En cette fin des années 60, l’Angleterre et son Swinging London incarne un véritable carrefour culturel mondial, tant au niveau musical, cinématographique que vestimentaire. Pour ce qui est de la partie cinématographique, la France a constitué une influence indéniable puisque les innovations formelles de la Nouvelle Vague et en particulier Jean-Luc Godard ont irrigués certaines des plus inventives productions anglaises, que ce soit les films de Richard Lester pour les Beatles ou même la folie douce d’un film historique hors-normes comme le Tom Jones de Tony Richardson. La France tente de suivre tant bien que mal mais les tentatives cinématographiques réussies tentant de s’inscrire dans ce courant pop ne sont pas légion et viennent parfois de réalisateur d’une génération légèrement plus ancienne comme Georges Lautner avec son bondissant Ne nous fâchons pas (1965).
Anna constitue donc un objet vraiment singulier, avec cette comédie musicale s’inscrivant à la fois dans les canons esthétiques et sonores du moment - et premier téléfilm réalisé en couleurs et 35 mm. Le projet naît de l’amitié entre le réalisateur Pierre Koralnik et un Serge Gainsbourg au succès naissant. Suisse d’origine, Koralnik après un diplôme à l’IDHEC (ancêtre de la FEMIS) alterne les travaux entre la télévision française et Suisse pour des émissions de télévision et des reportages. Colocataire de Gainsbourg durant quelques mois, il lui présente le projet en germe de Anna, produit et financé par l’ORTF pour une diffusion télévisée. Koralnik va proposer à Gainsbourg d’en signer la musique tandis que les paroles seront écrites par Jean-Loup Dabadie. Gainsbourg demande à avoir la charge de cet aspect aussi, ce que Koralnik lui accorde en sa qualité de musicien. C’est un choix judicieux puisque cela correspond au moment où Gainsbourg va effectuer sa mue pop, s’inspirer (voire plus) des tendances anglo-saxonnes dans ses compositions puisque l’année suivant la sortie d’Anna il va sortir un de ses plus fameux albums dans cette veine, Initial B.B., sans parler de ses compositions pour d’autres interprètes comme France Gall. Le casting va également dans ce sens avec dans le rôle-titre Anna Karina, égérie de Jean-Luc Godard, et Jean-Claude Brialy (faute de Jean-Paul Belmondo inaccessible) icône de la Nouvelle Vague chez Chabrol entre autres. L’argument du film est très simple, celui d’une rencontre retardée voire avortée entre deux êtres qui s’aiment différemment. Serge (Jean-Claude Brialy) a le coup de foudre pour une image, un regard et une silhouette idéalisée à un point tel qu’il ne réalise pas que l’objet de son affection est tout proche de lui, parmi les employés de son agence publicitaire – une paire de lunette changeant tout de sa perception façon Clark Kent/Superman. Anna (Anna Karina) nourrit à l’inverse un amour à la fois proche et distant, silencieux et plein d’espérances pour Serge dont elle espère qu’il reconnaîtra en elle la femme de l’image qu’il poursuit. L’ensemble du récit capture leurs solitudes respectives tout en laissant planer l’espoir d’une réunion romantique. L’ensemble est narrativement très ténu et par moment ennuyeux, mais le brio formel de Pierre Koralnik apporte un vrai souffle à l’ensemble. Le dépit de Serge s’exprime dans l’urgence de son quotidien professionnel et amical, entre séances photos et clubs bondés, toujours trop entouré mais désespérément seul. A l’inverse, Anna fait montre d’une excentricité en public faisant contrepoint avec une existence tristement solitaire. Koralnik film selon les préceptes libre de la Nouvelle Vague, le montage fonctionnant comme l’expression d’un sentiment plutôt que d’une narration classique, le fil conducteur reposant sur les chansons de Gainsbourg – qui tient d’ailleurs un petit rôle. Le réalisateur joue sur le contraste entre les environnements réalistes, le tournage sur le vif, et certains éléments oniriques, surréalistes, qui viennent parasiter cet aspect, porté par la musique. C’est notamment le cas par le décalage entre les espaces ternes reflétant l’état d’esprit des personnages, et le surgissement de la couleur exprimant leur attente d’autre chose, d’un ailleurs, de quelqu’un. C’est le cas lors de la déambulation d’Anna sur la plage, le rouge appuyé de son écharpe détonant avec la photo automnale de Willy Kurant. Il en va de même pour Serge, perdu dans les ruelles parisiennes grisâtres où les postures figées et les tenues stylisées de ses modèles photos féminines font basculer l’atmosphère. La vacuité d’un certain hédonisme moderne se ressent également devant les bondissantes séquences au sein de l’agence publicitaire, traversée par un Serge ruminant des idées noires tandis qu’Anna l’observe de loin sur sa table de travail. L’ensemble du film fonctionne donc sur ces instants suspendus et mélancoliques, s’appuyant souvent sur les variations du fameux Sous le soleil exactement de Serge Gainsbourg. Ce morceau et les arrangements les plus délicats sont d’ailleurs le plus souvent pour le personnage d’Anna, alors que la frustration de Serge passe par des titres plus nerveux comme Baseball (l’occasion d’une apparition d’Eddy Mitchell), ou Un poison violent ça l’amour. Parfois cette confusion des sentiments réunit les personnages par l’image et la musique, à défaut d’une rencontre, par la folie douce de la grande scène psyché jouant le diptyque Pistolet Joe/GI Joe, ou la profonde amertume et le désespoir de Ne dis rien et Je n’avais qu’un seul mot à dire. Sans être parfait, le film dégage une indéniable singularité et témoigne à la fois de l’audace de la télévision française d’alors ainsi que de la curiosité des téléspectateurs pour ces formes nouvelles, puisque le film sera un grand succès d’audience lors de sa diffusion le 13 janvier 1967, en noir et blanc. Cela se répercutera sur les ventes de la bande-originale rapidement épuisée, et qui avant de récentes rééditions sera une pièce recherchée de choix pour les fans de Gainsbourg. Ce dernier en ressuscitera d’ailleurs certains titres pour en faire de plus grands tubes encore comme Sous le soleil exactement, chantée par son épouse et muse Jane Birkin sur l’album Je t’aime moi non plus en 1969.
Sorti en bluray français chez Malavida






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