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dimanche 10 septembre 2023

Brutal - Marilou Diaz-Abaya (1980)


 La jeune Monica est retrouvée en état de choc auprès des cadavres de trois jeunes hommes empoisonnés, dont son mari Tato, dans la maison de son couple à Manille. La journaliste Clara Valdez (Charo Santos passe un accord d’exclusivité avec l’avocat de la défense afin d'écrire un livre qui fera la lumière sur l’affaire. Problème, Monica est catatonique et ne semble pas vouloir révéler les raisons de son geste.

Brutal est un saisissant brûlot féministe qui inaugure pour la réalisatrice Marilou Diaz-Abaya une trilogie dénonçant le patriarcat et la condition féminine au sein de la société philippine – Moral (1982) et Karnal (1983) suivront. Il s’agit de la seconde réalisation de Marilou Diaz-Abaya, venant après l’inaugural Chains (1980) produit en indépendant et qui fut un échec commercial. Ce galop d’essai en forme de fable gothique était cependant une belle carte de visite pour la réalisatrice qui revenait là aux Philippines après une formation prestigieuse aux Etats-Unis et à la Film Course at London International Film School en Angleterre. Le producteur Jesse Ejercito, impressionné par la facture visuelle de Chains offre à la réalisatrice de réaliser pour lui une commande dont elle sera libre de choisir le sujet, à la seule condition d’engager Amy Austria, sa vedette montante révélée récemment dans Jaguar de Lino Brocka (1979).

Marilou Diaz-Abaya va opter pour un sujet plus ancré dans la réalité sociale philippine et s’inspirant d’une expérience personnelle, lorsque durant ses années d’université elle vit une de ses camarades, tombée enceinte, contrainte par sa famille d’épouser le père pour éviter le scandale. Elle verra ensuite son amie sombrer progressivement, lui confiant les violences physiques et sexuelles qu’elle subit auprès de son époux sadique. Marilou Diaz-Abaya souhaite dénoncer ce type d’engrenage auquel sont soumises les femmes et va s’adjoindre les services de Ricky Lee pour en rédiger le scénario. Lee est alors en passe de devenir un des scénaristes les plus prestigieux du cinéma philippin et a déjà évoqué cette thématique, notamment chez Lino Brocka dans Jaguar justement et poursuivra dans Caïn et Abel (1982). Si cette condition féminine oppressée et le patriarcat de la société philippine est évoquée dans de nombreuses productions locales, le fait d’y poser un regard féminin (même si le scénario est écrit par un homme) par sa réalisatrice et d’y confronter un véritable cadre urbain contemporain le démarque d’autres œuvres marquantes comme Insiang de Lino Brocka ou Kisapmata de Mike de Leon (1981) fonctionnant davantage comme de purs mélodrames.

Cette dimension de mélodrame ne s’affirmera que progressivement dans Brutal qui s’avère dans un premier temps un « film-dossier » presque froid. La saisissante ouverture livre en pâture la jeune Monica (Amy Austria) à la foule de badauds et de journalistes, alors qu’elle est exfiltrée d’une sordide scène de crime où gisent trois hommes qu’elle a empoisonné, dont son mari Taro épousé deux mois plus tôt. L’ambitieuse journaliste Clara (Charo Santos) y voit un article et scoop juteux susceptible de la sortir des pages de mode et va s’arranger avec l’avocat de Monica pour médiatiser l’affaire. Elle va se heurter au mutisme de l’accusée refusant d’expliquer son geste, et va peu à peu découvrir les circonstances ayant menées au drame auprès de son entourage, dont Cynthia (Gina Alajar) meilleure amie de Monica.

La narration fonctionne en poupées russes, le flashback des dires de Cynthia voyant s’enchâsser d’autres retours en arrière (tentant de) rapporter le propre récit des expériences de Monica tout en maintenant le mystère du crime. On a là un véritable instantané de la jeunesse philippine, et une illustration de l’oppression et la schizophrénie auxquels sont soumises les femmes. Monica, éduquée dans une famille pieuse et soucieuse de respectabilité, est ignorante de toutes les réalités sociales comme biologiques des relations hommes/femmes. Une séquence lorgnant sur le Carrie de Brian de Palma (1976) la voit découvrir accidentellement sa menstruation, dépeinte par sa mère comme la punition de Dieu aux femmes à cause d’Eve responsable de l’exclusion du jardin d’Eden. Cette culpabilité pesant implicitement sur les femmes est cruellement expérimentée par Monica quand, rentrant du lycée elle est victime devant chez elle d’un exhibitionniste rapidement chassé par son père qui la rend coupable de l’agression – préfigurant ainsi la réaction qui suivra son futur viol. Ainsi même innocente, chaste et effacée, Monica se voit accusée, victime et soumise à la loi des hommes.

Au contact de Cynthia à la sexualité libérée, Monica choisit alors timidement la voit de l’émancipation en assumant sa féminité, en jouant de ses charmes par des tenues plus attrayantes et le maquillage. La réalisatrice n’est cependant pas dupe, en filmant toute la mue de Monica selon les principes du male gaze. Cynthia invective Monica comme le ferait un homme en vantant sa grosse poitrine, et lorsqu’elles dansent ensemble dans son appartement sur le Rock with you de Michael Jackson, la caméra plutôt que de capturer la supposée libération de son corps s’attarde plutôt lourdement sur les tressautements de ses seins. Elle ne bouge, n’existe et respire que pour satisfaire le regard et le désir des hommes. Il y a cependant un espace où cette logique est moins binaire, celle des cours de danse que prend Monica. Marilou Diaz-Abaya filme ces scènes de danse comme un brillant entre-deux, le cadre artistique autorisant le contact espéré et redouté avec l’homme et partenaire piste, et le lâcher-prise lascif où Monica peut laisser exploser sa sensualité sans crainte. Les effets de montage et de surimpression, la langueur chaloupée des rythmes disco, la beauté des corps émancipés, apportent une sensation hypnotique et torride dans une pure esthétique clippesque faisant sens - la chorégraphie par mimétisme prémonitoire anticipant l'horreur révélée de la dernière partie. C’est clairement dans ces moments que la singularité de la réalisatrice se ressent. A l’inverse, et ce même si la séquence est brillante, la photo (assurée avec le montage par Manalo Abaya, époux de la réalisatrice), la bande-originale synthétique et l’atmosphère précédant le terrible viol de Monica s’inscrivent dans une influence assez commune au sein du cinéma philippin du cinéma de genre (le giallo, John Carpenter, Brian de Palma) se mariant au récit social.

La réalisatrice sait cependant se jouer brillamment de certains codes. Contrainte par sa famille d’épouser son agresseur, le conditionnement de Monica se traduit visuellement par une improbable imagerie de roman-photo montrant sous un jour romantique les premières semaines de lune miel avec l’infâme Tato (Jay Ilagan). Le naturel de ce dernier revient pourtant bien vite et le foyer devient le théâtre de violences et de débauche où il livre Monica en pâture à ses amis. Tout au long du film, Marilou Diaz-Abaya entrecoupe cet éprouvant récit de séquences presque hors-sujet montrant la vie de couple de la journaliste Clara et de son compagnon Jake (Johnny Delgado). Ces scènes « inutilement » longues semblent servir grossièrement à montrer un modèle de couple moderne et sans entrave, Clara vivant en concubinage et, tout à son travail, laissant l’ensemble des tâches domestiques à Jake.  Marilou Diaz-Abaya a grandie dans une classe sociale élevée, baignée très tôt dans les arts et a vécu une partie de sa vie à l’étranger pour ses études. Elle n’a donc pas pleinement été confrontée ce patriarcat de la société philippine (et accédant assez facilement à ce métier de réalisatrice en définitive), et assume assez courageusement cela à travers le personnage de Clara placé face à ses contradictions. Les situations puis les dialogues explicitent la « vitrine » à afficher plutôt que la réalité que représente son couple qu’elle délaisse comme le ferait égoïstement un homme « pour le travail ».

Ce n’est qu’en comprenant cela qu’elle peut se montrer sincère, désintéressée (l’affaire de Monica faisant l’objet d’odieuses spéculations) et digne de recueillir les confidences de l’accusée. Le récit se déleste alors de la froideur du film-dossier pour devenir un mélodrame poignant lors des aveux finaux. Les outrages subits par Monica vont loin dans la crudité, la mise en scène verse dans l’onirisme cauchemardesque (toutes ces pièces et murs nimbés de blanc) pour traduire l’hébétude de l’héroïne vivant presque de l’extérieur l’horreur traversée comme par réflexe de protection. Il n’y a plus cette introduction froide des flashbacks mais un dispositif de confessionnal où les masques tombent (la réalité de l’attitude libérée de Cynthia), dans lequel se constitue une sororité bienveillante où enfin, Monica s’autorise à parler et raconter son calvaire. Une œuvre brillante dont l’acuité du propos et le brio de la forme la place comme grandement en avance sur son temps, et bien plus pertinente que nombre de film féministe contemporain loin d’égaler sa subtilité. 

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