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mercredi 14 décembre 2022

Le Silence de la mer - Jean-Pierre Melville (1948)


 Un homme d'une soixantaine d'années demeure avec sa nièce dans une maison du Dauphiné, dans la France occupée pendant la Seconde Guerre mondiale. La Kommandantur envoie un officier allemand loger chez eux, en zone libre. Le père de cet officier, qui avait survécu, avait lui connut la défaite de l'Allemagne face à la France, durant la Première Guerre mondiale. Pendant plusieurs mois, l'officier, compositeur de musique dans sa vie civile, tout imprégné de culture française, essaie d'engager, en dépit d'un silence immuable, un dialogue avec ses hôtes.

Si le polar est le genre de prédilection de Jean-Pierre Melville et celui qui où son influence se fait le plus ressentir, le cadre historique de l’Occupation constitue un vrai corpus dans sa filmographie puisqu’il consacrera trois films à cette période. On se souvient bien sûr des célébrés Léon Morin, prêtre (1961) et L’Armée des ombres (1969) mais dès cet inaugural Le Silence de la mer le sujet est au cœur des préoccupations de Melville. La période de l’Occupation est fondamentale pour Melville, qui dès l’armistice de 1940 s’engage dans la résistance avant de s’engager plus tard dans les Forces françaises libres. Ses séjours en Angleterre contribueront à forger son goût pour le cinéma américain qu’il peut voir sur place, et c’est également là que celui né Jean-Pierre Grumbach se choisit le pseudonyme de « Melville ».

Le Silence de la mer est adapté de la nouvelle éponyme de Vercors (inspiré de son expérience lorsqu'il dû loger un officier allemand admirateur de la culture française), récit humaniste publié clandestinement durant l’Occupation en février 1942. Marqué par ce texte, Melville qui vise déjà une carrière de réalisateur veut en faire son premier film et cherche à en obtenir les droits auprès de Vercors réticent. Melville décide donc d’en tourner une version clandestine qu’il soumettra à Vercors et un groupe d’anciens résistants en espérant obtenir leur approbation. C’est aussi un moyen d’accélérer son accès à la réalisation puisque le système de promotion et de syndicat de l’industrie du cinéma français ne le lui permettrait pas alors qu’il n’a aucune expérience officielle ou de connexion. En présentant un film achevé, il mettrait les décideurs devant le fait accompli. Melville finance donc le tournage de sa poche dans une économie précaire, ne bénéficiant pas de tarifs réduit pour la pellicule (puisque pas syndiqué), étalant le tournage sur plus d’un an et s’attelant au montage dans le dénuement le plus total.

Cela va cependant stimuler l’inventivité de Melville qui innove là tous précepte de la future Nouvelle Vague dont on peut le considérer le parrain même s’il s’en défendit. Le travail sur le silence, les non-dits, la thématique de la solitude qui feront toute la force de classiques à venir comme Le Samouraï (1967) sont déjà présents ici. Le contexte de guerre et la cohabitation forcée apporte une distance naturelle entre les individus qui va être progressivement mais aussi très implicitement atténuée. La voix-off très littéraire de l’oncle (Jean-Marie Robain) exprime initialement l’animosité qui ne peut être dite par peur envers l’officier allemand von Ebrennac (Howard Vernon), puis peu à peu le semblant d’amitié qui ne peut être prononcé par patriotisme. Le rituel des arrivées de l’officier dans l’intimité de l’oncle et de sa nièce (Nicole Stéphane) procède à une ignorance polie, une glace qui ne peut être brisée. Melville par les introductions spectrale de von Ebrennac renforce cette aura intimidante qui n’appelle aucun rapprochement, avant que l’allemand s’impose en douceur. Arrivant par une autre porte et se changeant en vêtement civil avant de se présenter à ses hôtes, il apparaît comme un colocataire plus que comme un envahisseur. Ses longs monologues révèlent que c’est également son dessein pour les relations entre l’Allemagne et la France, la présence de l’une visant à maintenir la grandeur de l’autre.

L’oncle et la nièce sont évidemment sourds à ce discours, mais se laissent peu à peu émouvoir par les confessions de l’officier qui, aveugle ou naïf, entrevoit la solution de ses maux intimes à la grandeur de l’Allemagne. Melville façonne grâce à la photo de Henri Decaë un cocon intimiste, où sa mise en scène traduit toute l’ambiguïté des rapports unissant les personnages. Les compositions de plan montrent parfois le trio ensemble à l’image, mais la liberté de mouvement de l’officier soliloquant s’oppose à la position assise et la nature silencieuse de ses hôtes. Malgré ses efforts de rapprochement, cette disposition, ce langage corporel trahit les rapports de forces. Pourtant, en travaillant sur le passage du temps, les habitudes nouées malgré elles (le bruit de pas raide de l’officier que l’oncle guette désormais), les précautions initiales s’estompent sans pour autant délier la parole. Le besoin de communication de von Ebrennac se heurte à la nécessité de distance de l’oncle et la nièce, les préventions d’un contexte empêche cela et s’avère malgré l’impasse à l’honneur des deux camps. La voix-off révèle explicitement le trouble de l’oncle, mais se montre plus évasive pour révéler les sentiments naissants de la nièce. Un pincement de lèvres, un regard à la dérobée, une main moins assurée dans ses séances de tricot, tout invite à laisser deviner une hésitation.

Fidèle à la nouvelle, Melville en reste là et amène le schisme par les illusions perdues de l’officier. Le fait d’avoir un allemand « humain » fut fortement reproché à Vercors au moment de la publication (au point de le soupçonner d’être un collaborationniste) mais le fait que la fragile connexion se rompe par une prise de conscience de ce qu’est sont camp apporte une force émotionnelle certaine. On peut se demander à quel niveau un gradé non-membre des SS ou de la Gestapo pouvait être renseigné sur la vraie face du nazisme (ce que semble découvrir le personnage ici lors d’une visite à Paris) mais la surprise de von Ebrennac à ce sujet le brise les élans amicaux. Melville effectue alors un ajout essentiel à la nouvelle en suggérant l’insoumission à des ordres monstrueux pour l’officier. Mais celui-ci soumit à un dogme et un rêve qui l’ont déçu préfère choisir la mort assurée, quand le silence maintenu par l’oncle et sa nièce suggère la résistance intime et collective. C’est un élément inhérent au récit mais aussi en coulisse puisque, outre le passif héroïque de Melville, l’actrice Nicole Stéphane, d’origine juive, fut une résistante émérite (membres des Forces françaises libres, agente de liaison en Allemagne, sous-lieutenante à Londres). 

Sous le beau message, Melville malgré des moyens limités fait déjà montre d’une précision clinique et d’une grande inventivité dans sa mise en scène. L’agencement parfait des stock-shots au montage, les transitions à la fois précise et poétique, les effets expressionnistes trahissent l’influence de Citizen Kane (1941) qui est un de ses films de chevet. Le Silence de la mer en plus d’être une belle réussite, remplira son objectif en convaincant Vercors de le laisser exploiter et lance la carrière d’un grand cinéaste. 

Sorti en bluray et dvd zone 2 français chez Gaumont

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