Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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mercredi 31 mars 2021

Freddy sort de la nuit - Wes Craven's New Nightmare, Wes Craven (1994)


 Wes Craven va tourner un nouveau film de la franchise. Il demande pour cela à Heather Langenkamp (Nancy Thompson dans les premiers et troisièmes films), John Saxon (le père de Nancy dans ces mêmes films) et Robert Englund (l'interprète de Freddy Krueger) de rempiler. Heather hésite, d'autant qu'elle est harcelée au téléphone par ce qu'elle croit être un fan désaxé. Cependant, des signes étranges, la mort de son petit ami et le comportement de son fils lui font comprendre que Freddy est bel et bien sorti du film et c'est à elle de l'arrêter.

La saga Freddy s’était terminée de fort piteuse manière avec son sixième volet La Fin de Freddy (1991). Deux ans après ce fiasco artistique (mais pas commercial), Robert Shaye président de la New Line contacte Wes Craven pour donner une conclusion plus satisfaisante à sa création en lui assurant une carte blanche sur la direction à prendre. Craven va alors reprendre une idée rejetée par le studio pour le troisième épisode Les Griffes du cauchemar (1987), une approche méta où Freddy tenterai d’intégrer le monde réel alors que se tourne la suite du premier film. Trop en avance à l’époque, le concept est bien plus judicieux lors de cette nouvelle tentative avec le passif des suites à succès, la célébrité du personnage devenu une icône de la culture pop. 

Cette approche va permettre au réalisateur de jouer sur deux registres. Ce sera tout d’abord la dimension purement méta où le réel s’entremêle à la fiction. Heather Langenkamp héroïne des Griffes de la nuit (1984) et du troisième film, joue ici son propre rôle où on la découvre intimement et publiquement toujours reliée à Freddy Krueger. C’est ce qui lui vaut d’être reconnue par quidams croisés, d’être sollicité par les médias, mais aussi d’être harcelée par un fan insistant. On ne sait ce qui relève de la fiction ou de la vérité dans cette description du quotidien de l’héroïne, mais est tout à fait crédible puisque même à l’époque Heather Langenkamp n’avait pas retrouvé un rôle à la mesure (commerciale et artistique) du film de 1984 - et ce sentiment d'être enfermé dans ce registre est commun à de nombreuses scream queens. C’est aussi l’occasion pour Wes Craven de sous-entendre (injustement) tout le mal qu’il pense des suites et de ce que sa créature est devenue lors de la scène de talk-show où Robert Englund arrive grimé en Freddy versant cabot, rigolard et connivent avec son public. Cet envers du décor est très intéressant, renforcé par l’apparition de personnalité dans leur propre rôle comme Robert Shaye, Wes Craven himself ou encore John Saxon père de Nancy dans le premier film.

L’autre registre est à la fois surnaturel et psychanalytique.  Les angoisses d’Heather Langekamp quant à sa carrière, sa maternité, semblent faire ressurgir l’ombre de Freddy dans sa vie d’autant qu’il lui est proposé de reprendre son rôle dans un nouveau film. Seulement le spectre de Freddy se révèle-t-il du fait de cette fragilité mentale ou par une vraie incursion du croquemitaine dans le monde réel ? Craven joue longtemps sur les deux possibilités, les troubles du fils d’Heather pouvant être un reflet de la vulnérabilité de sa mère, des films de celle-ci qu’il a vu malgré lui, ou alors d’une possession latente de Freddy. Tout ce qui concerne l’enfant fonctionne émotionnellement mais les situations manquent d’originalité, convoquant l’influence de L’Exorciste (1973) et de Poltergeist (1982). La dimension de légende urbaine de Freddy se matérialisant par la croyance et la peur qu’il inspire constituait une des bonnes idées de l’épisode précédent, mais court finalement sur l’ensemble de la saga. L’intérêt avec la veine méta est d’y intégrer une réflexion sur la fiction et de la croiser à une thématique à la Lovecraft.

Freddy incarne ainsi la matérialisation d’un mal indicible et ancestral par les films dont il est l’objet, ces derniers étant un vecteur pour s’immiscer dans notre esprit et forcer la porte du réel. C’est précisément le sujet de L’Antre de la folie de John Carpenter (1994) sorti la même année, sur un scénario de Michael de Luca qui avait précédemment écrit celui de La Fin de Freddy. C’est donc un thème qui navigue dans le cinéma fantastique de ces années-là (on peut ajouter le Candyman de Bernard Rose (1992)) et qui sera plus brillamment exécuté chez Carpenter. Freddy sort de la nuit souffre de quelques longueurs et d’un certain manque d’ambition formelle malgré quelques morceaux de bravoure (l’arrivée finale dans l’antre de Freddy, le carambolage routier) et le talent de Craven pour poser une atmosphère onirique notamment par les réminiscences visuelles du premier film. 

Le film a cependant la qualité de rendre de nouveau Freddy réellement taiseux et effrayant après la pantalonnade du film précédent. Le maquillage du personnage estompe les traits de Robert Englund (puisque ce n’est plus de SON Freddy qu’il s’agit mais d’autre chose) pour le rendre plus démoniaque et inquiétant, se nourrissant de manière plus organique et mentale de la peur qu’il suscite notamment par ses griffes qui n’ont plus l’esthétique bricolées et rouillée d’antan mais sont un vrai prolongement de son corps. Une suite un peu à part mais très intéressante qui sera fondamentale pour Wes Craven qui retrouvera cette veine méta-horreur avec plus de brio encore dans Scream (1996) à venir. 

Sorti en bluray et dvd zone 2 français chez Metropolitan

lundi 29 mars 2021

Mon deuxième frère - Nianchan, Shōhei Imamura (1959)


 Milieu des années 50, l’industrie du charbon au Japon vit des moments difficiles. Dans une petite ville sur l’île de Kyushu où est concentré l’essentiel de l’industrie charbonnière de l’archipel, le père de Kiichi, Yoshiko, Koichi et Sueko vient de décéder. Les quatre enfants se retrouvent livrés à eux-mêmes et obligés de trouver des petits boulots pour survivre.

Quatrième film de Shohei Imamura, Mon deuxième frère est le dernier film de commande qu’il signe pour la Nikkatsu avant d’entamer une veine plus personnelle avec Cochons et cuirassés (1961). Le film est l’adaptation du journal intime de Sueko Yasumoto, une petite Coréenne de 10 ans qui raconte son quotidien difficile avec sa fratrie dans une région minière de l’île de Kyushu. La veine anthropologique d’Imamura déjà entrevue sur son premier film Désirs volés (1958) trouve là un écrin idéal sur plusieurs aspects. C’est l’occasion pour le réalisateur de dépeindre les spécificités d’une région, d’un milieu social et plus spécifiquement une communauté avec les zainichi, les coréens installés au Japon. Le sud du Japon est en effet une région faisant office de porte d’entrée aux coréens dans le pays, et plusieurs dialogues et situations durant le film souligne une forme d’ostracisation dont ils sont victimes.

Le film s’ouvre sur les funérailles du père de la fratrie composée de Kiichi (Hiroyuki Nagato) et Yoshiko (Kayo Matsuo) frères et sœurs aînés, et Koichi (Takeshi Okimura) et Sueko (Akiko Maeda) leurs jeunes cadets. La disparition de ce père va les plonger dans un profond dénuement matériel qui va entraîner leur séparation. C’est en quelque sorte le leitmotiv du récit, c’est impossibilité faute de moyen d’une vie familiale commune qui ne restera qu’un doux espoir. Parallèlement à cela, au fil des foyer où sont hébergés Koichi et Sueko on découvre les us et coutumes des autochtones, ces personnalités excentriques et le contraste entre bienveillance et égoïsme ordinaire auxquels vont se confronter les enfants. Le future style anthropologique d’Imamura est largement adouci dans ce cadre de film de commande même si certains éléments s’y dessinent comme l’ouverture en voix-off posant le contexte comme dans un documentaire, le soin apporté à la description géographiques avec de somptueux plans d’ensemble sur le panorama qu’offre l’île, à la fois rugueux et apaisant dans ce croisement de montagne et d’horizons maritime. 

Là où l’on sent de la retenue de la part du réalisateur, c’est dans les situations potentiellement scabreuse tout juste suggérée et qu’il ne manquera pas d’exploiter dans ses films suivants. L’avilissement guette les personnages comme lorsque Yoshiko se voit proposer de travailler à la ville dans un restaurant (et qui semble masquer de la prostitution), où qu’une mère de famille quitte sa famille pomponnée pour revenir avec de quoi les nourrir ensuite. Tout cela reste sous-jacent et les quelques figures pittoresques rencontrées (la vieillarde acariâtre faisant office d’usurière locale) reste en surface sans dévoiler de pan plus trouble.

C’est parce que malgré toutes les épreuves que traversent les personnages, en endossant le point de vue des plus jeunes de la fratrie le film recherche le mélodrame chargé d’espoir plutôt qu’une plongée dans la fange morale et matérielle qu’on trouvera dans Cochons et cuirassés, La Femme insecte (1963) ou Le Pornographe (1966). Nous ne faisons pas encore face à des adultes avilis par l’instinct de survie et le désir, mais à des enfants candides et luttant pour survivre. Il ne s’agit cependant pas d’en faire des figures lisses subissant les évènements. Les personnages existent et nous touchent par leur tempérament volcanique refusant le déterminisme de leur milieu social avec le bouillonnant Koichi, ou par leur vulnérabilité et détresse telle Sueko de plus en plus fébrile au fil des séparations. 

Le récit leur autorise à être des enfants le temps de quelques moments innocents (superbe scène de baignade) mais les ramène souvent à leur manque de repères par les figures absentes des frères et sœurs aînés rongés par la culpabilité. Imamura reniera un peu le film par la suite car ne s’inscrivant pas dans le style qu’il établira ensuite, autorisant le flou moral, la laideur et la saleté (le physique avantageux du casting, la poésie de certaines séquences lorgnant sur le néoréalisme italien). On n’en reste pas moins sous le charme et ému de cet Imamura première manière et pas si impersonnel que cela. 

Sorti en bluray et dvd zone 2 français chez Elephant Film

dimanche 28 mars 2021

La Chatte japonaise - Chijin no ai, Yasuzō Masumura (1967)


 Un ingénieur sans histoire et qu'on ne voit jamais accompagné a un secret : il héberge chez lui une belle adolescente sortie du ruisseau dont il veut faire la femme de ses rêves.

Le thème de l'amour obsessionnel est un thème central de Yasuzo Masumura, dont il a exploré le versant fétichiste dans La Bête aveugle (1969), morbide et suicidaire avec La Femme de Seisaku (1965), sacrificiel et romantique sur La Femme du docteur Hanaoka (1967) et L'Ange rouge (1966). Cette approche se prête particulièrement bien à l'univers de l'écrivain Jun'ichirō Tanizaki que Masumura a brillamment adapté deux fois avec Passion (1964) et Tatouage (1966). Masumura retrouve Tanizaki avec La Chatte japonaise où il transpose Un amour insensé, roman fondamental dans l'œuvre de l'auteur. Publié en 1924, il s'agit du roman qui entame la seconde et plus fameuse partie de carrière de Tanizaki. A l'image de ce Japon du début du XXe siècle, Tanizaki est dans sa vie et ses premières œuvres sous haute influence de la culture occidentale. 

Fortement ébranlé par le tremblement de terre de Kantô du premier septembre 1923 où il échappe de justesse à la mort, Tanizaki entame un virage dans ses écrits. Il célèbrera désormais les valeurs et la culture japonaise dans la fiction ou des textes plus poétiques tout en posant un regard méfiant sur cette influence occidentale. C'est le cas Un amour insensé avec la passion de son héros pour une femme-enfant capricieuse représentant la vision la plus néfaste de la moga (modern girl prononcée à la japonaise), ces jeunes femmes japonaises émancipées de l'ère Taisho, tant dans leurs allures vestimentaires que leur mœurs libres associées également à ce penchant occidental. 

Le scénario de Ichirō Ikeda transpose l'intrigue de l'ère Taisho au Japon contemporain. On pourrait penser que c'est une manière, avec notamment l'occupation américaine encore récente du pays, de transposer dans le Japon d'aujourd'hui cette thématique de l'influence occidentale néfaste mais à l'aune d'éléments culturels du moment comme pu le faire un Shohei Imamura dans Cochons et cuirassés (1961). Il n'en sera rien même si les tenues de Naomi ou une scène dans un club de danse exprime cet élément de manière sous-jacente. Ce qui intéresse Masumura c'est précisément cette dimension d'obsession amoureuse de l'ingénieur adulte Joji (Shōichi Ozawa) pour l'adolescente Naomi (Michiyo Ōkusu). Dans le roman Joji rejette la tradition maritale japonaise et cherche à modeler à son goût Naomi tant dans son allure que dans son éducation pour justement en faire l'équivalent japonais du canon de beauté occidental (avec plusieurs évocations des stars hollywoodiennes d'alors comme Mary Pickford). Masumura élimine cette veine sociétale pour se concentrer sur l'intimité du couple et en scruter l'aspect aliénant. 

Le réalisateur s'attarde longuement sur les albums photos que Joji constitue en accompagnant toutes les étapes de l'éclosion de la beauté de Naomi, l'assurance de ses traits, la rondeur croissante de ses formes, la blancheur de sa peau. Naomi gagne dans ses images fixes un mystère immédiatement estompée par le rapport à la fois infantile et sensuel entretenu avec Joji. Le domicile conjugal est un terrain de jeu où le plaisir naît de la régression quand Naomi fait de Joji se cheval qu'elle fait dévaler à travers la maison, pour aboutir à un rapprochement charnel plus adulte. Cette aliénation naît de l'échec de l'entreprise initiale hypocrite. Joji vise à faire de Naomi une jeune femme éduquée comme pour justifier sa simple et unique obsession de son corps et Naomi comprenant cela (ce qui se devine par l'effronterie croissante de ses regards dans les albums photos), renonce à tout effort pour s'élever intellectuellement. C'est finalement son attrait qui lui a permis de s'extraire de la fange de son milieu social dont elle a honte, et la soumission de Joji nourrira son égoïsme et narcissisme. 

Plus encore que dans le roman, les deux personnages conçoivent mutuellement l'instrument de leur perte. Joji a fabriqué un monstre sur lequel il n'a plus prise, et Naomi malgré ses multiples infidélités revient toujours instinctivement à son bienfaiteur seul à même pardonner ses écarts, d'assurer le train de vie auquel elle s'est habituée - comme elle le constatera avec la désinvolture d'un amant plus jeune. Shōichi Ozawa est parfait en petit homme terne, étriqué et complexé, forcé de façonner et garder son idéal de beauté par la protection matérielle et l'autorité masculine de façade. La sournoiserie de Michiyo Ōkusu est à la fois explicite et insidieuse. Sa silhouette constamment dénudée, ses postures constamment provocantes, sont un rappel perpétuel à Joji de ce qu'il pourrait perdre s'il cherchait à trop cadenasser la jeune femme. Naomi alterne caprice enfantin, invective blessante et séduction indécente pour toujours mieux manipuler Joji et parvenir à ses fins. Masumura installe une atmosphère sensuelle et colorée dans la mise en valeur de atours de Naomi par les cadrages et la photo de Setsuo Kobayashi, où le trouble est constant avec quelques sommets comme la nuit à quatre où Naomi affole les sens de ses voisins de lit. Masumura dessine par l'image le dilemme par un plan d'ensemble où surplombant le lit elle est offerte à tous à l'horizontale, puis un gros plan la voyant offrir spécifiquement son pied à Joji qu'elle sait friand de cette partie de son corps.

L'espace de la maison est à la fois celui de la proximité, du rapprochement et des jeux érotiques complices, mais aussi celui de la frustration où Naomi se dérobe au désir dévorant de Joji avant d'en disparaître complètement. Comme le soulignera un dialogue, Naomi est comme une délicieuse liqueur dont on veut toujours retrouver l'ivresse malgré les réveils douloureux. A l'inverse Joji est aussi un socle indispensable à l'équilibre d'une Naomi n'ayant jamais appris à se débrouiller par elle-même. Cette aliénation, cette relation dominant-dominé est finalement fondamentale dans le fonctionnement de leur couple et Masumura le fait plus explicitement ressentir que dans le roman plus ironique où Joji paraissait avant tout comme la victime soumise et consentante de Naomi - qu'on devine malgré tout réellement amoureuse ici, le détail de l'affectueuse étreinte finale de la dernière scène étant crucial. Ce n'est cependant pas une vraie infidélité à Tanizaki qui empruntera plus ouvertement cet angle dans Journal d'un vieux fou. C'est en tout cas en parfaite cohérence avec l'approche de Masumura qui transforme les postulats les plus troubles (La Bête aveugle en tête) en romance certes tordues, mais romance tout de même comme ici où s'estomperont les notions de possessions et de jalousie inhérentes à une relation "classique".

Sorti en dvd japonais