La jeune Monica est retrouvée en état de choc auprès des
cadavres de trois jeunes hommes empoisonnés, dont son mari Tato, dans la maison
de son couple à Manille. La journaliste Clara Valdez (Charo Santos passe un
accord d’exclusivité avec l’avocat de la défense afin d'écrire un livre qui
fera la lumière sur l’affaire. Problème, Monica est catatonique et ne semble
pas vouloir révéler les raisons de son geste.
Brutal est un saisissant brûlot féministe qui
inaugure pour la réalisatrice Marilou Diaz-Abaya une trilogie dénonçant le
patriarcat et la condition féminine au sein de la société philippine – Moral
(1982) et Karnal (1983) suivront. Il s’agit de la seconde
réalisation de Marilou Diaz-Abaya, venant après l’inaugural Chains
(1980) produit en indépendant et qui fut un échec commercial. Ce galop d’essai en
forme de fable gothique était cependant une belle carte de visite pour la
réalisatrice qui revenait là aux Philippines après une formation prestigieuse
aux Etats-Unis et à la Film Course at London International Film School
en Angleterre. Le producteur Jesse Ejercito, impressionné par la facture
visuelle de Chains offre à la réalisatrice de réaliser pour lui une
commande dont elle sera libre de choisir le sujet, à la seule condition d’engager
Amy Austria, sa vedette montante révélée récemment dans Jaguar de Lino
Brocka (1979).



Marilou Diaz-Abaya va opter pour un sujet plus ancré dans la
réalité sociale philippine et s’inspirant d’une expérience personnelle, lorsque
durant ses années d’université elle vit une de ses camarades, tombée enceinte,
contrainte par sa famille d’épouser le père pour éviter le scandale. Elle verra
ensuite son amie sombrer progressivement, lui confiant les violences physiques
et sexuelles qu’elle subit auprès de son époux sadique. Marilou Diaz-Abaya
souhaite dénoncer ce type d’engrenage auquel sont soumises les femmes et va s’adjoindre
les services de Ricky Lee pour en rédiger le scénario. Lee est alors en passe
de devenir un des scénaristes les plus prestigieux du cinéma philippin et a déjà
évoqué cette thématique, notamment chez Lino Brocka dans
Jaguar
justement et poursuivra dans
Caïn et Abel (1982). Si cette condition
féminine oppressée et le patriarcat de la société philippine est évoquée dans
de nombreuses productions locales, le fait d’y poser un regard féminin (même si
le scénario est écrit par un homme) par sa réalisatrice et d’y confronter un
véritable cadre urbain contemporain le démarque d’autres œuvres marquantes
comme
Insiang de Lino Brocka ou
Kisapmata de Mike de Leon (1981)
fonctionnant davantage comme de purs mélodrames.
Cette dimension de mélodrame ne s’affirmera que
progressivement dans
Brutal qui s’avère dans un premier temps un « film-dossier »
presque froid. La saisissante ouverture livre en pâture la jeune Monica (Amy
Austria) à la foule de badauds et de journalistes, alors qu’elle est exfiltrée
d’une sordide scène de crime où gisent trois hommes qu’elle a empoisonné, dont
son mari Taro épousé deux mois plus tôt. L’ambitieuse journaliste Clara (Charo
Santos) y voit un article et scoop juteux susceptible de la sortir des pages de
mode et va s’arranger avec l’avocat de Monica pour médiatiser l’affaire. Elle
va se heurter au mutisme de l’accusée refusant d’expliquer son geste, et va peu
à peu découvrir les circonstances ayant menées au drame auprès de son
entourage, dont Cynthia (Gina Alajar) meilleure amie de Monica.


La narration fonctionne en poupées russes, le flashback des
dires de Cynthia voyant s’enchâsser d’autres retours en arrière (tentant de) rapporter le
propre récit des expériences de Monica tout en maintenant le mystère du crime.
On a là un véritable instantané de la jeunesse philippine, et une illustration
de l’oppression et la schizophrénie auxquels sont soumises les femmes. Monica,
éduquée dans une famille pieuse et soucieuse de respectabilité, est ignorante
de toutes les réalités sociales comme biologiques des relations hommes/femmes.
Une séquence lorgnant sur le
Carrie de Brian de Palma (1976) la voit
découvrir accidentellement sa menstruation, dépeinte par sa mère comme la
punition de Dieu aux femmes à cause d’Eve responsable de l’exclusion du jardin
d’Eden. Cette culpabilité pesant implicitement sur les femmes est cruellement
expérimentée par Monica quand, rentrant du lycée elle est victime devant chez
elle d’un exhibitionniste rapidement chassé par son père qui la rend coupable
de l’agression – préfigurant ainsi la réaction qui suivra son futur viol. Ainsi
même innocente, chaste et effacée, Monica se voit accusée, victime et soumise à
la loi des hommes.
Au contact de Cynthia à la sexualité libérée, Monica choisit
alors timidement la voit de l’émancipation en assumant sa féminité, en jouant
de ses charmes par des tenues plus attrayantes et le maquillage. La
réalisatrice n’est cependant pas dupe, en filmant toute la mue de Monica selon
les principes du
male gaze. Cynthia invective Monica comme le ferait un homme
en vantant sa grosse poitrine, et lorsqu’elles dansent ensemble dans son
appartement sur le
Rock with you de Michael Jackson, la caméra plutôt
que de capturer la supposée libération de son corps s’attarde plutôt lourdement
sur les tressautements de ses seins. Elle ne bouge, n’existe et respire que
pour satisfaire le regard et le désir des hommes. Il y a cependant un espace où
cette logique est moins binaire, celle des cours de danse que prend Monica.
Marilou Diaz-Abaya filme ces scènes de danse comme un brillant entre-deux, le
cadre artistique autorisant le contact espéré et redouté avec l’homme et
partenaire piste, et le lâcher-prise lascif où Monica peut laisser exploser sa
sensualité sans crainte. Les effets de montage et de surimpression, la langueur
chaloupée des rythmes disco, la beauté des corps émancipés, apportent une
sensation hypnotique et torride dans une pure esthétique clippesque faisant
sens - la chorégraphie par mimétisme prémonitoire anticipant l'horreur révélée de la dernière partie. C’est clairement dans ces moments que la singularité de la réalisatrice
se ressent. A l’inverse, et ce même si la séquence est brillante, la photo
(assurée avec le montage par Manalo Abaya, époux de la réalisatrice), la bande-originale synthétique et l’atmosphère
précédant le terrible viol de Monica s’inscrivent dans une influence assez
commune au sein du cinéma philippin du cinéma de genre (le giallo, John
Carpenter, Brian de Palma) se mariant au récit social.



La réalisatrice sait cependant se jouer brillamment de
certains codes. Contrainte par sa famille d’épouser son agresseur, le
conditionnement de Monica se traduit visuellement par une improbable imagerie
de roman-photo montrant sous un jour romantique les premières semaines de lune
miel avec l’infâme Tato (Jay Ilagan). Le naturel de ce dernier revient pourtant
bien vite et le foyer devient le théâtre de violences et de débauche où il
livre Monica en pâture à ses amis. Tout au long du film, Marilou Diaz-Abaya
entrecoupe cet éprouvant récit de séquences presque hors-sujet montrant la vie
de couple de la journaliste Clara et de son compagnon Jake (Johnny Delgado).
Ces scènes « inutilement » longues semblent servir grossièrement à
montrer un modèle de couple moderne et sans entrave, Clara vivant en
concubinage et, tout à son travail, laissant l’ensemble des tâches domestiques
à Jake.
Marilou Diaz-Abaya a grandie
dans une classe sociale élevée, baignée très tôt dans les arts et a vécu une
partie de sa vie à l’étranger pour ses études. Elle n’a donc pas pleinement été
confrontée ce patriarcat de la société philippine (et accédant assez facilement
à ce métier de réalisatrice en définitive), et assume assez courageusement cela
à travers le personnage de Clara placé face à ses contradictions. Les situations
puis les dialogues explicitent la « vitrine » à afficher plutôt que la
réalité que représente son couple qu’elle délaisse comme le ferait égoïstement un
homme « pour le travail ».


Ce n’est qu’en comprenant cela qu’elle peut se montrer
sincère, désintéressée (l’affaire de Monica faisant l’objet d’odieuses
spéculations) et digne de recueillir les confidences de l’accusée. Le récit se
déleste alors de la froideur du film-dossier pour devenir un mélodrame poignant
lors des aveux finaux. Les outrages subits par Monica vont loin dans la
crudité, la mise en scène verse dans l’onirisme cauchemardesque (toutes ces pièces
et murs nimbés de blanc) pour traduire l’hébétude de l’héroïne vivant presque
de l’extérieur l’horreur traversée comme par réflexe de protection. Il n’y a
plus cette introduction froide des flashbacks mais un dispositif de
confessionnal où les masques tombent (la réalité de l’attitude libérée de
Cynthia), dans lequel se constitue une sororité bienveillante où enfin, Monica
s’autorise à parler et raconter son calvaire. Une œuvre brillante dont l’acuité
du propos et le brio de la forme la place comme grandement en avance sur son
temps, et bien plus pertinente que nombre de film féministe contemporain loin d’égaler
sa subtilité.