Le petit Domas peut s'endormir n'importe où : la tête posée sur un bureau d'écolier, sur un banc public, ou même dans une cave sur une pile de matelas. C’est qu’il essaye par tous les moyens de retrouver dans ses rêves un mystérieux général qu’il a rencontré un après-midi au bord d’un lac. Ses camarades de classe, fascinés par l’histoire de ce général font tout pour lui faciliter le sommeil. Il se heurtera à un vilain garçon qui ne cessera de lui jouer de mauvais tours.
Arūnas Žebriūnas est un cinéaste s’inscrivant dans l’émergence surprenante d’un cinéma lituanien durant les années 60. Žebriūnas est, à l’instar d’autres collègues dont l’œuvre se fera remarquer comme Almantas Griškevičius, Raimondas Vabalas et Algirdas Dausa, formé au VGIK (Institut national de la cinématographie) à Moscou avant de rentrer en Lituanie. Néanmoins, le carcan idéologique du régime soviétique demeure encore prégnant et rend difficile l’expression d’une personnalité, le traitement de certains thèmes. Arūnas Žebriūnas va néanmoins parvenir à creuser un sillon singulier en se réfugiant dans un créneau moins surveillé que les autres, le film pour enfant. C’est une solution dans laquelle s’était déjà réfugié d’autres cinéastes comme Andreï Tarkovski, lorsqu’il réalise notamment L'Enfance d'Ivan (1962).
Arūnas Žebriūnas affirme ainsi réaliser des films « avec » des enfants plutôt que des films « pour » enfant, néanmoins le charme et la candeur propre à séduire un jeune public fonctionne tout autant que le symbolisme et la métaphore lus entre les lignes par les adultes dans des films comme La Jeune fille à l’écho (1964) ou La Belle (1969). Contrairement à ces deux films, le réalisateur s’intéresse ici à un protagoniste masculin, le petit Domas (Darius Bratkauskas) qui se distingue par une vie nocturne envahissante. La scène d’ouverture nous dépeint un monde de l’enfance radieux et bondissant à travers une scène de jeux collectif dans un parc où, sous les courses et les rires, Žebriūnas installe méticuleusement les figures et éléments faussement anodins qui reviendront de manière récurrente dans le dispositif du récit. En effet, chaque interaction, paroles et expériences vécues par Domas le jour se répercutera dans ses rêves plus tard, à commencer par la rencontre avec le « général » qui sauvera des eaux son avion rouge. Comme un écho à cet objet, les séquences de rêves de Domas se distinguent justement par leur dominante rouge grâce à la photo de Algimantas Mockus qui use d’une pellicule infrarouge spéciale qui fait apparaître en rouge tous les objets contenant de la chlorophylle. A la frénésie des séquences réelles mettant en scène les enfants s’oppose donc durant les rêves une vitesse d’action ralentie, un onirisme dont l’étrangeté naît paradoxalement de la plus parfaite normalité dans laquelle la bizarrerie s’installe dans la posture des personnages, par le surréalisme des décors, sur la solennité silencieuse de son atmosphère – à l’opposé de la bande-son sautillante des scènes de jour. Au départ objet de curiosité pour ses camarades dans la description exaltée de ses rêves, Domas est peu à peu mis au ban de la hiérarchie scolaire, notamment à cause des brimades du tyran local, Trenkus. Ces désagréments se répercutent dans ses rêves, avec un sommeil désormais prêt à le happer aux moments les plus inopportuns. Un problème mathématique à résoudre, la réprimande d’une institutrice, tous les évènements de son quotidien enfantin trouve leur prolongement déformé dans les effluves du sommeil de Domas ayant de plus en plus de mal à distinguer le rêve de la réalité. Le propos de Arūnas Žebriūnas se révèle progressivement quand la porosité du songe et du réel s’étendra au-delà de la seule perception de son héros en culottes courtes. Le père (Gediminas Girdvainis) de Domas, musicien travaillant la nuit et dormant le jour, représente une figure excentrique et immature, un partenaire de jeu lui aussi à cheval à sa manière entre deux niveaux de réalité – ce que lui reproche son épouse (Doloresa Kazragyte) et mère de Domas souhaitant qu’il ait un métier plus stable, en somme une profession « adulte ». La grand-mère (Irina Murzayeva) de son amie Zita (Daiva Dauyetite), par sa folie douce incarne aussi à sa manière un ailleurs hors des normes sociales, par son âge avancé, sa nature fantasque et l’espace foutraque de son appartement. Ce lieu contraste avec les environnements ordonnés et modernes du reste du film (l’appartement de la famille de Domas, l’école), encombré d’artefacts du passé dont l’usage traduit à la fois des pratiques désuètes (les pistolets ayant servi à un duel) et tout simplement une autre ère plus tourmentée mais aussi exaltante (la boite à musique jouant la mélodie entêtante de Maurice Jarre pour le film DocteurJivago de David Lean (1965).La pression sociale du groupe et l’autorité des adultes « responsables » (la mère) signifie donc une injonction à rentrer dans le rang, à travers une analogie politique limpide – mais paradoxalement invisible pour les censeurs dans un film pour enfant. Le réalisateur en faisant contaminer le réel par la folie douce du songe brouille les pistes en multipliant les séquences et personnages délirants tel ce médecin farfelu adepte du poirier, et l’excès d’autoritarisme révèle par l’absurde l’étroitesse d’esprit des censeurs.Ainsi lors d’une mémorable scène, la mère viendra réprimander l’institutrice de Domas pour s’être laissé battre par ce dernier… Dans son rêve… La distinction des niveaux de réalité n’est désormais plus seulement confuse chez Domas, mais chez ceux voulant l’entraver aussi. La perte de repère de notre héros ne l’incite cependant pas à dominer l’autre, mais plutôt à un héroïsme dont la récompense sera l’harmonisation entre les visions de ses nuits et l’expérience de ses journées dans une magnifique conclusion.Ressortie en salle le 25 décembre distribué par ED Distribution
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