Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

Pages

jeudi 19 janvier 2023

Babylon - Damien Chazelle (2022)


 Los Angeles des années 1920. Récit d’une ambition démesurée et d’excès les plus fous, BABYLON retrace l’ascension et la chute de différents personnages lors de la création d’Hollywood, une ère de décadence et de dépravation sans limites.

Pour Damien Chazelle, l’accomplissement de soi est un long chemin parsemé d’exaltation, d’efforts et de renoncements. Tous ces films dépeignent des personnages pétris d’ambition dans leur discipline, souvent artistique, qui ne pourront être assouvies qu’en acceptant de perdre quelqu’un, quelque chose, en tout cas une part de soi-même dans son ascension. Le thème pourrait être redondant au bout de cinq films, mais Chazelle trouve toujours le cadre, le ton et l’émotion apte à le renouveler et offrir une nouvelle expérience. Ainsi Whiplash (2014) repose sur une logique de film sportif dévoyé où le héros batteur de jazz doit goûter à l’exercice de la souffrance physique et psychologique pour maîtriser son art et remporter le duel qui l’oppose à son inflexible mentor. La La Land (2016) dévoie lui progressivement le conte de fée et la romance pour distendre les liens d’un couple d’artiste dont la réussite mutuelle passe par une inévitable séparation. Le magnifique First Man (2018) apportait une sensibilité différente, l’objectif du voyage sur la lune ne nourrissant plus un désir narcissique mais une manière obsessionnelle de surmonter un drame intime, celui de la perte d’un enfant. En trois films, on passait de la réussite vous laissant au sommet mais meurtri intérieurement à un accomplissement plus noble, apte à vous rapprocher plutôt que de vous éloigner des autres.

Babylon joue avec tous ces contrastes pour nous dépeindre dans une œuvre chorale et furieuse l’apothéose du cinéma Hollywoodien des années 20 puis les mues entraînées par l’arrivée du parlant. Le titre Babylon souligne l’aura de cité des péchés que constitue Hollywood et est bien sûr à rapprocher du sulfureux ouvrage Hollywood Babylone de Kenneth Anger qui y narrait entre faits divers et ragots les pires outrages des stars du grand écran. Sous le sensationnalisme, le livre évoquait grandement l’aboutissement artistique du cinéma muet nourrit de ces excès et la manière dont l’intronisation du parlant se conjuguait à un retour de l’ordre moral visant à corseter les dégénérés de l’usine à rêve. Dans un premier temps, c’est donc cette folie et dépravation sans limite que s’applique à nous montrer Chazelle dans une extraordinaire entrée en matière. Des petites mains comme le jeune mexicain Manny (Diego Calva) à l’apprentie starlette Nellie LaRoy( Margot Robbie) en passant par la vedette Jack Conrad (Brad Pitt), tous se confrontent le temps d’une fête « babylonienne » aux pulsions les plus primaires, pour leur plaisir ou à leur dépend, que ce soit en matière de sexe, de drogues, d’alcool et de déjections en tout genre, entre excréments et vomi. Hollywood est le lieu de tous les possibles, tous les dérapages, où les moins résistants peuvent tragiquement et anonymement disparaître en route. Les plans-séquence virtuoses nous promènent ainsi dans l’hystérie de festivité qui ferait passer Baz Luhrmann pour sobre et où coïts, nudité full-frontal masculine comme féminine, numéros de danses sauvages installent une atmosphère dionysiaque et décadente. Cet aspect bestial et désinhibé laisse entrevoir un envers monstrueux et libre dans ces dérapages, mais servir un art tout aussi spontané et imprévisible.

La séquence de tournage qui suit le lendemain de cette fête vient le démontrer. La même hystérie, le même sens de l’improvisation et les mêmes dommages collatéraux (incroyable body-count de figurants décédés ou mutilés durant une scène de bataille) traversent un espace de création chaotique et incontrôlable. Chazelle vient là nous rappeler que le cinéma des origines est un art forain, refuge des saltimbanques qui n’ont pu ou su trouver leur place dans les carcans d’une société conformiste. A Hollywood, c’est justement leur excentricité, leurs démons nourris d’une normalité impossible qu’on leur réclame, c’est cet anticonformisme qui constitue leur attrait. Il suffit d’être un inconscient prêt à tout pour qu’une porte s’entrouvre et, le temps d’une nuit et bonne rencontre hasardeuse, vous passerez de la fange à un plateau de cinéma. C’est ce que laisse voir l’incroyable introduction de Nellie LaRoy, l’opportunisme de Manny, et ce que l’on devine du parcours de Jack Conrad pour arriver à la place qui est la sienne, celle de vedette. Tout ce capharnaüm tend vers une réussite commune où soudain tout entre en harmonie pour servir le moment de grâce destiné à être immortalisé sur pellicule. Le clou de cette entrée en matière apocalyptique sera donc cette scène de baiser sur une colline surplombant une bataille. Jack Conrad ivre mort et titubant retrouve le charisme, la beauté et la gravité du moment dès que tonne le mot « action ! » et offre à la caméra sa présence de demi-dieu, son éclat de star. 

Après nous avoir traduits comment chaos et création marchaient ensemble dans cet Hollywood pionnier, Chazelle montre la manière dont l’arrivée du parlant va bouleverser les choses. On retrouve les éléments qui faisaient le sel de Chantons sous la pluie de Stanley Donen (1952) évoquant la même période, mais Chazelle va plus loin que la seule matière décalée et comique. La prise son en ces premières heures du parlant amènent un lot d’aléas (sensibilité des micros, marques à respecter pour être correctement enregistrés, silence exigé sur les plateaux, tournages studios) qui contraignent, entravent et en définitive « civilisent » ceux-là même que l’on avait recruté pour leur bizarrerie. L’hystérie libératrice des tournages muets laisse place à l’extrême tension plus « professionnelle » de ceux du parlant, les victimes annexes étant plus exposées, se noyant moins dans le magma ambiant. 

Alors que la frénésie généralisée du muet laissait entrevoir un ascenseur social possible selon les opportunités, il semble nettement plus calculé désormais. Si faute d’attirer les rôles, Lady Fay Zu (Li Jun Li) pouvait démontrer son talent en coulisses (le brio de ses intertitres contribue à l’ascension de Nellie LaRoy) et assumer sa sexualité la nuit venue, sa nature d’étrangère et d’invertie causent son rejet à l’heure où tout se dit et se juge, à l’écran et en dehors. Tout le passif prolétaire de Nellie devient une tare qu’elle ne saura jamais surmonter, elle qui est devenue une star en étant « elle-même". Le trompettiste noir Sidney Palmer (Jovan Adepo) croit saisir sa chance en devenant une star musicale du parlant, mais une cruelle humiliation le renvoie à sa négritude. La spontanéité de Jack Conrad est éteinte quand sa fiancée théâtreuse le coache désormais sur sa diction désirée impeccable même pour cet art « mineur » qu’est le cinéma. Le progrès technique du parlant contribue paradoxalement à façonner une régression, un nouvel élitisme dans un milieu qui en était dépourvu.

Les fautes de goûts, certes choquantes mais annulée par leur accumulation aux temps glorieux du muet, s’exposent à l’inquisition morale et jugement des autres dans un milieu du cinéma désormais pacifié au point de renouer avec le mépris de classe. L’hilarité paillarde de la première partie cède au pathétique, à la névrose et l’apitoiement magnifiquement incarnés par Margot Robbie dans un registre écorché, et par Brad Pitt de plus en plus taiseux et pathétique. La déjection libératrice d’antan scelle désormais votre exil tout en étant l’ultime manifestation de libre-arbitre lorsque Nellie vomit, au propre comme au figuré, son fiel sur la haute société qui la rejette. Damien Chazelle sait aussi montrer cette déchéance plus subtilement, par exemple quand le jeu, les mots et la présence romantique qui magnifiaient Brad Pitt dans la production muette sont repris dans le parlant mais désormais moqué par les spectateurs. Le public a changé, mais lui restera le même et est désormais condamné à l’oubli. Si ceux exposant leur nature sont perdus, ceux qui la masquaient aussi comme Manny qui en perdant pied retrouve progressivement son accent, ses manières latino, comme s’il comprenait que l’industrie le ramenait lentement à sa place après l’avoir essoré.

L’idée n’est pourtant pas de tirer un bilan négatif. Comme évoqué plus haut, d’habitude chez Chazelle la réussite des individus se fait dans un fracas douloureux où ils doivent laisser un peu d’eux-mêmes pour avancer. L’idée est la même ici, mais celui qui doit évoluer sans un regard en arrière, c’est tout simplement l’art, le cinéma. Les icônes brillent mais s’inscrivent dans un temps compté alors que le cinéma pour perdurer se doit constamment d’évoluer. C’est tout le sens de la poignante dernière scène où les évènements du film deviennent à leur tour fiction dans Chantons sous la pluie, avant qu’un kaléidoscope montrant des images de films qui provoqueront à leur tour une rupture équivalente au parlant défile sous nos yeux : Terminator 2 (1991), Jurassic Park (1993), Matrix (1999), Avatar (2009)… 

C’est là que l’on comprend que le projet de Chazelle ne repose pas sur une nostalgie repliée sur soi à la manière du beau Once upon a time in Hollywood de Quentin Tarantino (2019), mais d’une croyance intacte dans le cinéma et ses perspectives. Cela se remarque d’ailleurs dans la dimension référentielle du film. D’un côté nous avons des éléments explicitement rattachés à la cinéphilie de l’époque de Babylon : Jack Conrad est un pendant du vrai John Gilbert, Nellie LaRoy de la réelle Clara Bow, Lady Fay Zu un décalque de Anna May Wong première star asiatique hollywoodienne. Mais d’un autre côté Chazelle glisse des références à un cinéma bien contemporain. Brad Pitt baragouine en italien comme dans Inglorious Basterds (2009), Margot Robbie négocie l’entrée au cinéma où elle va se regarder et savourer son ascension au contact du public comme dans Once upon a time in Hollywood, les disputes entre musiciens renvoient forcément à Whiplash.

Hollywood est fait de ce contraste entre passé et présent, maîtrise et spontanéité, magie et monstruosité, et croire que l’un supplante l’autre conduit à la cauchemardesque antichambre des enfers visitée lors d’une des dernières scènes. Le gangster joué par Tobey Maguire pitche une idée de scénario grotesque et montre crûment sa matérialisation, sans le filtre de de la création artistique qui autorisait et sublimait les pulsions. Damien Chazelle livre un film-monstre dont la beauté, la laideur et les excès expriment tout ce que peut être le cinéma et ses acteurs. 

En salle

<

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire