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jeudi 8 février 2024

La Bête - Bertrand Bonello (2024)


 Dans un futur proche où règne l’intelligence artificielle, les émotions humaines sont devenues une menace. Pour s'en débarrasser, Gabrielle doit purifier son ADN en replongeant dans ses vies antérieures. Elle y retrouve Louis, son grand amour. Mais une peur l'envahit, le pressentiment qu'une catastrophe se prépare.

Un certain pan de la filmographie de Bertrand Bonello le montre se faire le peintre d’une forme d’aliénation de l’individu à travers les époques. Il l'observe à travers la condition féminine oppressée de L'Apollonide (2011),  la jeunesse agitée et en plein doute de Nocturama (2016) ou encore le rite et la malédiction vaudou de Zombi Child (2019). Le réalisateur parvient à chaque fois à conjuguer questionnement social aux résonances contemporaines avec une dimension existentielle, le pont entre les deux se faisant par l’incarnation d’un lieu. Le féminisme entrait en résonance avec l’espace de la maison close dans L’Apollonide, tous les doutes et contradictions des apprentis terroristes de Nocturama se matérialisaient dans la galerie marchande où ils s’étaient réfugiés, et la dimension mythologique du vaudou, politique du passé d’Haïti trouvaient un écho inattendu avec les amours adolescentes au sein d’un pensionnat. Bonello prolongera cette approche avec la chambre de la jeune fille de Coma (2022), exercice intéressant mais inabouti qui cependant annonçait la réussite majeure que serait La Bête.

Le récit ambitieux a pour base le court roman La Bête dans la jungle d’Henry James. Le roman dépeignait la romance avortée mue en amitié ambiguë de deux personnages. John Marcher, rongé par l’angoisse qu’un grand malheur le guettait, choisissait d’en rester à une relation platonique avec May Bartram, réalisant trop tard qu’il était passé à côté du grand amour de sa vie. John Marcher est un personnage typique d’Henry James, tout en atermoiements, émotions refoulées, aussi agaçant que fascinant pour le lecteur. Bertrand Bonello prend le postulat du roman pour le tirer vers une réflexion plus vaste sur la place des affects dans nos sociétés passées, présentes et futures. La trame principale se situe dans un futur proche où justement les affects, considérés comme la cause de tous les maux passés de l’humanité, sont désormais étouffés. Pour accéder à de hautes fonctions, il s’agit de se délester des derniers résidus de cette « faiblesse » grâce à un système purifiant notre ADN en nous réincarnant dans nos vies antérieures. La jeune Gabrielle (Léa Seydoux), attachée à ses émotions, hésite à céder à cette injonction mais va néanmoins tenter l’expérience. Nous avons un aperçu saisissant de ce futur à la fois loin et proche, où l’on déambule à l’extérieur avec une sorte de masque à oxygène dissimulant notre visage, dans lequel l’amitié et les confidences se font à une intelligence artificielle (Guslagie Malanda, l’accusée de Saint Omer (2022)) ou à une « amie » que l’on n’a jamais rencontrée (Julie Faure). Bonello propose dans cet avenir un prolongement non contraint des relations et interactions telles qu’elles ont pu évoluer après l’épidémie du covid, radicalisant et normalisant les liens distendus nés des nouvelles habitudes de ce moment. L’épure des environnements et de la technologie se conjugue au minimalisme des sentiments et, la visite de ses vies antérieures place ainsi l’héroïne et le spectateur face à l’espérance ou l’impossibilité de l’élan romanesque.

Le segment se situant en 1910 est le plus fidèle au roman d’Henry James, mais l’anxiété et la peur d’une menace indicible sont désormais porté par la femme (Léa Seydoux) tandis que la tentation de la romance est représentée par l’homme (George MacKay). Bertrand Bonello déploie un espace chatoyant, fait de la rencontre une déambulation douce et feutrée facilitant les confidences, et la réalité du monde extérieur offre une imagerie divinement poétique avec ce Paris submergé par les crues. La digue des carcans intimes semble prête à céder malgré les hésitations, mais les amants ne pourront être réellement réunis que d’une façon tragique. Cependant, les sentiments sincères et l’appel de l’imprévisibilité du romanesque semblent encore vivaces dans ce passé, même doté d’une issue funeste, porté par les tableaux macabres et romantiques de Bonello – magnifique image des corps flottants et inanimés bien qu’enfin réunis.

La partie située en 2014 adopte une artificialité par l’univers dépeint (le monde du mannequinat), la ville des apparences et des relations factices qu’est Los Angeles (l’embryon d’amitié aussi vite noué qu’avorté entre Léa Seydoux et un autre mannequin) et le vrai fait divers en germe puisque le personnage de George MacKay s’inspire du véritable jeune auteur d’une tuerie dans ce quartier à cette période. La solitude et la distance entre les individus, la domination des apparences se ressentent dans les errances de Léa Seydoux, sa silhouette isolée dans l’immense demeure qu’elle garde, les danses solitaires et le dialogue impossible dans les boites de nuits bondées. Nous sommes désormais dans un monde connecté et saturé où le lien à l’autre est impossible, dans lequel le refuge se trouve devant les écrans après un retour seule de soirée. Léa Seydoux en représente le versant mélancolique, et George MacKay la part névrosée puisqu’il confie son mal-être aux réseaux (Bonello reprenant les vraies tirades du meurtrier avant son passage à l’acte) mais se montre incapable de répondre à l’invitation sincère de Gabrielle. L’attente du romanesque est donc bien là, mais sa concrétisation impossible à cause des baumes artificiels (écrans, drogues, biens matériels) que nous avons érigés pour faire face à nos solitudes. 

Bertrand Bonello, par les rencontres impromptues de Léa Seydoux et George MacKay dans le monde futur entre deux sauts dans le passé, pose les bases d’un possible romanesque même dans cette ère aseptisée. L’impact de cette rencontre influence les visions de vie antérieures et crée une sorte de fil rouge mystique, bercé de karma et de destinée (la récurrence de la figure de la voyante dans chaque niveau de réalité), qui rend le rapprochement inéluctable malgré les obstacles. Léa Seydoux dégage quelque chose d’assez unique pour exprimer cette vulnérabilité, ce sentiment d’attente, quand George MacKay paraît bien plus énigmatique. Tout appelle donc à transcender par les affects vivaces et le romanesque ce futur froid, même si la conclusion nous réservera une fatidique surprise. Bonello saisit vraiment quelque chose de notre individualisme 2.0 par lequel le lâcher-prise, le risque et l’abandon à l’autre apparaissent comme des passages amenés à disparaître. 

L’amour n’est plus empêché par les ressorts de la fiction et du mélodrame (Bonello assumant scruter son héroïne mais aussi l’actrice Léa Seydoux qui l’incarne) ou les aléas de la vie, mais par un sens des priorités plus froid et terre à terre. Un constat qu’il est d’ailleurs amusant d’observer dans les tentatives de romance et mélos récents, par exemple l’histoire d’amour du film Past Lives (2023) avortée avant de l’avoir tentée car aucun des amoureux n’est prêt à brièvement abandonner sa vie et ses projets pour simplement rencontrer l’autre. Une réaction impossible dans des postulats romantiques voisins comme Before Sunset ou même La la land (2016) dont l’amertume ne naît qu’après avoir essayé et échoué à s’aimer. Bonello a compris que le renoncement aux affects et le choix du pragmatisme représentent notre avenir, avec ce film captivant offrant une sorte de pendant moderne et désabusé à L’Année dernière à Marienbad (1961) ou Je t’aime, je t’aime (1968) d’Alain Resnais dont il partage les vertiges mentaux.

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