Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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mardi 17 juin 2025

R.A.S. - Yves Boisset (1973)


En 1956, pendant la guerre d'Algérie, March, Charpentier et Dax, des réservistes, se retrouvent dans un bataillon disciplinaire. Ils sont alors pris dans les engrenages de la guerre, de la torture et de la mort. Le commandant Lecoq doit constituer une unité d'élite avec les réfractaires, dont les motivations politiques sont diverses.

Après la réussite et le succès commercial de L’Attentat (1972), Yves Boisset creuse avec plus d’audace encore le sujet politisé et polémique en signant R.A.S. Onze ans à peine après les accords d’Evian qui marquèrent la fin du conflit, Boisset signe une des si ce n’est la première grande fiction à charge traitant de la Guerre d’Algérie. Adaptant le roman éponyme de Roland Perrot, Boisset signe une odyssée chorale accompagnant un groupe de personnages du statut de réservistes en France à celui de parias dans un bataillon disciplinaire.

Chacun arrive dans ce corps d’armée de force, arraché à leur métier, leur jeunesse, famille et conviction. Passée une bagarre initiale amenant chacun à évacuer leur frustration, tous nouent une réelle amitié fraternelle qui sera le socle humain propre à leur faire supporter les épreuves qui les attendent. Boisset montre les protagonistes plier sans se briser pour certains, et s’effondrer pour d’autres, face à ce corps de l’armée montré de façon plus ambiguë et subtile qu’il n’y parait. La première partie en France montre (actualités de propagande à l’appui) le contrepoint entre des officiers fanatisés et des soldats désabusés, la brutalité de premiers cherchant à soumettre la volonté des seconds. Cette dynamique prend un tour nettement plus oppressant en Algérie, l’éloignement de la civilisation accentuant le travail de lobotomisation des esprits, l’incitation aux forfaits révoltants envers les locaux.

Cet isolement est ainsi propice à un renoncement progressif. L’humaniste et militant communiste Charpentier (Jacque Weber) est confronté aux limites de son pacifisme, les horreurs auxquelles il assiste et/ou est incité à perpétrer ébranlent la santé mentale de Dax (Jean-François Balmer), tandis que les traits juvéniles et innocents de March (Jacques Spiesser) sont altérés par l’expérience. Après l’axe de la soumission violente, Boisset montre celui d’un pragmatisme forcé lorsque nos héros intègrent une unité d’élite où le commandant Lecoq (Philippe Leroy-Beaulieu) leur fait apparaître certains écarts comme un mal nécessaire et les place face aux limites de leur insoumission dans pareil contexte. Au fil des pertes et des épreuves, l’esprit de corps se construit mais relève d’un malaise ne se dissipant pas quant à un conflit qui n’a rien de noble. Boisset montre d’ailleurs la contestation bien présente au sein de la population française (la chaotique scène d’émeute en gare), et les méfaits les plus controversés de l’armée français lors de scènes de tortures – qu’il fut obligé par la censure d’altérer au montage.

Le réalisateur n’idéalise pas ses personnages pour autant, eux-mêmes faisant preuve d’une boussole morale tangente (Charpentier laissant se dérouler un viol sur une autochtone, le même malgré ses appels à la révolte n’osant pas prendre l’initiative seul, la prostitution organisée par l’armée), notamment dans un racisme ordinaire notamment lorsqu’un camp est mis à sac avant d’être investi par des tirailleurs sénégalais. L'ironie voudra que c'est en effectuant le seul ordre bienveillant de l'armée que les balles ennemies frapperont réellement le groupe. C’est toute une époque trouble et troublée que capture Boisset dans ce grand film de guerre qui malgré les intimidations diverses (projections interrompues par des groupuscules d’extrêmes droites) rencontrera une nouvelle fois son public, et lui permettant de poursuivre dans cette veine engagée.

Sorti en bluray français chez Tamasa 

dimanche 15 juin 2025

Un ange pour Satan - Un angelo per Satana, Camillo Mastrocinque (1966)

 1860. Dans un petit village, une statue est repêchée d’un lac. Le comte Montebruno fait appel à Roberto Merigi (Anthony Steffen) pour la restaurer. Son arrivée au village coïncide avec celle d’Harriet (Barbara Steele), la nièce du comte, dont les traits ressemblent étrangement à ceux de la statue. Le domaine dont elle est l’héritière a vu se dérouler un drame il y a fort longtemps, et la malédiction semble ressurgir à la surface.

Un Ange pour Satan est une œuvre marquant les derniers feux du cinéma gothique italien, à l’aune de l’émergence d’un autre créneau lucratif du cinéma d’exploitation local, le western spaghetti. Les Vampires de Riccardo Freda et Mario Bava, mais surtout Le Masque du Démon de Mario Bava (1960) avaient initié toute une vague de productions gothiques italiennes, en forme de réponse au renouveau du genre proposé par la Hammer. Par sa dimension latine plus prononcée, son goût du noir et blanc et sa veine macabre plus marquée, le gothique italien s’est donc taillé une place de choix durant quelques années.

Un Ange pour Satan est un film hybride, inscrit dans certains codes installés par ce gothique italien mais s’en démarquant aussi grandement sur d’autres aspects. L’aspect le plus identifiable repose sur la présence de Barbara Steele, icône du genre intronisée dans Le Masque du Démon. Elle y retrouve l’emploi d’un personnage double, à la personnalité et au physique partagés entre une incarnation passée maléfique et une contemporaine plus innocente. Le récit se garde pourtant bien, contrairement au Masque du Démon, d’expliciter par le fantastique cette dualité puisque la malédiction du film repose sur des situations rationnelles. La superstition des villageois, une possible schizophrénie d’Harriet (Barbara Steele) tous les évènements tragiques pourraient avoir une explication tout à fait tangible. 

De cette nature « réaliste » du récit découlent d’ailleurs des choix surprenants, comme le fait d’adopter une identité italienne devant et derrière la caméra. Habitués à angliciser les crédits pour donner le change pour la distribution internationale, l’équipe technique est ici créditée sous ses patronymes transalpins, tandis que l’environnement cède moins qu’à l’accoutumée aux archétypes narratifs et esthétiques gothiques. L’arrivée du héros dans le village prend le temps de nous montrer la vie régnant dans les lieux, son école, sa taverne, même les jeunes femmes croisées échappent en partie à leur statut de simples victimes plus tard par le bref laps de temps leur étant accordé durant cette introduction.

Cette approche est sans doute dû au réalisateur Camillo Mastrocinque, figure du cinéma d’auteur italien des années 30 et 40 avant de devenir une touche à tout plus versatile. Il ne s’était essayé au gothique et de manière plus déférente qu’une fois avec La Crypte du vampire (1964) avant Un Ange pour Satan. Dès lors il installe une atmosphère inquiétante et austère (notamment la formidable scène d’ouverture avec sa barque accostant dans la brume) qui lorgne plus qu’elle ne bascule dans le fantastique, et est une sorte de retour aux origines du gothique. Les romans gothiques anglais fondateurs comme ceux d’Ann Radcliffe jouaient en grandes partie du point de vue de leurs héroïnes en détresse, traquée et manipulées dans des livres comme Les Mystères de la forêt ou Les Mystères d’Udolphe – le premier moins célébré que le second étant d’ailleurs le plus intéressant – dont la finalité s’avérait réaliste.

Les bascules de la personnalité d’Harriet construisent d’ailleurs un pont entre ces deux approches du gothique. La candeur et l’innocence d’Harriet s’inscrit dans ce sillage classique alors que quand elle se laisse gagner par le tempérament sulfureux et lascif de Belinda, le stupre d’un gothique plus fantastique ressurgit. Cela passe par des éléments explicitement empruntés au Carmilla de Sheridan Le Fanu avec l’attirance lesbienne assez claire de Belinda pour sa servante, elle-même ambiguë dans l’expression de son refus ou de son consentement – domination de classe ou vrai penchant ? La persona filmique de Barbara Steele (ce visage anguleux, ses grands yeux expressifs où la tendresse se dispute à la haine) fait le reste avec ce jeu soudain plus outré quand Harriet se laisse dominer par sa facette Belinda, mais une veine psychologique se délestant des effets spéciaux fameux de Mario Bava. Le réalisateur joue astucieusement de nos attentes, annonçant de façon démonstrative la rupture schizophrène par un ensemble de gimmicks (Harriet devant son miroir se maquillant agressivement pour vriller en Belinda), ou au contraire nous la faisant comprendre par un changement d’attitude, de gestuelle ou de phrasé subtil.

Ces quelques trouvailles narratives et formelles permettent au film d’en partie se distinguer, même si la construction est tout de même assez classique et attendue – une scène de rêve/flashback donnant toutes les clés assez tôt en définitive. Pas le fleuron du genre mais un objet indiscutablement soigné.

Sorti en bluray français chez Artus Films 

vendredi 13 juin 2025

Le Manoir des mystères - Fortune is a woman, Sidney Gilliat (1957)

 Expert d'assurances, Oliver Branwell est chargé d'une enquête sur un incendie qui s'est déclaré au Lewis Manor, la veille de Noël. A sa stupéfaction, il retrouve dans ce manoir Sarah, une jeune femme qu'il avait aimée à Hong-Kong et qui avait disparu avec son père sans l'avertir. Devenue l'épouse de Tracey Moreton, le propriétaire du manoir, elle avoue confidentiellement à Oliver que des malversations commises par son père l'ont contrainte à fuir sans explication…

Le Manoir du mystère marque le point final provisoire (son ultime réalisation Endless Night (1972) marquera un retour aux sources) de l’obsession hitchcockienne de Sidney Gilliat. Avant de devenir les rois de la comédie anglaise durant les années 50, Sidney Gilliat et son partenaire Frank Launder coururent après la quête de la recette du thriller hitchcockien, d’abord en collaborant avec le maître du suspense pour lequel ils écriront Une Femme disparaît (1938) et sa variation réalisée par Carol Reed Train de nuit pour Munich (1940). Gilliat et Launder vont ensuite briller dans les récits à suspense, que ce soit le whodunit médical La Couleur qui tue (1946) et surtout l’haletante traque de Secret d’état (1950). La réussite exceptionnelle de ce dernier voyait Gilliat presque égaler son modèle sur le postulat fétiche du faux-coupable, et permettait au réalisateur de passer à autre chose avec cette mue vers la comédie.

Le Manoir du mystère marque dont une « rechute » fort plaisante autour de ce modèle hitchcockien. En adaptant le roman Fortune is a woman de Winston Graham, un fois n’est pas coutume Gilliat précède Hitchcock puisque ce dernier adaptera quelques années plus tard le même auteur avec Pas de printemps pour Marnie (1964). La scène d’ouverture plongeant dans les entrailles du manoir de Lewis Manor reprend l’ouverture inquiétante de Rebecca (1940) avec une obsédante et inquiétante atmosphère gothique. Ce lieu hante l’agent d’assurance Branwell (Jack Hawkins) qui, venu y enquêter pour un incendie accidentel va y retrouver Sarah (Arlene Dahl), un amour passé désormais mariée à Tracey Morton (Dennis Price) maître du manoir. Tout en renouant avec Sarah, une série d’évènements font suspecter à Branwell une fraude à l’assurance dont elle pourrait être complice. Un nouvel incendie puis un meurtre va emmener les amants dans une spirale de doute et de suspicion.

Sidney Gilliat nous embarque dans un scénario machiavélique qui multiplie les suspects et les fausses pistes, jusqu’à un retournement final que l’on aurait vraiment du mal à voir venir, tout en étant parfaitement logique. Entretemps, le brio formel du réalisateur aura fait son effet, notamment dans cette tonalité gothique, cette obsession pour le manoir et son panorama, dont les secrets se révèlent par procuration dans un tableau le représentant. Gilliat signe une vraie grande scène de frayeur lors de l’intrusion nocturne de Branwell dans le manoir, la seule recherche de fraude découlant sur une découverte réellement macabre. La scène se déroulant durant une pleine lune, les vitraux du manoir font passer un clair-obscur menaçant sur l’intérieur vide du manoir, au gré du passage des nuages devant la lune. Le travail conjoint de la photo de Gerald Gibbs et du montage font progressivement monter la tension au gré des pérégrinations de Branwell dans un ton lorgnant grandement sur le fantastique.

Malheureusement Gilliat abandonne ces amorces plus mystiques (si ce n’est à la fin pour un retour tout aussi réussi dans les ruines du manoir) pour une enquête plus terre à terre sur les rives du film noir. L’intrigue imprévisible réserve néanmoins son lot de surprise et de personnages retors, mais il est dommage (même si cela reste certainement soumis à l’intrigue du livre) que les élans plus oniriques et insaisissables ne soient pas plus approfondis au vu du brio visuel de Gilliat pour les amener. C’est d’autant plus regrettable que Hitchcock y plongera de plain-pied l’année suivante avec Vertigo (1958). Reste un très efficace et prenant suspense classique.

jeudi 12 juin 2025

Mannequin à Paris - It Happened in Paris, Carol Reed (1935)

 Alors qu'il cherche une inspiration artistique à Paris, le fils d'un millionnaire rencontre une jeune mannequin. Il feint d'être pauvre pour garder son amour.

Mannequin à Paris est une œuvre gagnant son passage à la postérité pour être la première réalisation de Carol Reed. Après des débuts au théâtre, tout d’abord sur scène et encore adolescent en tant qu’acteur, puis en coulisse en étant l’adapteur attitré des adaptations théâtrale de l’auteur de thriller Edgar Wallace, Carol Reed intègre le monde du cinéma. Il est engagé au sein de Associated Talking Pictures, compagnie de production de Basil Dean. Il y gravit progressivement les échelons à travaillant à tous les postes (assistant, réalisateur de seconde équipe) jusqu’à enfin avoir l’opportunité de passer à la mise en scène avec It Happened in Paris. C’es d’ailleurs une coréalisation puisque si Reed y fait ses débuts, cela marquera la dernière expérience derrière la caméra de Robert Wyler, frère de William Wyler pour lequel il fera ensuite office de scénariste et producteur sur quelques-uns de ses plus fameux films (Histoire de détective (1951), Vacances Romaines (1953), La Maison des otages (1956), Les Grands Espaces (1958)).

Le film est l’adaptation de L’Arpète, pièce de d'Yves Mirande et Gustave Quinson jouée en 1928 et déjà transposée une première fois au cinéma dans une version muette réalisée par Émile-Bernard Donatien. Le film s’inscrit dans le système de production et la veine sociale des premiers films de Carol Reed, les quota quickies soit ces œuvres de complément de programme à brève durée ouvrant pour les titres plus prestigieux des majors américaines. S’il est difficile de déjà déceler l’identité de Reed dans ce contexte, on retrouve néanmoins la loufoquerie et l’observation des petites gens présentes dans les quotas quickies où il sera seul maître à bord comme le beau Bank Holiday (1938) ou encore La Grande Escalade (1938).

L’intrigue se déroule dans le Paris bohème et romantique tel que fantasmé par les artistes en herbe durant les années 20 et 30. Nous allons suivre la rencontre et les amours de deux artistes frustrés. L’Américain Paul (John Loder) est un aspirant peintre installé dans un atelier miteux en attendant une espérée reconnaissance, tandis que la française Jacqueline (Nancy Burne) végète en tant que mannequin tout en aspirant devenir une grande couturière. La brièveté du film (1h06 à peine) ne tergiverse pas trop dans le rapprochement des deux jeunes gens, usant d’un étonnant et osé gag pour orchestrer la rencontre (il est question d’une culotte tombant au mauvais endroit et de quelques dialogues grivois) puis du motif plus classique mais joliment amené du vis-à-vis de fenêtre d’immeuble source de conflit puis de complicité. Il y a une plaisante simplicité, oscillant entre leitmotiv de screwball comedy et un pur ressort formel pour tisser le lien amoureux, notamment lors de la belle scène où Paul peint une Jacqueline endormie puis en profite pour l’embrasser avec son consentement amusé.

La vie de bohème, les déconvenues professionnelles respectives et la touchante entraide entre les deux amants en quête de reconnaissance semble en grande partie constituer le socle de leur relation. Le « contrat » s’avère donc trahi lorsqu’il s’avère que Paul est un riche héritier absolument pas dans le besoin, les efforts et sacrifices ayant unis le couple s’en trouvant alors biaisés à travers plusieurs rebondissements. La séparation et les retrouvailles ne s’embarrassent pas trop d’une dimension dramatique complexe, mais reposent sur de belles idées narratives et formelles - les germes de la grâce d'une réussite comme Sentimentalement votre (1972) sont déjà là. C’est particulièrement vrai lors de la dernière séquence, magnifique aveu involontaire suite à un quiproquo. D’ailleurs le soin amené à toute les séquences du salon de couture et de l’exhibition des robes annoncent le raffinement à venir de Reed dans ses œuvres plus personnelles. De plus le film ayant entièrement été filmé en studio, Paris y apparaît dans une féérie stylisée lors de plan d’ensemble d’inspiration impressionniste par leur épure urbaine. Une modeste réussite mais le talent était déjà là.

Disponible en streaming sur la plateforme MyCanal 

mardi 10 juin 2025

Le Feu follet - Louis Malle (1963)

Alain Leroy, bourgeois trentenaire et alcoolique, a quitté New York pour Paris afin de suivre une cure de désintoxication. Autrefois mondain abonné aux soirées de débauche, Alain est aujourd'hui las de la vie. Les retrouvailles successives avec ses amis d'antan ne l'aident en rien. Même Lydia, une belle jeune femme avec qui il a passé une nuit, ne semble pouvoir le sauver de son désespoir et de son dégoût.

Louis Malle signe avec Le Feu Follet un de ses sommets, avec une des plus intenses expression de la dépression au cinéma. Malle adapte le roman éponyme de Pierre Drieu la Rochelle, publié en 1931. L’ouvrage est en grande partie autobiographique, témoignant de la vie dissolue et de la personnalité torturée de Drieu la Rochelle, auteur salué du surréalisme avant une bascule fasciste qui en fera une des figures les plus en vue durant l’Occupation allemande. Louis Malle transpose l’ouvrage à l’époque contemporaine et édulcore en partie les addictions du héros, passant de toxicomane à alcoolique.

L’une des forces du film, c’est de capturer la nature insaisissable et irrépressible de la dépression. Alain Leroy (Maurice Ronet) est certes interné pour alcoolisme, mais c’est une des conséquences davantage que la cause de son mal. L’isolation de la société mondaine de ses anciennes frasques l’apaise non pas par l’éloignement de la tentation alcoolisée, mais car la superficialité de ce cadre exacerbe son mal-être. La routine de sa cure et les excentriques authentiques qu’il y côtoie sont plus incarnés que la pantomime des nantis, Alain a lâché prise avec la vie et même l’amour d’une femme ne saura l’y raccrocher de nouveau.

La force du film vient en grande partie de la double identification à Leroy se faisant à la fois pour Louis Malle et Maurice Ronet. La vacuité de la vie mondaine et de la mentalité bourgeoise est ancrée dans les origines sociales de Malle tandis que Ronet est un écorché habitué à brûler la vie par les deux bouts. Le réalisateur et l’acteur s’influencent l’un l’autre dans la caractérisation (dans un mimétisme qui se prolongera à la ville), chacun amenant des éléments de son expérience intime, notamment la chambre de Leroy en cure comportant les effets personnels de Louis Malle.

Passant du cadre presque hors du temps du centre de désintoxication à la réalité urbaine et sociale parisienne, Le Feu follet brille par la longue errance sans but de sa deuxième partie. Grisaille oppressante de la ville, puis malaise des espaces de vie où l’on se sent épié et commenté (les brasseries parisiennes), et enfin la suffocation des dîners mondains durant lesquels se disputent commisération gênante ou mépris froid. Maurice Ronet est au-delà de l’affliction, du dégoût ou de la colère, c’est un être éteint incapable d’aimer et refusant de l’être en retour. 

Il n’attend qu’une chose, que cette douleur lancinante s’arrête. L’absence totale d’hésitation dans le geste fatal et son exécution en forme d’aller simple (une balle dans le cœur) exprime l’absence totale d’un possible appel au secours, mais davantage la volonté d’un point final. Cette conclusion choc ajoute à la puissance du film, qui amorçait là un questionnement autour de la fragilité masculine moderne et le mal-être social que prolongerait le superbe La Vie à l’envers d’Alain Jessua (1964) l’année suivante.

Sorti en bluray français chez Gaumont 

dimanche 8 juin 2025

Lenny - Bob Fosse (1974)

 Il est le plus insolent, le plus libertaire, le plus controversé des comiques des Sixties. L'histoire hors-norme de Lenny Bruce, dont les improvisations caustiques rencontreront un succès inégalé. S'attirant les foudres de l'Amérique bien-pensante, entre scandale, drogue et condamnations, ce maître du politiquement incorrect se fera la voix de toute une génération.

Lenny est une œuvre qui s’intercale entre deux sommets de Bob Fosse, Cabaret (1972) et Que le spectacle commence (1980). Bien que ne traitant pas des bonheurs et des maux du spectacle chanté et dansé, Fosse n’en traite pas moins des coulisses d’un autre grand art scénique, la comédie stand-up. L’un des inventeurs de ce style est sans conteste Lenny Bruce, star comique adulée et controversée durant les années 60 jusqu’à sa mort prématurée à l’âge de 40 ans. Bob Fosse va proposer le portrait de l’artiste dans une forme éloignée des poncifs du biopic et qui sera maintes fois copiée par la suite.

Le récit oscille entre les temporalités, les points de vue et les modes de narration. Il y a notamment une forme semi-documentaire voyant l’entourage proche de Lenny Bruce (son ex-femme, son manager et sa mère) témoigner face caméra sous forme d’interview. Il y des moments scéniques nous montre un Lenny en artiste au sommet de son art et de son irrévérence, partagée avec un passé s’attardant sur ses débuts et sa lente construction de trublion provocateur. Le montage brillant harmonise l’ensemble par un fil rouge intime et public ou chacun des dispositifs rebondissent et se répondent entre eux pour refléter le Lenny d’hier et de demain, le personnage de scène et l’homme. Ainsi à l’amoureux timide vivant un touchant coup de foudre avec Honey (Valerie Perrine) répond un Lenny déjà marqué par les excès mais posant un regard cynique et corrosif sur la relation de couple. Lors que ces différentes échelles de récit se rejoignent progressivement, l’on comprend peu à peu que les épreuves de la vie ainsi qu’une confiance artistique accrue ont permis à Lenny de se construire un alter-ego rebondissant avec férocité sur scène de ses bonheurs et déconvenues dans le privé. Ces nuances sont capturées par la somptueuses photo de Bruce Surtees, dans un noir et blanc magnifique dont les jeux d’ombres et de lumières immergent dans l’ambiguïté de Lenny.

Après s’être montré capable de faire cet état des lieux personnel et impudique, il s’agit de faire celui de la société américaine dans son ensemble, ce qui amorcera le début des problèmes avec la justice. Racisme, sexualité, droits des gays, aucun tabous, aucune injustice n’échappe au verbe acéré de Lenny, qui n’épargne pas davantage les autorités ou les personnalités publiques comme les Kennedy. Bob Fosse offre plusieurs perspectives dramatiques dans sa mise en scène des séquences de stand-up. Passé le début où Lenny se cherche dans des propositions impersonnelles correspondant aux standards codifiés de l’époque (imitations, déguisement, jeux de mots), Fosse montre un Lenny dominateur et sûr de lui. 

Il est capable de retourner une salle qu’il a lui-même rendu hostile par l’usage de termes raciaux offensant en tissant sous la vulgarité un discours progressif et intelligent. Il dénonce l’hypocrisie morale par l’usage explicite de pratiques sexuelles supposées tabous mais pratiquées de tous. Fosse alterne entre le seul filmage de la scène arpentée par Lenny et à l’inverse l’ensemble de la salle de spectacle traversée et la harangue d’un public hilare, ravi de ces interactions. Les cadres figés du début correspondent au style de représentations désuètes auquel se soumet initialement Lenny, avant que l’improvisation typique du stand-up ne contamine la réalisation qui fait alors de la salle un terrain de jeu complice où notre héros est invulnérable – les hilarantes invectives des policiers présents pour le piéger et dont certains étouffent difficilement un rire.

Malheureusement l’hostilité et l’opprobre morale du monde extérieur le rattrape hors de ce royaume. S’il parvient par son audace à prolonger la magie dans les cours de tribunal, Lenny est de plus en plus entravé, fragilisé mentalement et psychiquement dès lors qu’il ne peut plus exercer son métier. Dustin Hoffman livre une performance brillante, tout en savant mélange de contrôle et de nervosité, après avoir étudié en profondeur les enregistrements des prestations de Lenny Bruce. Bob Fosse signe un grand film en forme de cri de liberté face au rigorisme et à la bienséance de l’Amérique WASP. 

Sorti en bluray français chez Wild Side 

mercredi 4 juin 2025

Police Story 3: Supercop - Ging chaat goo si III: Chiu kup ging chaat, Staley Tong (1993)

 L'inspecteur Chan Ka-Kui est recruté par ses supérieurs pour une mission risquée visant à démanteler un important réseau de trafiquants de drogue. Pour ce faire, il devra collaborer avec l’inspecteur Kin-Wah Yang, travaillant pour la police chinoise. Ensemble, ils échafauderont un duo frère-sœur afin de s'infiltrer dans l'organisation du baron de la drogue Chaibat. Mais leur couverture sera mise à rude épreuve lorsqu'ils devront faire face à des situations de plus en plus dangereuses, tout en essayant de gagner la confiance de Chaibat et de ses hommes.

Police Story 3 fut à sa sortie une relance majeure de la saga policière à la gloire de Jackie Chan. C’est le premier film de la saga à ne pas être réalisé par Jackie Chan. En effet la folie des grandeurs avait rendu très dispendieux les précédents essais à la réalisation de la star s’étant façonnée des écrins à la hauteur de ses ambitions dans un enchaînement assez magique (Le Marin des mers de Chine 1 et 2 (1983, 1987), PoliceStory 1 et 2 (1985, 1988), Mister Dynamite (1986), Opération Condor (1991)). Tout en restant très interventionniste (Kirk Wong en fera les frais sur Crime Story (1993), tout comme Liu Chia-liang sur Drunken Master 2 (1994)), Jackie Chan devra donc en partie déléguer à un réalisateur avec l’arrivée de Stanley Tong. Celui-ci, ancien cascadeur, va devenir un partenaire privilégié de la star dont il va contribuer à l’ascension auprès du grand public international avec Contre-attaque (1996), Jackie Chan dans le Bronx (1997).

Police Story 1 et 2 bénéficiaient d’intrigue assez sommaire de polar et de comédie, brodées autour des scènes d’actions désormais mythiques (la destruction de bidonville et le combat dans le centre-commercial de Police Story). Ce troisième opus semble un peu moins conçu dans ce sens, et l’intrigue tout comme les morceaux de bravoure semblent chercher à davantage renouveler la série. Le scénario introduit une figure relativement récurrente et finalement assez spécifique au polar HK, celle du flic infiltré. Si l’on ne plongera jamais dans les dilemmes existentiels et moraux des grands films du genre, c’est une manière de montrer que Ka-Kui (Jackie Chan) n’est plus le jeune chien fou des précédents films, et qu’une mission jouant d’un certain profil bas, d’intelligence et de duplicité est désormais de son ressort. Dans le sillage de Police Story, le sous-genre du girls with gun a fait durant quelques années les beaux jours du polar d’action à travers les sagas du Le Sens du devoir, Angel, Angel Terminators et des stars féminines ne s’en laissant pas compter comme Michelle Yeoh ou Moon Lee. Cette tendance irrigue Police Story 3 avec la présence de Michelle Yeoh, faisant là son grand retour sur les écrans après une retraite de trois ans durant son mariage avec le producteur Dickson Poon.

Ce changement de ton se conjugue aussi à celui de l’environnement, l’enquête en immersion nous menant de la Chine continentale à Taïwan, en passant par la Malaisie. Cela donne un récit étonnamment plus rigoureux, malgré quelques facilités, pour montrer Ka-kui et l’inspecteur Yang (Michelle Yeoh) remonter la hiérarchie d’un dangereux trafic de drogues. Les quelques moments de vaudeville surgissent encore ici et là (le retour tardif du personnage de Maggie Cheung relaçant les enjeux) et Jackie Chan se montre encore capable d’hilarante facéties burlesques. Mais le personnage professionnel et terre à terre de Michelle Yeoh contamine globalement le film et vole plus d’une fois la vedette à Jackie Chan. Une grande partie du récit repose avant tout sur la tension et les faux-semblants, et l’action tout en restant impressionnante repose davantage sur la pyrotechnie que sur la sidération kamikaze des cascades d’antan. Le « cadrage » voulut de Jackie Chan par les producteurs se ressent, du moins jusqu’à un climax lâchant enfin les chevaux.

Poursuites sur les toits, dans les airs, sur la route puis le toit d’un train, plaçant les obstacles les plus fous et autorisant les cascades les plus dantesques, l’attente est plus que récompensée. Dans ce chaos, Michelle Yeoh se taille la part du lion avec une cascade insensée la voyant sauter à moto sur le toit d’un train en marche (le traditionnel making-of au générique rendant l’exploit encore plus intimidant). Stanley Tong est un excellent exécutant ayant su amener des éléments renouvelant la formule, mais il manque toute de même un poil de cet inattendu grisant dans cette tonalité carrée. Le temps de quelques gags amusant, la future rétrocession est en ligne de mire et la dernière ligne de Jackie Chan annoncerai presque ses accointances futures. Police Story 3 est une très réussie relance de la franchise (davantage que ne le sera 11 ans plus tard le poussif New Police Story) et rencontrera un succès immense qui mettra sur orbite la carrière de Michelle Yeoh.

Sorti en bluray français chez Le Chat qui fume