Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

Pages

mardi 19 mars 2024

Summer Vacation 1999 - 1999-nen no natsu yasumi, Shūsuke Kaneko (1988)


 Quatre garçons passent leurs vacances d'été ensemble dans un pensionnat. Yu, un des garçons, décide de mettre fin à ses jours en sautant d'une falaise suite à l'amour à sens unique qu'il porte pour Kazuhiko, un autre garçon. Un jour, un nouveau, nommé Kaoru arrive au pensionnat. Il ressemble fortement à Yu mais prétend être quelqu'un d'autre. Kazuhiko commence par être fasciné par Kaoru...

Summer Vacation 1999 est une superbe adaptation libre d'un des chefs d'œuvres du manga shojo, Le Cœur de Thomas de Moto Hagio publié en 1975. Le Cœur de Thomas appartient au shōnen'ai, un des sous-genres du shojo qui se caractérise par sa description des relations intimes entre jeune garçon. Par son côté chaste et sa prédilection pour les atmosphères romantiques, il anticipe mais se différencie également du boy's love qui sera bien plus explicite dans sa description de l'homosexualité masculine. On peut considérer que Moto Hagio, avec d'autres de ses collègues féminines ayant émergé du mouvement du Groupe de l'An 24, est une des fondatrices de ce courant qu'elle alimentera aussi avec un autre de ses titres phares, le récit vampirique Le Clan des Poe publié à la même période. 

Esthétiquement et thématiquement, ces titres se caractérisent par la profonde androgynie de ses personnages masculins, la délicatesse et l'onirisme de ses atmosphères trouvant leur inspiration dans la culture européenne, et notamment cinématographique puisqu'une des influences de Moto Hagio sur Le Cœur de Thomas sera le film Les Amitiés particulières de Jean Delannoy - on peut soupçonner aussi qu'un film comme Marianne de ma jeunesse de Julien Duvivier a très certainement eut un impact important sur ce courant.

Le film de Shusuke Kaneko s'avère une adaptation assez fidèle, suivant en grande partie la trame du manga hormis sa conclusion assez différente. Summer Vacation 1999 possède cependant sa propre identité, ses singularités que l'on peut en partie attribuer à Rio Kishida, collaboratrice phare du cinéaste d'avant-garde Shūji Terayama pour lequel elle signa les scripts de Les Fruits de la passion (1981) et Adieu l'Arche (1984). Summer Vacation 1999 se caractérise ainsi par un côté hanté et une dimension fantastique bien plus prononcée. Le film s'ouvre sur le suicide de Yu (Eri Miyajima), désespéré après avoir été éconduit par son camarade de pensionnat Kazuhiko (Tomoko Ōtakara), et qui va se jeter d'une falaise non sans avoir adressé une ultime lettre d'adieu à son aimé. Cette entrée en matière mystérieuse et désespérée envoute d'emblée, par son côté flottant et gothique jouant du contraste entre l'incroyable décor isolé du pensionnat à la pure architecture occidentale et le fait d'avoir des adolescents japonais. 

Shusuke Kaneko assume les spécificités et influence du manga, et en use pour installer un climat d'inquiétante étrangeté, entre psychanalyse et expression du surnaturel. C'est notamment le cas en choisissant de rejouer l'androgynie des héros de papiers en les faisant jouer par des actrices, les traits, la silhouette et démarche de ces dernières ne laissant jamais planer le doute quant à leur genre mais provoquant un trouble croissant chez le spectateur - on peut soupçonner un Bertrand Mandico d'avoir probablement vu ce film avant de s'attaquer à Les Garçons sauvages (2017). Autres partis-pris audacieux, celui de s'appuyer justement sur la photogénie de ses actrices uniquement, tout en les faisant doubler par d'autres interprètes ce qui ajoute une touche de bizarrerie mais contribue aussi à la dissonance de leurs émotions. 

Cette tonalité hantée s'illustre par le choix de vider le pensionnat de ses élèves en faisant se dérouler l'intrigue durant les vacances d'été. Cependant, le dernier jour de classe et le tumulte des départs n'existe que par le son tandis que les espaces sont vides, hormis les trois élèves contraints de rester, et qui avaient tous un lien affectif avec le disparu Yu. Un quatrième et nouvel élève va s'ajouter à eux, Kaoru (Eri Miyajima) qui s'avère le sosie parfait de Yu. Coïncidence étrange, fantôme venu les hanter, doppelgänger cherchant à les tourmenter, les questions abondent quant à cette ressemblance improbable. Cependant, le caractère bien trempé de Kaoru s'avère aux antipodes de la timidité de Yu même si chacune de ses actions constitue une réminiscence déstabilisante pour ses compagnons. 

Sa présence sert de révélateur aux autres quant à leur sentiments non résolus par rapport à Yu. Pour l'aîné Naoto (Miyuki Nakano) c'est le "retour" d'un rival alors qu'il est amoureux de Kazuhiko. Ce dernier est rongé par la culpabilité de sa responsabilité dans le suicide de Yu, sentiment ravivé par la présence de Kaoru. C'est aussi l'occasion pour lui de s'interroger sur les raisons l'ayant amenée à rejeter Kaoru dont on comprend qu'il partageait sans doute l'attirance. Enfin le cadet Norio (Eri Fukatsu, seule actrice non doublée et qui fera une grande carrière par la suite, vue dans Haru de Yoshimitsu Morita (1996) ou encore Vers l'autre rive de Kiyoshi Kurosawa (2015)) voyait en Yu son seul ami et camarade de jeu alors qu'il était rejeté par les autres.

Shusuke Kaneko installe un décorum rétrofuturiste, où la modernité incongrue (les adolescents travaillant sur des écrans d'ordinateur qui ajoutent involontairement à la touche vintage) s'invite dans un cadre convoquant justement un certain romantisme occidental et nostalgique. On se demande parfois si tous les protagonistes ne sont pas justement des fantômes rejouant la comédie d'émotions et culpabilités passées, par exemple par le fait qu'ils soient livrés à eux-mêmes sans la moindre présence d'un adulte, et l'aspect isolé du pensionnat. L'ambiance est en tout cas envoutante, les futilités et rires adolescents se disputant à des questionnements plus profonds sur l'amour, le deuil et le temps qui passe. 

Shūsuke Kaneko capture les extérieurs dans une magnificence pastorale baignée dans la photo diaphane de Kenji Takama, tandis que les intérieurs constituent un écrin sensuel où se libèrent les pulsions intimes, mais aussi se manifestent les possibles fantômes à travers les jeux d'ombres inquiétants et la colorimétrie bleutée. On est vraiment happé par cette touche étrange et introspective, appuyée par le score délicat de Yuriko Nakamura au piano, l'émotion fonctionne vraiment et l'ambiguïté sur les identités et intentions de chacun plane jusqu'au bout. Le film assume en effet une résolution fonctionnant davantage de façon sensitive et psychanalytique que logique, le côté hanté et répétitif existant jusqu'au bout, mais pour des protagonistes désormais apaisés et assumant leurs natures. Beau film s'emparant avec grâce et originalité des émois adolescents.

Sorti en dvd japonais

lundi 18 mars 2024

Un si noble tueur - The Gentle Gunman, Basil Dearden (1952)

En 1941, un petit groupe d'hommes de l'I.R.A. dépose des bombes dans les stations du métro de Londres. Leur chef, Terence, a fini par prendre conscience de la stupidité et de l'inutilité de la violence, et il déserte. Son frère Matt vient alors d'Irlande pour prendre sa place. Après l'arrestation de deux des hommes, Matt, croyant que Terence * les trahissait, revient en Irlande et fait son rapport au chef de l'I.R.A., Shinto, et à une femme, partisane fanatique. Elle a aimé Terence mais maintenant elle reporte son amour sur son frère. Lorsqu'ils apprennent que deux prisonniers doivent venir à la prison de Belfast, Shinto projette de les faire échapper.

Basil Dearden, durant son passage au studio Ealing puis plus tard en développant sa société de production, n’eut de cesse de s’emparer de sujets socio-politiques audacieux et sensible. Au sein d’Ealing, cet engagement se fond dans les genres des films concernés, le quotidien de la police ou les romances mixtes avec les polars The Blue Lamp (1950) et Pool of london (1951) par exemple. Cette volonté se renforce lorsqu’après Ealing il fonde sa compagnie avec son partenaire Michael Relph (rencontré en temps que décorateur sur Saraband for Dead lovers (1948) puis producteur sur tous ses films suivants) et que la majorité de leurs films communs auront une teneur sociale prenant cette fois le pas sur le genre. Le racisme avec la délinquance juvénile avec Violent Playground (1958) et Sapphire (1959), l’homosexualité sur Victim (1961) ou encore les témoins de Jéhovah dans Life for Ruth (1963). Il n’est donc pas étonnant de voir spécifiquement aux commandes d’Un si noble tueur, abordant le sujet sensible de l’I.R.A. qui s’il se verra abordé par le cinéma hollywoodien classique (Le Mouchard (1935) et Révolte à Dublin (1936) de John Ford) et plus contemporain (Ennemis rapprochés de Alan J. Pakula (1997), Michael Collins de Neil Jordan (1996), est encore assez rare dans la production anglaise de l’époque si ce n’est Huit heures de sursis de Carol Reed (1947) – carence rattrapée aussi dans la production contemporaine avec Au Nom du père (1993) et The Boxer (1997) de Jim Sheridan, Le Vent se lève de Ken Loach (2006).

Un si noble tueur exprime un message pacifiste questionnant le fanatisme et la pulsion de mort des membres de l’I.R.A. Les Anglais sont en retrait du récit et l’intrigue oppose deux faces du militantisme à travers la fratrie composée de Terence (John Mills) et son jeune frère cadet Matt (Dirk Bogarde). Terence a constaté la vacuité de la seule lutte armée en vivant à Londres, en côtoyant le peuple anglais qui, loin de composer l’entité unique d’un ennemi invisible et ancestral, se compose de petites gens rencontrant les mêmes problèmes matériels que les siens en Irlande. Dearden dépeint, avec le recrutement de l’adolescent Johnny (James Kennedy), le processus de fanatisation et d’endoctrinement de la jeunesse où en s’appuyant sur les ressentiments passés, la haine des Anglais et la prise des armes devient un véritable rituel de passage, une affirmation de sa virilité par ce courage. 

Dearden confronte ce discours et cette idéologie haineuse au réel de situations complexes tout au long du film. En voulant poser une bombe aux dégâts supposés « inoffensifs » dans le métro anglais servant de refuge aux familles durant le Blitz, Matt subit le dilemme moral de possiblement frapper des innocents. La virulence et le fanatisme de son discours ne fonctionne que durant ses interactions isolées avec Terence, mais vacille dès qu’il s’agit d’effectuer le choix juste entre le militantisme et la morale ordinaire. Il faut toute la sensibilité de Dirk Bogarde pour préserver l’empathie de son personnage quand l’idéologie semble prendre le pas, mais la fébrilité de l’acteur et le contrepoint apaisant et pacifiste de John Mills maintiennent une ligne morale subtile. Il y a là une sorte de conflit social et de génération dans les affrontements se jouant au sein du récit.

Une mère (Barbara Mullen) ayant perdu son époux et voyant son fils prendre ce chemin violent distingue clairement la face sombre de cet engagement. La jeunesse semble déceler une échappatoire à un morne quotidien et une forme de romantisme morbide dans la pulsion de mort de cette guérilla moderne. Le personnage d’Elizabeth Sellars, passant des bras d’un frère à l’autre au gré de leurs convictions, dégage un érotisme fiévreux stimulé par cette pulsion de mort, son amour étant promis à n’être jamais aussi fort qu’après un sacrifice tragique et attendu. 

Les meneurs plus âgés semblent donc exister pour perpétuer le cycle de la haine et de la violence à l’image de Shinto (Robert Beatty), écrasant de la pression du groupe les jeunes recrues malléables. Basil Dearden dépeint tous ces questionnements avec finesse, équilibrant parfaitement le discours et la pure efficacité du suspense pour affirmer son propos. Il n’y a pas forcément au sein du film un grand morceau de bravoure dont on le sait capable, mais la tension est constante, la violence et les rebondissements déroutants peuvent surgir à tout moment – la réaction apeurée de Johnny face au gardien de dock. Un si noble tueur est une grande réussite qui aborde avec justesse et retenue une problématique à la fois locale et universelle. 

Sorti en bluray français chez StudioCanal 
 

dimanche 17 mars 2024

Nous ne sommes pas des anges - We're No Angels, Neil Jordan (1989)


 Deux petits voyous se voient obligés de participer par hasard a une évasion. Poursuivis par les autorités, ils se réfugient dans un petit village, déguisés en prêtres.

Dans ses meilleurs films, Neil Jordan parvient toujours à installer une dualité poreuse entre le réel et l'imaginaire. Cela confère une aura étrange et psychanalytique dans la relecture de conte qu'est La Compagnie des loups (1984), instaure un second niveau de lecture dans les visions infernales des bas-fonds urbains de Mona Lisa (1986). Cela permet au réalisateur d'instaurer une ambiguïté chez ses personnages quant à leurs sentiments (la romance queer de The Crying Game (1992), l'amour/haine de la condition de vampire dans Entretien avec un vampire (1994) et Byzantium (2012)) et dans leur appréhension du réel magnifié par le mythe (la créature de Ondine (2009)) ou rendu inquiétant par leurs traumatismes (la terreur urbaine de A vif (2007). Nous ne sommes pas des anges aborde la question par le prisme de la croyance religieuse, qui sera plus tard au cœur de la romance tourmentée de La Fin d’une liaison (1999). Le film est une relecture par le scénario de David Mamet du film La Cuisine des anges de Michael Curtiz (1955), lui-même adapté de la pièce éponyme de Albert Husson jouée en 1952. 

L'argument est "mametien" en diable puisque reposant sur une mystification, lorsque les deux évadés Ned (Robert de Niro) et Jim (Sean Penn) se trouvent contraint à se fondre déguisés en prêtre au sein d'une communauté religieuse pour fuir leurs poursuivants. Dans un premier temps, l'approche de comédie certes plaisante semble étouffer le lyrisme de Jordan, ici dans le cadre d'une production studio hollywoodienne. Le quiproquo et les gags prennent le pas sur le questionnement religieux, mais c'est pour privilégier la caractérisation du duo. Le naïf Jim semble étonnamment trouver sa place dans le sanctuaire religieux, davantage par ses interactions avec la communauté bienveillante qu'une foi prononcée. Le plus cynique Ned y voit avant tout un moyen de s'en sortir, mais l'impact que sa couverture va accidentellement avoir sur une mère de famille esseulée (Demi Moore) l'amène peu à peu à davantage d'empathie. Neil Jordan amorce plusieurs situations introduisant un certain mysticisme, qu'il désamorce dès qu'elles s'avèrent trop démonstratives et épiphaniques. Le but n'est pas de dénigrer la croyance, mais de la manifester par prise de conscience ordinaire et terre à terre plutôt que par des supposés miracles. 

Ainsi les larmes coulant des yeux d'une statue de la vierge viennent d'un trou au plafond lors d'une prière désespérée de Ned sur le point d'être pris, le stigmate religieux sanglante vient de la blessure du troisième évadé Bobby (James Russo) lors de la conclusion et diverses compositions de plans et scènes de foules (la procession finale) jouent la double carte de l'ironie et l'imagerie habitée - baignée dans la lumière tour à tour céleste et terreuse de Philippe Rousselot. Il y a la même démarche dans l'architecture oppressante de la prison minière du début de film dont le production design convoque totalement l'iconographie religieuse des enfers. Tout est en fait contenu dans le maladroit et touchant discours que sera contraint de faire Jim, exhortant ceux qui en ressentent le besoin de croire si cela les aides à avancer un jour de plus, mais sans l'injonction et la promesse de châtiment. Jordan filme longuement une foule sensible à ce message, après s'être moqué plus tôt justement des croyants fonctionnant par la peur avec ce policier rongé par la culpabilité d'avoir payé pour du sexe et trompé sa femme. 

Ce n'est qu'après avoir trouvé cet équilibre que Jordan laisse les "miracles" intervenir lors d'un climax spectaculaire où la statue de la vierge joue un rôle clé. C'est pourtant toujours le déclic tout ce qu'il y a d'humain qui déploie l'émotion avec les sursauts héroïques de Ned et Jim. La conclusion maintien d'ailleurs cet entre-deux évitant l'athéisme cynique et le prosélytisme complaisant dans le choix de ses deux héros, rendant logique même si frustrant le lyrisme plus feutré de Jordan durant le film.

Sorti en dvd zone 2 français chez Paramount

samedi 16 mars 2024

Tiger Cage 2 - Sai hak chin, Yuen Woo-ping (1990)


 L’inspecteur Dragon Yau et l'avocate Mandy Chang sont malgré eux mêlés à la disparition d’une mallette contenant des millions de dollars blanchis provenant du trafic de drogue.

Tiger Cage 2 est une fausse « suite » de Tiger Cage (1988), merveille de polar urbain martial qui rencontra un grand succès. Dans la lignée de la saga d’action « cousine » Le Sens du devoir avec laquelle elle entretient plusieurs liens (nous y reviendrons), la trilogie Tiger Cage ne doit son fil rouge qu’à la récurrence de son argument de polar violent croisé à des scènes d’actions périlleuse, avec la permanence de certains participants comme Yuen Woo-ping à la réalisation et Donnie Yen au casting des deux premiers volets. Ce dernier gagne d’ailleurs du galon dans Tiger Cage 2 puisque de chien fou sacrifié (mais remarqué) du précédent film, il passe cette fois en haut de l’affiche. Tiger Cage 2 est un très solide divertissement, mais s’inscrit davantage dans une logique de formule comparée à la noirceur, l’imprévisibilité et l’âpreté de son prédécesseur. 

Cette fois malgré des prémices plutôt ambitieux (le blanchiment d’argent mafieux à Hong Kong par les triades par le monde des affaires), le film ne sait sur quel pied danser quant au ton à adopter. Donnie Yen et Rosamund Kwan sont laborieusement réunis par l’intrigue pour former un duo comico-romantique lorgnant sur les Maggie Cheung et Jackie Chan des Police Story. Incompréhensions, amours vaches et petites jalousies lorsque le duo devient triangle amoureux avec l’arrivée de David Wu sont entrecoupés de morceaux de bravoures oscillant entre violence décomplexée et cette supposée légèreté. Le charme et le charisme des acteurs, surtout une charmante Rosamund Kwan, permettent de naviguer sans trop de heurts entre ces ruptures de ton. 

L’inventivité des scènes d’action, notamment durant la première partie, fait merveille avec une foultitude d’idées nourrissant le véritable dispositif conçu pour chaque bagarre. L’éclairage défaillant d’un tunnel d’égout devient le théâtre de coups de pieds et poings surgis des ténèbres et encaissés avec autant de douleur que de surprise. Une poursuite puis un combat entre deux bus provoquent chutes et traversées de pare-brise vertigineuse et, globalement, tout est prétexte à distribuer parfois gratuitement une gifle bien sentie (les amitiés un peu trop viriles entre Donnie Yen et David Wu ou son ami policier). 

Le problème du film est le manque d’identité qui caractérisait Tiger Cage. On retrouve ici les ralentis démonstratifs amplifiant la moindre cascade risquée, le moindre coup virtuose, un gimmick rare dans Tiger Cage qui privilégiait la brutalité et l’urgence dans son exécution. Le casting participe aussi à ce sentiment de série B efficace mais anonyme, Yuen Woo-ping reprenant dans un rôle secondaire et artificiellement gonflé Cynthia Khan dans Le Sens du devoir 4 (1989) où elle avait pris le relai de Michelle Yeoh. Un film où figurait aussi Donnie Yen, rendant l’ensemble un peu interchangeable (notamment avec les guests martiaux occidentaux comme l’intimidant Michael Woods) contrairement à Tiger Cage dont le motif de la trahison est bien plus superficiel ici.

Tiger Cage 2 est donc une œuvre relativement décevante en tant que suite, mais qui pris isolément reste un solide divertissement musclé.

vendredi 15 mars 2024

Gregg Araki, le génie queer - Fabien Demangeot

Gregg Araki est une des figures majeures du cinéma indépendant américain apparues dans les années 90. Son esthétique stylisée et agressive le place à cheval entre le mainstream de l’époque qu’il se plaît à subvertir, et une facette plus arty et underground. A travers ces différents axes, il contribua à introduire l’imagerie, les questionnements et les mœurs queer sous un nouvel angle que va analyser l’ouvrage de Fabien Demangeot.

Sur ces problématiques LGBT, il y a une part d’intime et d’universel pour Araki, rattaché au contexte particulier des Etats-Unis durant les années 80 et 90. Dans une société majoritairement homophobe, la communauté gay se place à la marge sociale et culturelle, rattachée à certains clichés qu’elle contribue parfois aussi à démocratiser et dont Araki se déleste grandement dans ses films – les attitudes et adjectifs féminins associés aux hommes gays. Les homosexuels sont les grands sacrifiés des premières années de propagation de l’épidémie du sida (avant que le gouvernement Reagan se décide enfin à légiférer tardivement en 1987), la maladie leur étant directement associée avant que les hétérosexuels constituent un pan important des contaminés. Il y a donc un nihilisme, une absence de perspectives et une noirceur particulièrement prononcée dans les premiers essais de Greg Araki, allant des très obscurs Three Bewildered People in the Night (1987), The Long Weekend (O'Despair) (1989) à The Living End (1992). Ce désespoir se rattache à la condition gay, à la colère qui anime Araki sur le monde qui l’entoure, mais est aussi symptomatique du dépit plus général de la jeunesse d’alors, la Génération X et toute la culture émergente qui l’entoure – la musique grunge et le groupe Nirvana par exemple.

Fabien Demangeot ne s’attarde pas particulièrement – Araki ne semblant de toute façon pas très disert sur ce sujet en interview – sur la biographie du réalisateur hormis son parcours scolaire et ses études de cinéma. L’auteur sème tout de même quelques pistes (le paradoxe de ce réalisateur nippo-américain ne filmant jamais de protagonistes asiatiques) qui permettent d’aborder l’étonnante dualité des films d’Araki à partir du moment où il va initier sa fameuse trilogie de l’apocalypse : Totally F***ed Up (1993), The Doom Generation (1995) et Nowhere (1997). La forme aride des premiers films se fait désormais plus colorée, stylisée et en adéquation avec son temps, notamment toute l’esthétique MTV. Fabien Demangeot souligne les influences d’Araki, allant de l’âge d’or hollywoodien (Vincente Minnelli, Douglas Sirk chez lesquels percent des éléments camps) aux expérimentations de la Nouvelle Vague, sans oublier de grands auteurs européens comme Rainer Werner Fassbinder lui aussi à mi-chemin entre classicisme et dimension queer. Araki dissémine dans nombre de ses films des éléments référentiels au détour de situations, dialogues, expérimentations formelles (les fulgurances façon Kenneth Anger de Scorpio Rising (1964) vues dans The Doom Generation et Nowhere) et même certaines intrigues en forme de remake comme Splendor (1999) offrant une sorte de relecture du Sérénade à trois d’Ernst Lubitsch (1933).

L’auteur démontre ainsi la façon dont Araki reprend et perverti les codes esthétiques de son temps, en y maintenant un classicisme narratif tout travaillant un excès et une outrance animé des angoisses existentielles d’alors. Le cadre, les intrigues et une grande part des castings (Shannen Doherty, Christina Applegate, Ryan Philippe…) s’inspirent de tous les teens dramas triomphant alors à la télévision (la série Beverly Hills en tête), mais dans lesquels les protagonistes gays sont absents. Araki dynamite donc une imagerie familière de l’Amérique, encapsulée dans une outrance pop art, sublimée par des protagonistes à la beauté irréelle, mais où s’insèrent la dimension gay dans une volonté hédoniste et nihiliste. Le plaisir et la jouissance doivent être immédiats pour les éphèbes dont le temps est compté, le spectre de l’apocalypse imminente planant sur eux. Le discours nihiliste et/ou la quête désespérée d’amour des personnages d’Araki les condamne à une jeunesse éternelle, les périls bien réels (violences homophobes, épidémie du sida) métaphorisés par des menaces extravagantes (invasion extraterrestre) ne les destinant pas à vieillir – ou alors dans une certaine déchéance comme l’acteur James Duvall héros de la trilogie et représentant cette grâce perdue dans ses autres rôles chez Araki.

Fabien Demangeot observe la mue de Gregg Araki dans les années 2000, dont la forme et les provocations s’apaisent sans dénaturer ses thématiques. L’invention et la subtilité du mélodrame Mysterious Skin (2004) constituent un sommet de sa filmographie, l’ouverture des schémas sexuels et sentimentaux dépassent le strict cadre homosexuel dans Splendor tandis que Smiley Face (2007) est une hilarante incursion dans le burlesque. Cela entre en corrélation avec le moment où les codes LGBT imprègnent désormais plus explicitement la pop culture, et ne nécessitant plus l’approche rageuse d’antan. Kaboom (2010) apparaît ainsi comme une superbe synthèse, tandis que White Bird (2014), dernier long-métrage d’Araki à ce jour est même une sorte de réconciliation générationnelle, post-mortem certes. L’auteur souligne le revers de la médaille pour un Araki ayant de plus en plus de mal à financer ses films, la récupération mercantile d’une esthétique qu’il a contribué à créer. La marge qu’il défendait n’en est plus tout à fait une, les situations osées d’autrefois sont devenues le commun (même si aseptisées) de la moindre série adolescente Netflix (l’auteur cite 13 Reason Why dont Araki a même réalisé quelques épisodes) et Araki est devenu une sorte de trademark se recyclant dans des spots publicitaires ou cachetonnant dans des fictions qu’il a inspirées superficiellement (en plus de 13 Reason Why, l’auteur évoque également Riverdale). Néanmoins Demangeot met en lumière aussi l’héritage positif, de séries novatrices comme Euphoria à l’émergence d’auteurs comme Xavier Dolan, largement redevables à Gregg Araki. Un ouvrage très intéressant donc, riche de plusieurs citations d’études universitaires parfaitement intégrées à l’analyse, et très didactique pour le néophyte sur tout le champs lexical et codes inhérents à la culture queer. 

Publié aux éditions Playlist Society

mardi 12 mars 2024

Les Croix de bois - Raymond Bernard (1932)

En France, pendant la Première Guerre mondiale, Gilbert Demachy, étudiant en droit, s'engage pour en découdre avec l'envahisseur allemand. La ligne de Front paraît stagner en Champagne. Terré dans les tranchées, chaque camp attend de passer à l’offensive.

Les Croix de bois est un des grands films évoquant la Première Guerre mondiale en adaptant le roman éponyme de Roland Dorgelès. L’authenticité traverse autant les choix esthétiques du film que le casting, puisqu’une grande part de celui-ci (mais également les figurants) est constitués d’acteurs ayant effectivement participés à la Grande Guerre, comme Charles Vanel ou encore Raymond. Le récit reprend la structure du livre, qui était une représentation du front plutôt qu’une intrigue à proprement parler, faite de chapitres sans liens entre eux présentant des situations guerrières. Raymond Bernard nous présente certes quelques protagonistes à suivre, mais ils représentent davantage des archétypes (le cuisinier corpulent et lâche) que de vrais personnages. Cependant, les rares moments de chaleureuse accalmie et camaraderie suffit à nous y attacher à gros traits, notamment le jeune étudiant Demachy (Pierre Blanchar) qui va découvrir le front, son mentor Sulphart (Gabriel Gabrio). 

Toute cette facette constitue la longue introduction du film sur le quotidien des soldats fait de marches, d’exercice fastidieux et d’attente tandis qu’à se stade, goûter au front est une promesse d’adrénaline pour échapper à l’ennui puisque certains comme Demachy sont engagés volontaire. La spécificité du livre va donc vraiment servir le projet de Raymond Bernard lors des scènes de bataille. Le réalisateur parvient à un mélange surprenant de chaos, d’effroi et de réelle poésie formelle dans son filmage. L’ennemi allemand est en grande partie invisible et la course au sortir des tranchées est avant tout une affaire de survie plutôt que de combat, avec son déluge d’obus, ses plateaux escarpés et la mort qui frappe brusquement dans une lente avancée à tâtons.

C’est l’urgence qui domine dans les joutes de jour, déchaînant une véritable apocalypse d’explosion, d’amoncellements de cadavres sur lesquels il n’y a guère le loisir de s’attarder. La dramatisation classique n’a ainsi pas lieu d’être au plus fort de la bataille, et le réalisateur ne nous la fait ressentir que par un effet de longueur et répétition de cet enfer en fondu enchaîné tandis qui phrase nous assène le fait que la bataille dura dix jours. 

Au fil des ellipses répétant cette information, les troupes se clairsement, les espaces se resserrent, les assauts frontaux laissent place à un jeu de cache-cache tandis que l’ambiance se fait plus silencieuse. Raymond Bernard passe par ce virage d’un filmage sur les vrais champs de batailles de la Grande Guerre (obus et cadavres oubliés ressurgirent d’ailleurs du sol sur les terrains malmenés par le tournage) à une esthétique stylisée et maniériste en observant les nuits anxieuses de nos soldats camouflés. Nous comprenons bientôt que la bataille s’est poursuivie dans un cimetière, manière d’appuyer une aura funeste exprimée dès la scène d’ouverture lorsqu’un fondu transformait les rangs de soldats anonymes en croix de cimetière. Un chant guerrier désespéré évoquera plus tard le choix donné à cette malheureuse chair à canon, celui de terminer cette guerre avec la croix de fer (synonyme de récompense militaire) ou plus probablement de la croix de bois pour leur mort probable.

Plus le récit avance, plus Raymond Bernard entrecroise cette approche heurtée et réaliste avec la dimension onirique, ne laissant aucun doute sur le futur condamné de ses personnages. Au sortir de l’éprouvante bataille de Champagne, notre groupe de soldat est de nouveau sollicité pour un défilé devant une population qu’ils sont supposés exalter. Au contraire, une somptueuse composition de plan superpose en fondu le défilé des vivants avec celui des innombrables morts grimpant symboliquement aux cieux, une église s’intercalant entre les deux niveaux de perceptions. Ce statut de martyrs est renforcé par le leitmotiv musical de l'Avé Maria. Ne reste plus qu’à attendre la prochaine bataille, la prochaine veillée nocturne possiblement sans lendemain, avec la perspective inéluctable de s’aligner aux côtés des innombrables champs de croix de bois.


Sorti en en dvd et bluray chez Pathé