Rome. Fortunella, chiffonnière un peu simplette, vit avec Peppino, un être primaire qui l’exploite honteusement. Elle est sa maîtresse, son associée, sa domestique et, surtout, son souffre-douleur. Querelleuse mais soumise, Fortunella supporte son morne destin en se persuadant qu’elle est la fille du prince Guidobaldi, pour qui sa mère a travaillé…
Fortunella vient en quelque sorte pour Federico Fellini conclure une forme de trilogie initiée avec La Strada (1954) et Les Nuits de Cabiria (1957). Le fil rouge thématique semble y être la quête de bonheur d’une jeune femme vulnérable, et constamment sous la coupe d’hommes tyranniques et peu recommandables. Cette héroïne tragique est à chaque fois interprétée par Giulietta Masina, épouse du réalisateur, participant ainsi à un ensemble de réminiscences formelles, narratives et sociales durant les trois films. Néanmoins, Fellini semble prendre conscience qu’il a fait le tour de la question avec les deux premiers films et s’apprête à faire sa mue avec l’enchaînement de La Dolce Vita (1960) et Huit et demi (1963) qui redéfiniront son cinéma. Le scénario de Fortunella est pourtant déjà écrit et il va faire le choix d’en déléguer la réalisation à un autre, en l’occurrence Eduardo de Filippo sur le choix du producteur Dino de Laurentiis.
La collaboration étroite avec Fellini ainsi que la continuité évoquée plus haut avec La Strada et Les Nuits de Cabiria contribuent à voir Fortunella comme un Fellini officieux, un Fellini sans Fellini. Sans égaler les deux précédents chefs d’œuvre, la patte de de Fillipo contribuent pourtant à un renouvellement bienvenu. Fellini mariait élément surréalistes et oniriques à une vision toute personnelle du néoréalisme, cela débouchant sur une cruauté appuyée envers les héroïnes incarnées par Giuletta Masina, et des situations saisissantes de noirceur telles le traumatisant rebondissement final de Les Nuits de Cabiria. Tout en rejouant des situations voisines où Nanda (Giuletta Masina) est trompée et humiliée, Eduardo de Filippo lorgne bien davantage sur la farce et la comédie. Simple d’esprit violentée dans La Strada, prostituée bafouée dans Les Nuit de Cabiria, Giuletta Masina n’endosse clairement plus la figure de victime sacrificielle dans Fortunella. Si elle conserve en partie la candeur et l’innocence qui la perdit dans les films précédents (le mystère de ses origines qu’elle pense noble), c’est cette fois l’instinct de survie et la capacité à faire le dos rond face à l’adversité. C’est dès lors l’infortune davantage que la destinée tragique qui frappe Nanda et permet des moments de comédie assez irrésistibles orchestrés par de Fillipo. On observe par exemple longuement la fureur monter chez Nanda quand, de retour après un séjour en prison elle constate que sa remplaçante aux formes généreuses (Franca Marzi) s’apprête à s’installer sous ses yeux dans le lit « conjugal » partagé avec Peppino (Alberto Sordi). Ce dernier ayant en plus le culot de réclamer des faveurs sexuelles, l’explosion tant retardée déclenche une séquence à l’hystérie jubilatoire. La résignation et le pragmatisme ramènent cependant toujours Nanda auprès d’hommes qui ne lui conviennent pas. Le personnage n’ayant pas la naïveté de ses devancières dans La Strada et Cabiria, les hommes tout imparfaits soient-ils ne sont pourtant les monstres précédemment rencontrés. Alberto Sordi ajoute encore une hilarante variation à sa persona de mâle veule et lâche, avec ce Peppino faussement las, voûté et éteint pour mieux amadouer ses victimes. Il apporte paradoxalement à Nanda une stabilité dont est incapable le plus doux professeur Golfiero Paganica (Paul Douglas), alcoolique fantasque, verbeux et imprévisible à la silhouette imposante. Chez Eduardo de Fillipo, la veine excentrique n’est certes pas aussi inventive que chez Fellini, mais la folie douce teintant l’ensemble est davantage chargée d’espoir malgré les déconvenues de l’héroïne. L’incursion du monde du spectacle est une porte de sortie permettant à Nanda de développer une individualité loin du joug des hommes, tandis que la narration faite de rupture de ton chaotique (façon film à sketches) casse une possible progression vers le pur mélodrame tel que le faisait un Fellini plus désabusé - une humeur constrastée représentée par le thème musical de Nino Rota, variation plus sautillante de celui plus tragique à venir pour Le Parrain. Ces subtilités font donc de Fortunella une œuvre sachant trouver son identité au sein de la trilogie, ce que l’on peut attribuer à Eduardo de Filippo. La carrière de réalisateur de ce dernier est peu connue en France (si ce n’est l’extraordinaire segment La Femme blonde dans le film à sketches Aujourd'hui, demain et après-demain (1965) mais son passif théâtral, notamment en tant qu’acteur, contribue à construire des moments isolés où l’émotion suspendue se dispute à la franche comédie anarchique. Giuletta Masina traverse avec brio l’ensemble, plus digne et farouche, moins oppressée que lorsqu’elle est dirigée par son mari en faisant un archétype de femme/enfant candide qu’il confronte à la fois aux hommes, mais aussi à des modèles féminins plus sexuellement agressifs. C’était comme une manière d’opposer fantasme et réel pour Fellini, les femmes qu’il courait dans l’adultère et celle qu’il retrouvait dans la normalité de son mariage et finalement aussi dans la collaboration artistique. Il ne dirigera d’ailleurs plus que deux fois Giuletta Masini dans sa filmographie à suivre, dans Juliette et les esprits (1965) et Ginger et Fred (1986). Pour pleinement devenir Fellini, c’est comme s’il fallait aussi se détacher de cette proche associée à un pan spécifique de sa carrière. Fort de cette place au croisement des inspirations et des statuts de ses participants, Fortunella est une œuvre imparfaite mais très attachante.Sorti en bluray français chez Tamasa
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