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vendredi 12 mai 2023

Caravaggio - Derek Jarman (1986)


 Le film de Jarman s'intéresse au triangle amoureux entre Caravage, Lena et Rannuccio. Caravage avait l'habitude de prendre pour modèles de ses tableaux religieux des gens de la rue, ivrognes et prostituées.

Cinquième film de Derek Jarman, Caravaggio est une œuvre fondamentale de sa filmographie. Le réalisateur était jusque-là un artiste associé au milieu underground, réservé aux initiés. Derek Jarman est introduit au monde du cinéma par Ken Russell qui va l’engager pour concevoir les décors de son sulfureux Les Diables (1971). Il développera son univers singulier à travers plusieurs court-métrages tout au long des années 70 avant la réalisation de Sebastiane (1976), évocation queer de la vie de Saint Sébastien. Cette relecture s’inscrit dans l’engagement pour la cause gay de Jarman, homosexuel revendiqué qui irrigue son art de cette imagerie et donne dans le post-modernisme à travers des œuvres comme la dystopie punk Jubilee (1977) ou La Tempête (1979), relecture de la pièce éponyme de Shakespeare. On comprend là l’approche de Derek Jarman mariant esthétique et questionnements contemporains à la culture classique, son style irriguant la culture pop de son temps notamment à travers les clips qu’il réalisera pour des groupes et chanteurs britanniques estampillés queer comme The Smiths, Marc Almond ou les Pet Shop Boys. Caravaggio va amener un équilibre plus accessible à l’approche arty de Jarman, et rencontrer une audience plus grande grâce à l’Ours d’Argent qu’il va remporter au Festival de Berlin.

Le film se veut une évocation romancée de la vie du peintre Caravage. Il s’agit d’une totale interprétation de Jarman par le prisme de ses propres obsessions. Le scénario prend pour point de départ le retour d’exil de Caravage vers Rome, sur le chemin duquel il mourra dans des circonstances mystérieuses. Avant de rendre son dernier souffle, Caravage (Nigel Terry) se remémore dans sa fièvre les moments de sa vie qui l’ont conduit à cette triste fin. Jarman simplifie le réel (les circonstances qui mène Caravage à être un peintre renommé sous la protection de l’église) et accentue le fantasme sur les supposées mœurs tumultueuses de Caravage. Ainsi sa nature fière et querelleuse l’amenant souvent à être la cause ou la victime de duel est estompée pour ne retenir que son possible goût pour le stupre, d’abord pour survivre lorsqu’il s’offre à de riches amants dans sa jeunesse, puis quand il mêle travail et plaisir avec ses modèle dans l’exercice de son art une fois le succès venu.

C’est ainsi qu’il va se trouver au cœur d’un triangle amoureux avec le rustre Ranuccio (Sean Bean) et la compagne de celui-ci, Lena (Tilda Swinton). Dans la réalité Ranuccio est un noble qui chercha querelle et fut tué par Caravage (ce qui le contraindra à l’exil) et Lena semble un personnage inventé. Néanmoins Jarman fait de Ranuccio l’instrument des pulsions primaires de Caravage, celui par lequel ses penchants à la brutalité s’expriment par ce désir charnel. Jarman fait ressentir par l’image la manière dont Caravage use de son statut social pour attirer l’objet de son attention, telle cette magnifique scène de pose où il ajuste la position de Ranuccio en l’inondant de pièce d’or, jusqu’à un rapprochement physique trouble à la tension homoérotique. L’ambiguïté règne quant à l’attirance éventuellement réciproque de Ranuccio, ou d’un simple intérêt pour les finances de ce mécène libidineux. Le tableau pour lequel pose Ranuccio témoigne de cette violence latente chez Caravage puisqu’il s’agit de Le Martyre de saint Matthieu où, plutôt que le saint au sol, c’est plutôt son agresseur armé d’une épée qui se trouve au centre de l’image. De même, l’attirance rugueuse et masochiste entre Caravage et Ranuccio s’exprimera par des joutes armées et viriles chargée d’érotisme. 

A l’inverse, Lena passe de la rivale à la complice espiègle révélant le tempérament doux et protecteur de Caravage. Sous l’influence du peintre, la jeune femme passe de la souillon à la douce madone suscitant le désir des hauts membres du clergé. Une nouvelle fois le tableau où elle sert de modèle à Caravage témoigne de l’affection et de la bienveillance qu’elle suscite en lui avec Marie Madeleine en extase. La chronologie de la vraie création des différents tableaux vus dans le film est volontairement bouleversée et inexacte afin de servir la vision de Derek Jarman. Les anachronismes sont nombreux et assumés ici et là, que ce soit l’apparition de lampes électriques, d’un camion, d’un mécène faisant usage d’une calculatrice.

N’ayant de toute façon pas les moyens d’une reconstitution fastueuse, Jarman bâti en studio un fascinant environnement à la fois surréaliste, gothique et par certains aspects pas si éloignés d’une certaine vérité sur Caravage. Le travail du peintre sur le naturalisme, le clair-obscur, les perspectives sobres, se ressent dans les compositions de plan, la photo de Gabriel Beristain durant les nombreuses scènes d’atelier.  A l’inverse le Caravage dépravé de l’inconscient collectif (image contestée depuis et que l’on pense propagée par ses ennemis) et le milieu du clergé décadent dans lequel il gravite donnent à voir des séquences plus outrées dans les costumes, les couleurs et les convives extravagants, notamment une scène de soirée mondaine lorgnant plus sur le clinquant des années 80 que le 17e siècle.

Jarman marie donc merveilleusement dans le fond et la forme réalité et fantasme, et ce jusqu’à la conclusion tragique qui scelle violemment la relation avec Ranuccio et dessine le vrai ennemi intime de Caravage, le cardinal Scipion Borghèse (Robbie Coltrane). Caravaggio est une superbe réussite et un jalon fondamental de la filmographie de Derek Jarman, entre autres pour la rencontre de sa muse Tilda Swinton qui trouvait là son premier rôle et brillerait encore dans les projets à venir du réalisateur. 


 Sorti en dvd zone 2 anglais chez BFI et actuellement visible sur la plateforme Mubi

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