèlent sans fard, il faudra la chute de ce monde avec l’attaque puis l’occupation japonaise de Hong Kong. L’urgence de ce monde finissant est filmée en 1984, années des accords de Rétrocession entre la Grande-Bretagne et la Chine, et comme une évidence Eighteen Springs la seconde adaptation d’Eileen Chang par Ann Hui sortira en 1997. Tandis que le chaos des bombardements, des morts et de la destruction sème la désolation, tous les codes de ce monde entravant la romance implosent à leur tour. Alors qu’il s’agit désormais de survivre, manipuler l’autre et dissimuler ses émotions profondes n’a plus de sens. Ann Hui traduit formellement la disparition de toute différence sociale et de genre par un jeu sur l’échelle. Bai Liusu observe désormais debout un Liu fan courbé et lavant le sol de leur maison. Elle domine également du haut des escaliers de sa demeure la Princess Saheiyini (Jovy Coudrey), mondaine indienne entretenue par les hommes anglais qui la snoba jadis et vivant maintenant dans la misère. Le couple autrefois si bavard pour ne jamais se dire les choses, a désormais la complicité silencieuse des unions confiantes qui n’ont pas besoin des mots pour se comprendre. Ann Hui sublime véritablement par sa mise en scène le roman d’Eileen Chang, les partis pris esthétisants s’estompant (la photo diaphane d’Anthony Hop prenant progressivement une texture plus réaliste) avec l’accomplissement amoureux des personnages. Terminons cette chronique avec une des magnifiques phrases de conclusion du roman en partie reprise dans le film :La Chute de Hong Kong lui avait permis de s’accomplir. Mais dans ce monde indéchiffrable, qui sait où sont les causes, où sont les conséquences ? (…) Peut-être était-ce pour lui permettre de s’accomplir qu’une grande cité avait été renversée.
Sorti en bluray et dvd zone 2 français chez Spectrum Films
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