Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

Pages

dimanche 26 février 2023

La Bête élégante - Shitoyakana kemono, Yuzo Kawashima (1962)


 Dans le Japon de l'après-guerre, les fourberies d'un couple et de ses enfants qui, pour jouir du bien-être du monde moderne, se livrent à des escroqueries en tout genre.

Dans ses deux précédentes collaborations avec l’actrice Ayako Wakao au sein du studio Daiei, Yuzo Kawashima s’était fait le peintre d’un Japon d’après-guerre rongé par le matérialisme et l’individualisme dans Les Femmes naissent deux fois (1961). Le Temple des oies sauvages nous montrait dans le cadre traditionnel d’un temple bouddhiste que ces mauvais penchants remontaient plus loin que la seule influence occidentale. Dans les deux cas la société se divisaient entre les dominants insatiables et les dominés conditionnés à être corruptibles, dans des œuvres subtiles où le propos savait se faire cinglant sans être appuyé. La Bête élégante creuse ce sillon à l’os, dans une épure formelle et narrative virtuose sur un scénario de Kaneto Shindo (réalisateur de L’île nue (1960), Onibaba (1964)).

La Bête élégante est en effet un huis-clos où les situations et personnages concentrent tous ces maux. La différence est que l’ironie latente est cette fois plus explicite et le ton penche vers la franche comédie. Comme souvent chez Kawashima, les travers de ce Japon oscille entre deux époques. Les parents de la famille Maeda qui ont connu les drames, privations et enrôlement militaire forcé du Japon défait sont désormais prêt à tout pour survivre et ne plus revivre ce dénuement, y compris corrompre leurs enfants. Ces derniers le fils Minoru (Manamitsu Kawabata) et sa sœur Tomoko (Yûko Hamada) ne reculent quant à eux devant rien pour goûter tous les plaisirs matériels que permet le Japon du boom économique. Le passé douloureux du père (Yûnosuke Itô) et de la mère (Hisano Yamaoka) et le présent hédoniste des enfants vont donc constituer le ciment de cette famille vouées à la malversation.

Kawashima procède par strates pour aller de cette famille vers un mode de pensée s’étendant à l’ensemble de cette société japonaise. L’hilarante scène d’ouverture voit les parents rendre l’intérieur de leur appartement plus misérable qu’il ne l’est réellement afin de duper les futurs visiteurs victimes d’une arnaque de leur fils. Ce n’est qu’après le départ des importuns et l’arrivée du fils que l’on comprend que tous était de mèche et ont partagé la somme dérobée. L’introduction de la fille nous révèle que l’appartement même n’est qu’un cadeau de l’amant nanti de celle-ci, véritable vache à lait des Maeda en échanges des charmes de la cadette.

L’absence de menace sur ce quotidien précaire tient à ce que tout ce petit monde se tient en respect par les informations et leviers que les uns ont sur les autres. Tout le monde est à la fois gagnant et perdant dans cet enchevêtrement de duperies où personne n’est innocent. Le patron volé de Minoru a lui-même faussé ses comptes pour les beaux yeux sa comptable Yukie (Ayako Wakao) qui a de son côté séduit Minoru pour qu’il commette son forfait. L’espace de l’appartement des Maeda, dans une narration très théâtrale, est donc le cadre de cet avilissement généralisé. 

Pour signifier le schisme et les intérêts personnels divisés de tous les protagonistes, Kawashima multiplie les cadrages, composition de plan et travail sur les lignes de fuite de l’architecture de l’immeuble qui soulignent la division régnant entre eux. Le placement des caméras révèle par son incongruité (un plan filmé depuis une cuvette de toilette), son indécence (cette contre-plongée sous la robe de Tomoko), son jugement (les plongées inquisitrices sur les discussions d’argent houleuse) et sa distance (les plans d’ensemble sur l’intérieur de l’appartement vus depuis l’extérieur) les sphères fangeuses dans lesquelles on évolue et dont personne ne ressort indemne.

Kawashima pose un cadre familial faussement traditionnel qu’il fait imploser régulièrement. Cela passe par des dialogues vachards entre parents et enfants où il faudra vite oublier les visions de piété filiale et dévotion parentale auquel a pu nous habituer le cinéma d’un Ozu. La mère typiquement (et « clichesquement ») japonaise et en retrait n’en encourage pas moins sa fille à vendre son corps, le père tout aussi grotesquement digne et stoïque n’invective son fils que parce qu’il ne lui a donnée qu’une part infime du butin de son dernier forfait. On a ainsi tour à tour une symétrie de plan traduisant une séparation traditionnelle du foyer japonais lorsque les hommes et les femmes sont séparés à l’image dans des pièces différentes, puis une séparation générationnelle lors d’une composition montrant les parents mangeant assis à l’avant-plan quand les enfants s’adonnent une danse rock furieuse à l’arrière-plan. 

La photo stylisée de Nobuo Munekawa travaille subtilement les ruptures de ton et d’ambiances, renforçant l’artificialité de l’environnement et la superficialité des personnages. L’extérieur est une abstraction dans la loupe posée sur ce microcosme, hormis ces moments où Kawashima superpose passé et présent avec les résidus du Tokyo dévasté et sa modernité triomphante signifiée par le bâtiment des Maeda vu dans son entier. On doit en effet cette construction à Kunio Maekawa, architecte japonais formé par Le Corbusier, et grand artisan dans la transformation urbaine de Tokyo durant les année 60/70.

En épurant à ce point son regard, Kawashima se déleste aussi de toute l’émotion que pouvait amener sous la couche de cynisme les personnages incarnées par Ayako Wakao. De femme subissant pour survivre le désir des hommes dans les deux films précédents, elle retourne froidement le rapport de force en séduisant puis jetant tout membre de la gent masculine utile à ses intérêts. La seule part d’incertitude que s’accorde le réalisateur réside dans ces fascinantes séquences oniriques où l’escalier menant chez les Maeda devient un véritable espace mental et onirique où, le temps d’un instant suspendu, les personnages s’autorisent l’introspection et le doute quant à leurs terribles actions. Une œuvre captivante et originale qui fait vraiment regretter que le destin ait prématurément interrompu l’œuvre de Kawashima – qui ne réalisera que deux autres films avant de décéder accidentellement à 45 ans. 

Sorti en bluray français chez Badlands

3 commentaires:

  1. Merci pour ces chroniques ! Du coup, les 3 films sont à voir dans un ordre particulier ? Merci

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Pas d'ordre particulier mais je pense que c'est plus pertinent de les voir dans l'ordre chronologique de leur sorties pour mieux saisir les récurrences thématiques et visuelles donc ça donne Les Femmes naissent deux fois, Le Temple des oies sauvages et La Bête élégante. En plus les bonus du bluray sont construit chronologiquement aussi ça aide pour mieux saisir les exemples des intervenants !

      Supprimer