Après l’immense succès de Quand passent les cigognes (1957), La Lettre inachevée en poursuit la veine stylisée et lyrique, constituant une sorte de chaînon manquant plus méconnu d’une trilogie qui s’achèvera avec le non moins somptueux Soy Cuba (1964). Le pivot de cette série de films est la collaboration étroite entre Mikhaïl Kalatozov et son directeur photo Sergueï Ouroussevski, dont l’approche avant-gardiste et romanesque éleva Quand passent les cigognes à des hauteurs vertigineuses.
La Lettre inachevée est l’adaptation d’une nouvelle de Valeri Ossipov, que Kalatozov va refaçonner de manière à prolonger le geste esthétique de Quand passent les cigognes. La nouvelle s’inscrit en effet dans une logique de film de propagande, dans un courant appelé la "prose documentaire" où l’abnégation, l’instinct de survie et le sens du sacrifice du groupe de géologues célèbrent un haut fait destiné à rendre toute sa grandeur à l’Union Soviétique. L’incipit écrit du film fonctionne selon cette logique, mais cet aspect ne demeurera qu’un fil rouge lointain parasité par la puissance des images. Si le tournage au cœur des forêts et plateau sibériens est pour l’équipe technique une épreuve comparable à celle traversée par les personnages, le film s’éloigne de l’approche documentaire que l’on aurait pu attendre. Plutôt que de faire des repérages en amont de décors naturels correspondant à la nouvelle puis d’y poser leurs caméras, Kalatozov et Sergueï Ouroussevski procèdent différemment. Ils vont sous forme de dessins visualiser les images et séquences que leur inspire le récit, de manière libre et sans réflexion sur la faisabilité de leurs idées. C’est seulement passé cette étape que les décors seront choisis, selon leur correspondance à cette vision préétablie du film.La première partie du film voyant les quatre géologues Sabinine (Innokenti Smoktounovski), Tania (Tatiana Samoïlova), Andreï (Vassili Livanov) et Sergueï (Evgueni Ourbanski) mener et réussir avec courage à mener leur mission correspond à cahier des charges de propagande. Forts de leur courage et détermination, ils plient cette nature sauvage à leur volonté pour parvenir à trouver des gisements de diamants. L’imagerie est glorieuse et impressionnante dès le sidérant travelling aérien arrière les montrant tout sourire sur la lande sibérienne désertique, prêt à en découdre. S’ils ne touchent pas au but immédiatement, la mise en scène se plaît à les voir surplomber et dominer cet espace dans de somptueuses compositions de plan, puis s’y immerger afin d’en extraire à tout prix la précieuse manne recherchée. Les fondus enchaînés où s’entremêlent flammes incandescentes avec les corps et visages des aventuriers en mouvements, à l’unisson dans l’effort commun, travaillent une symbolique puissante. Néanmoins dans ce schéma viennent s’intercaler les questionnements plus intimes du groupe. La lettre que rédige Konstantin Sabinine à son épouse Vera se baigne d’un lyrisme hypnotique où se croisent le présent songeur et chargé d’espoir à travers le visage de Sabinine, et par un nouveau, long et suspendu fondu enchainé le passé avec le souvenir des adieux du personnage à sa femme. On comprend que Sergueï souffre d’un amour non réciproque pour une jeune femme que l’on pense lointaine mais qui s’avère être Tania, dont il observe douloureusement l’harmonie avec Andreï. Ces maux ne dévient pas notre groupe de son objectif, même si Kalatozov les entrechoquent lors d’une scène troublante. Laissés seuls à explorer la terre d’un trou fait au sol, Tania et Sergueï voient leur promiscuité soudainement prendre une tension sexuelle inattendue. Le bruit du pilonnage du sol par Sergueï se poursuit alors que ce dernier à interrompu sa tâche pour regarder Tania avec l’ardeur d’un désir brûlant, le martèlement étant désormais celui de son cœur qui envahit la bande sonore. Cela rappelle les prémices de la scène de viol de Quand passent les cigognes durant le bombardement, mais sans son issue tragique. Tania parvient à dissuader Sergueï de ses intentions, et peu après débusque enfin les diamants. Les passions individuelles ne semblent pas avoir prises sur le grand projet collectif, ce que semble appuyer le réalisateur par un nouveau moment d’emphase, lorsque Tania et Andreï traversent ivre de joie une nuée d’arbustes pour annoncer aux autres la grande découverte. Le montage fluide de cette course éperdue, l’harmonie entre les mouvements de grue et les travellings majestueux accompagnent ce triomphe total, et affirme la puissance de cet idéal.C’est précisément à ce moment que Kalatozov choisit de tout faire s’écrouler, de laisser la nature reprendre ses droits et de faire muer le film en un éprouvant récit de survie. La virtuosité filmique sert désormais la chute de l’Homme face à cette espace indompté, à souligner sa petitesse dans ce grand ensemble. La cavalcade héroïque et kamikaze de Sergueï parmi les flammes sidère, à la fois pas la folie désespérée du personnage, mais aussi celle de l’équipe du film semblant avoir pris tous les risques – Ouroussevski ayant malgré sa tenue ignifugée prit feu pendant la prise, se plaindra que son plan soit gâché par les tapes reçues pour l’éteindre. Il est captivant de constater le contraste faisant que pour souligner la dominance de la nature sur les personnages, Kalatozov use d’artifices rendant ce cadre de plus en plus stylisé et irréel. Les ravages d’un incendie font par moment basculer l’esthétique dans le conte, avec ces silhouettes en ombres chinoises encerclées de branches calcinées. Ces mêmes silhouettes se dessinent minuscules dans le lointain durant les pénibles avancées dans des plans d’ensemble frisant l’abstraction. On a parfois le sentiment de se trouver sur une autre planète face à l’âpreté insaisissable et la démesure des paysages. Les caprices des éléments emprisonnent les protagonistes par leur bascule soudaine (la neige et l’hiver se manifestant en une nuit, un blizzard à la griffure palpable), et les rares accalmies ne les en laissent pas moins exsangues face à un horizon hostile et sans fin, désespérément désert.Les tourments étouffés par la cause commune dans la première partie seront ceux qui décimeront le groupe dans la seconde. Le « sacrifice » de Sergueï masque sans doute un suicide inavoué face à un amour inaccessible, le sacrifice d’Andreï est tout aussi ambigu, entre volonté de sauver la mission, ne pas être un fardeau pour les survivants et plus particulièrement Tania. Cette dernière sans son homme perd peu à peu de sa volonté de vivre et s’éteint sous les froids polaires. Finalement tous les disparus ont perdu concrètement ou symboliquement l’objet de leur affection dans le cadre de cette odyssée, et le seul qui s’accroche avec rage est celui dont l’aimée l’attend au-delà de ces steppes infernales. On renoue en définitive avec l’espérance ardente et irrationnelle des retrouvailles tout comme dans Quand passent les cigognes. C'est à cela qu'il faut s'accrocher quand l'esprit perd pied et fait surgir l'illusion d'un futur dont on ne sera plus - magnifique séquence onirique où Konstanine entrevoit "Diamantville" conçue grâce à sa carte. La nature sans rien perdre de sa brutalité reprend donc peu à peu des contours naturalistes pour suivre l’ultime marche solitaire de Konstantin, Kalatozov nous réservant encore son lot d’images proprement stupéfiantes comme les plans larges de traversée du fleuve où l’on constate qu’elle est bel et bien effectuée par l’acteur. Les quasi un an de tournage se ressentent bien à l’écran, tout en incitant à la stupéfaction tant le Kalatozov évite à chaque instant le « confort » d’un filmage sur le vif pour toujours concevoir des séquences extrêmement élaborées – et parfois improvisée, l’équivalent d’une grue de filmage fut fabriqué sur place pour le fameux plan d’ensemble sur le fleuve, ainsi que la séquence finale. La Lettre inachevée transcende à la fois la commande propagandiste, et le risque de démonstration technique, pour ne devenir qu’un récit acharné d’amour et de survie, avec en point d’orgue et récompense les yeux de Konstantine à bout de forces qui s’ouvrent. Il est bien vivant.Sorti en bluray français chez Potemkine
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