Victor, vingt ans à peine, rencontre Elena, avec qui il fait l'amour pour la première fois. Désireux de la revoir, il se présente chez elle. Mais Elena attend son dealer... L'arrivée inopportune de deux policiers tourne au drame : Victor est injustement accusé d'avoir tiré sur l'un d'eux le paralysant à vie. Libéré de prison bien plus tard, il décide de se venger...
En chair et en os est un exercice de trop-plein romanesque fascinant dont Pedro Almodovar a le secret, deux ans avant l’accomplissement de mélodrame que constituera Tout sur ma mère (1999). Almodovar adapte ici le roman L'Homme à la tortue de Ruth Rendell publié en 1986, ou du moins se l’approprie pour n’en garder que le synopsis expurgé de toute ses éléments criminels. Le personnage de Victor se voit ainsi délesté de ses caractéristiques les plus sombres (c’est un dangereux violeur dans le roman) pour devenir un jeune désaxé en quête d’amour, et marqué par le destin.
Il est justement question de destinée dans les trente premières minutes du film, qui enchevêtre de façon tortueuse les existences de Victor (Liberto Rabal), amoureux et insistant auprès de Helena (Francesca Neri) après une coucherie que cette dernière a oubliée, et auxquels vont s’ajouter le policier David (Javier Bardem), son collègue alcoolique Sancho (José Sancho), maladivement jaloux de son épouse Clara (Ángela Molina). La première rencontre tragique des protagonistes bouleverse le destin de certains, tandis qu’il se fige dramatiquement pour d’autres. En laissant un temps certaines zones d’ombres (qui est responsable du coup de feu fatal qui va tout déclencher), Almodovar développe une incertitude qui correspond également aux sentiments ambivalents des personnages. Helena est-elle désormais en couple avec Victor par culpabilité des conséquences de leur rencontre initiale, est-ce uniquement la peur ou malgré tout une forme d’attachement trouble pour son époux violent qui a maintenu Clara dans son couple instable ? Victor est tout aussi insaisissable, sur la corde raide entre le stalker inquiétant et l’éternel adolescent, amoureux éperdu de celle avec laquelle il a perdu son pucelage. Agit-il par volonté de vengeance ou par désir naïf et maladroit d’accomplissement romantique ? Comme souvent chez un Almodovar fuyant le manichéisme (même et surtout après le virage plus grand public de Attache-moi (1990), la porosité est grande entre le bien et le mal chez des personnages ambivalents.Entre tromperies, vengeance, coucheries ou frustration, tous les couples du récit, légitimes ou non, sont le reflet des uns les autres. Parfois pathétiques dans leur dévotion amoureuse (Clara envers Victor, Sancho envers Clara), ou surprenant dans leurs volte-face (David et Héléna), les personnages par ces ruptures de ton expriment à la fois le socle des sentiments ou au contraire le détour que peut leur faire prendre l’existence. Cela est moins fluide que dans des réussites à venir d’Almodovar comme Tout sur ma mère, La piel que habito (2011) ou le plus récent Douleur et gloire (2019), mais le cinéaste demeure un narrateur hors-pair parvenant autant à surprendre que rendre tangible (dans la logique interne du récit et la caractérisation des personnages) ses rebondissements improbables. Dans cette idée, la très jolie fin et l’effet miroir inversé qu’elle forme avec l’ouverture est une merveille. A l’accouchement nocturne solitaire initial dans des ruelles désertes sous la terreur franquiste, en répond un autre à cette même période de noël, en couple et sur fond de tumulte urbain en période de démocratie. Tout comme le contexte de ces deux séquences, Almodovar semble nous dire que rien n’est figé et immuable.Sorti en bluray français chez TF1 Studio
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