Manipulant et contrôlant les moindres détails de la vie de ses sujets, Big Brother est le chef spirituel d'Oceania, l'un des trois États dont la capitale est Londres. Le bureaucrate Winston Smith travaille dans l'un des départements. Mais un jour il tombe amoureux de Julia, ce qui constitue un crime. Tous les deux vont tenter de s'échapper, mais dans ce monde cauchemardesque divisé en trois, tout être qui se révolte est brisé.
Le film de Michael Radford est la troisième et plus célèbre adaptation du classique de George Orwell, 1984. Il fut précédé par une production télévisée de la BBC diffusée en 1954, très fidèle au roman, portée par un casting brillant (Peter Cushing, Donald Pleasence) et dont les audaces formelles firent sensation auprès des téléspectateurs. Une adaptation cinématographique devait suivre en 1956, réalisée par Michael Anderson qui y cédait à une esthétique plus explicitement teintée de science-fiction futuriste dans les standards de l’époque. Un autre téléfilm suivra en 1965 mais, presque vingt ans après et alors que l’année prophétique du roman se profile, aucun nouveau projet ne semble étrangement se mettre en route. C’est le constat que va faire le réalisateur Michael Radford, qui venait alors de rencontrer un certain succès avec son premier long-métrage Les Cœurs captifs (1983). Cherchant à obtenir les droits du roman, Radford découvre qu’ils sont détenus par Marvin Rosenblum, un avocat américain essayant également de son côté de monter une adaptation cinématographique. Tous deux s’associent et parviennent à rallier la compagnie Virgin de Richard Branson, une aubaine pour le budget mais qui provoquera certains remous sur d’autres aspects – l’imbroglio autour de la bande-son d’Eurythmics imposée par Branson, puis retirée des montages ultérieurs du film. La production est en tout cas mise sur pied très rapidement afin que le film sorte bien durant 1984, avec un tournage resserré entre février et juin de cette même année, et une sortie en octobre.
Le futur dystopique de George Orwell se situe au sein d’une temporalité incertaine dans le roman, même si le titre semble inverser habilement celle de sa période d’écriture et/ou parution, 1948 pour 1984. C’est un aspect qui va déterminer l’esthétique installée par Michael Radford, avec une direction artistique rétro et une imagerie austère laissant effectivement croire que l’intrigue se déroule autour de 1948. C’est un parti-pris correspondant à la dystopie installée, mais aussi à la pensée politique de George Orwell, homme de gauche dénonçant dans le roman à la fois le stalinisme et le nazisme. Ainsi la sinistrose dégagée par le quotidien des protagonistes, correspond au dénuement existant et fantasmé dans les régimes communistes les plus lugubres, tout comme la déshumanisation et l’individualité effacée par le leitmotiv de chacun s’appeler « Brother ». Le nazisme s’incarne dans les grandes messes comme les « Deux minutes de haine » célébrant la pensée unique et la désinformation. Avec une direction artistique épurée mais remarquablement pensée, Radford unifie dans le fond et la forme les facettes les plus oppressantes de deux des régimes politiques les plus terribles du 20e siècle. Là où Orwell innovait et est bien illustré par Radford, c’est dans l’expression des mécanismes de désinformation. La multiplicité des écrans, ainsi que la bande-sonore est une agression quasi permanente pour nous rappeler la menace d’ennemis extérieurs interchangeables dans une guerre nébuleuse, tandis que la menace pesant à l’intérieur du régime s’immisce dans le quotidien même des protagonistes dans un pur climat de paranoïa. La bascule des points de vue et du régime d’image laisse bien comprendre que l’on est constamment épié, et tout le mécanisme du régime tend à nous retirer notre individualité en limitant le langage à travers une nouvelle langue restreinte, et les interactions mutuelles telles que l’amour en tuant la notion de romance, de famille et de sexe. Radford fait entrevoir un ailleurs par des échappées rêvées pour son héros Winston Smith (John Hurt), par la symbolique littérale d’une porte s’ouvrant sur un paysage rural verdoyant et lumineux aux antipodes de la grisaille ambiante. L’idée est de rendre l’idéal de cette fenêtre sur l’ailleurs de plus en plus concrète.Tout est plus immédiat quand la possibilité de s’extraire de ce monde froid et aseptisé se profile, Winston Smith couchant avec Julia (Suzanna Hamilton) dès lors qu’une intimité se profile entre eux. Cela aura été graduel, un regard lointain, un échange verbal impersonnel, un mot sur papier échangé et détruit, puis la confiance gagnée qui conduit à l’étreinte. Alors seulement, après avoir assouvi une émotion et une pulsion que le système leur refuse, les amants peuvent devenir un couple, se poser et réellement échanger. Radford fait habilement ressentir cela par la prestation de Suzanna Hamilton. L’exposition frontale de sa nudité à plusieurs reprises exprime cette libération, tout comme la réappropriation cette fois vêtue de sa féminité, lorsqu’elle délaisse sa combinaison pour une robe et les traits cernés de son visage pour du maquillage.Cette imagerie à dominante janséniste n’en devient que plus impactante quand Radford daigne y glisser l’once de bonheur possible pour son couple. Le réalisateur envisageait avec son directeur photo Roger Deakins un tournage en noir et blanc, hypothèse immédiatement rejetée par les producteurs. Ils vont donc trouver un entre-deux bien plus marquant avec l’usage du procédé de traitement sans blanchiment, appelé aussi bleach bypas. Cela permet de supprimer l’étape de blanchiment durant le développement d'un positif couleur, retenant ainsi l'argent sous sa forme métallique dans l'image. A l’écran, cela donne donc l’illusion intermittente de parfois voir un film en noir et blanc, tout en laissant poindre la couleur. La sensation glaciale et sinistre traversant tout le film et ses décors en est décuplée, la différence se ressentant d’ailleurs en regardant la bande-annonce et sa colorimétrie normale n’ayant pas subit ce traitement. La poignante dernière partie est une lente et implacable entreprise de destruction de ces timides avancées. L’horizon se restreint jusqu’à la claustrophobie, les caresses s’estompent pour les rudesses de la torture, et les sentiments sont reniés après avoir été brisé mentalement. Richard Burton, ici dans son dernier rôle (il mourra avant la sortie du film), était déjà fort diminué et loin de ses excès de jeu d’antan, impose une présence morbide en O'Brien, bras armé désensibilisé du régime.1984 est donc une belle adaptation, à la touche vraiment singulière, et qui rencontra une vraie reconnaissance publique et critique à sa sortie – même si la fantaisie de l’adaptation officieuse Brazil de Terry Gilliam (1985) semble l’avoir supplanté à l’épreuve du temps dans le cœur du public.
Sorti en bluray français chez Rimini
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