Souffrant de crises
d'épilepsie, le jeune Alessandro s'est, petit à petit, enfermé dans une sorte
de monde parallèle où il ressasse inlassablement son amertume, sa révolte, sa
haine d'autrui en général et de son milieu bourgeois en particulier. Perdu dans
l'admiration de son frère Augusto qui rêve de départ, et l'amour coupable qu'il
voue à sa sœur Giulia, Alessandro, entre crises d'épilepsie et débilité
congénitale, tente de détruire l'oppression familiale.
Les Poings dans les
poches est un des premiers films les plus fulgurants de l’histoire du
cinéma, un brûlot unique en son genre qui fera figure d’ovni à sa sortie. Si l’on
peut éventuellement associer le film à un courant précurseur de Mai 68 au côté
du Prima della rivoluzione de Bernardo
Bertolucci (là aussi un très jeune réalisateur signant une œuvre en réaction de
la production italienne d’alors) sorti l’année précédente, Bellocchio se
démarque par un ton, un style et des thématiques infiniment personnels. Bertolucci
perdait en intensité et substance par une influence trop marquée de la Nouvelle
Vague quand Bellocchio digère de manière bien plus subtile les approches d’un Buñuel
notamment. De plus loin de la confection profondément collégiale qui définit le
cinéma italien de l’époque, Bellocchio signe entièrement seul le scénario de ce
premier film dont il est également producteur.
Il pouvait difficilement en être autrement quand on scrute
les prémisses du projet. Après des études à l’Académie d’art dramatique de
Milan et au Centre du Cinéma Expérimental, Bellocchio signe trois
court-métrages (La colpa e la pena
(1961), Ginepro fatto uomo (1962)) et
aspire à signer un long inspiré de son histoire personnelle. Le Poings dans les poches se déroule
ainsi dans sa province natale de l’Emilie-Romagne et la famille
dysfonctionnelle du scénario s’inspire grandement de la sienne, lui qui perdit
son père à dix-sept et vit son frère aîné Piergiorgio endosser difficilement ce
rôle patriarche. L’enfance sous le régime fasciste de Mussolini avait également
imprégné la famille d’une image troublée pour Bellocchio avec une mère
admirative du Duce et un père contraint par convenance de porter la chemise
noire.
Tout cela nourrit le regard à la fois froid et monstrueux qu’il porte
sur ses personnages. Tous les rapports familiaux du film reposent sur les
notions de dominants/dominés, de dépendance à l’autre et d’un foyer faisant
autant office de refuge au monde extérieur que de prison. Alors que l’aîné
Augusto (Marino Masè) aspire à s’installer en ville et à se marier, il est
comme enchaîné à leur demeure familiale par diverses contraintes. Ce sera d’abord
une fratrie problématique avec l’inconséquence d’Alessandro (Lou Castel), l’immaturité
de Giulia, l’attardement mental de Leone (Pierluigi Troglio) et également la
cécité de la mère (Liliana Geraci). Dès le départ, Bellocchio affirme ce
désordre familial notamment lors d’une scène de repas où les disputes puériles d’Alessandro
et Giulia contrastent avec leur âge adulte, et où l’impotence physique de la
mère (le chat venant manger dans son assiette) et psychique de Leone (faisant
des bruit de bouche en mangeant comme une enfant) en font des figures
perturbées. Augusto en patriarche de substitution fait ce qu’il peut mais rêve
surtout de fuir cet environnement monstrueux.
Alessandro, plus cruel et complexé par son épilepsie voit dans
les autres des obstacles à une existence meilleure. Si Alessandro joindra la
parole aux actes, c’est par un esprit de rébellion dévoyé qui le conduira à des
méfaits révoltant - qui annoncent ceux des activistes des Années de Plomb du Buongiorno, notte (2003). C’est ce côté
vindicatif mais tournant finalement à vide (le matricide puis le fratricide ne
l’amènent pas à concrétiser les semblants de projets qu’ils visent) qui le
démarque mais ce poids de la famille se ressent également chez les autres. Le
passage fondamental sera ainsi l’absence de réaction voir l’espérance d’Augusto
lorsqu’Alessandro lui annonce dans une lettre vouloir tuer le reste de la
famille en voiture pour le laisser libre. De même Giulia semblera étrangement détachée
lorsqu’elle saura les vraies circonstances de la disparition de leur mère.
Quand l’affection daigne s’exprimer, elle est tout aussi douteuse.
Giula
réconforte avec une tendresse déplacée les crises d’épilepsie d’Alessandro, et
sa volonté de briser le couple d’Augusto et Lucia (Jenny MacNeil) se justifie
autant par un désir de maintenir le statu quo familial que par un désir
incestueux. La maison, étouffante, étroite, engoncée de meuble et chargé du
passé est un lieu de cauchemar que Bellocchio baigne d’une austérité étrange.
Le réalisateur se détache de tous les courants d’alors : aucune trace de
néoréalisme, pas d’expérimentations narratives et formelles issues de la
Nouvelle Vague, trop austère pour un existentialisme à la Antonioni et les
rares rires sont bien trop perturbant pour évoquer la comédie l’italienne. Bellocchio semble plus faire
figure d’entomologiste de la monstruosité où les extérieurs montagneux, la
ville sans nom offre un reflet opaque nous faisant bien comprendre que la
société n’est pour rien dans la nature dérangée des protagonistes. Bellocchio
croise ainsi le mystère d’un Buñuel et la maitrise du Joseph Losey de The Servant avec un récit d’aliénation
voisin.
Le détachement absolument glacial des scènes de meurtres
(jouant de la durée pour la mise en situation puis de l’ellipse pour l’exécution)
n’en rend le film que plus suffocant. Lou Castel est absolument extraordinaire,
dissimulant le démon sous les traits juvéniles et poupin. Maintenir le désordre
familial pour mieux dominer et éliminer les faibles est son seul objectif mais,
rattrapé par son propre mal il paiera chèrement cette déshumanisation dans une
ultime séquence aussi magistrale qu’insoutenable. Un très grand film qui
annonce une grande carrière.
Sorti en dvd zone 2 français chez TF1 Vidéo
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