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lundi 18 septembre 2023

Karnal - Marilou Diaz-Abaya (1983)


Un jeune marié emmène sa toute jeune femme dans sa ville natale pour vivre dans la maison de son père. Frappé par sa ressemblance troublante avec sa femme décédée, le patriarche convoite sa belle-fille. Quand les choses deviennent critiques, une violente querelle familiale éclate et se termine en tragédie.
Une vieille fille d'âge moyen raconte l'histoire pour laisser une trace de la chute du propriétaire prisonnier de son passé, révélant finalement sa propre identité.


Karnal est le troisième et dernier volet de la trilogie féministe de Marilou Diaz-Abaya. Le projet naît d'une sollicitation du producteur Benjamin G. Yalung qui souhaite produire un film inspiré d'un article de Teresita Añover-Rodriguez publié dans la revue Mr. & Ms. Magazine et relatant le sordide fait divers qui vit une femme assassiner son beau-père qui abusait d'elle. Le producteur souhaite en faire un véhicule pour son amie l'actrice Cecille Castillo, célèbre notamment pour son rôle dans Caïn et Abel (1982) de Lino Brocka. La réalisatrice sollicite de nouveau le scénariste Rick Lee et, tout en gardant comme base le fait divers, ils décident de transposer l'intrigue dans les Philippines des années 30 alors colonisés par les Américains. Marilou Diaz-Abaya a le sentiment que ce contexte constitue un moment de transition entre les mœurs locales archaïques et l'influence occidentale plus progressiste pour les femmes. C'est aussi une manière de revenir en quelque sorte aux racines du mal, en capturant au berceau les causes de l'oppression patriarcale observée dans un cadre contemporain avec Brutal (1980) et Moral (1982).

Cette idée de retour à un passé primitif et presque mythologique s'inscrit dès l'ouverture du film où une narratrice (Charito Solis) d'âge mûr nous dépeint le contexte du récit et ses liens à celui-ci. L'histoire se déroule dans la région de Gulawin d'où est originaire sa mère qui l'a quitté et juré de ne plus jamais y revenir, déclarant que ce lieu est symbole d'enfer sur terre. Cette narratrice interviendra plusieurs fois et apportera diverses ponctuations funestes au récit en voix-off ou en insert sur son visage résigné, mais nous ne saurons sa véritable identité qu'à la toute fin. Narcing (Phillip Salvador) est un jeune homme revenant penaud à Gulawin dans la maison de son père, l'impitoyable Gusting (Vic Silayan), après avoir échoué dans sa volonté d'émancipation à Manille. Il est accompagné de son épouse Puring (Cecille Castillo) dont le point de vue va nous faire découvrir les mœurs arriérées de la région et de la famille.

Sur le chemin de la maison, le couple rencontre des connaissances de Narcing (dont une ancienne prétendante) et les présentations se font sans que Puring ait pu prendre la parole, devant déjà se montrer sous le joug de son mari aux yeux des autres. Les retrouvailles avec le père expriment déjà par le verbe et la disposition des personnages dans les compositions de plan, l'ascendant psychologique qu'il a sur sa progéniture et la façon dont il intimide toujours Narcing revenu à son statut de petit garçon tremblant. Un détail d'importance est alors révélé, il s'avère que Puring est le sosie de la mère défunte de Narcing, et donc de l'épouse du beau-père Gusting. On apprendra peu à peu les circonstances sordides de sa mort, brisée mentalement par la jalousie de son époux et les humiliations qu'il lui fit subir.

On voit donc parfaitement se disposer les éléments du drame à venir, à la fois par ces indices mais aussi par une connaissance de certains archétypes dans la construction de certains drames philippins contemporain au film. Le domaine agricole dirigé d'une main de fer par un maître/parent abusif et métaphore du régime du président Marcos est un motif déjà utilisé par Rick Lee dans Caïn et Abel. Le patriarche terrifiant, caractérisé comme un croquemitaine et charriant les pulsions les plus inavouables rappelle quant à lui le glaçant Kisapmata de Mike de Leon (1981). C'est d'ailleurs Vic Silayan qui jouait le père dans Kisapmata qui retrouve un rôle voisin ici. C'est une variation plus qu'une redite, le géniteur monolithique de Kisapmata laissant place ici à un être bien plus retors et vicieux, alternant autorité sèche (un simple raclement de gorge ravivant les mêmes terreurs enfantines pour Narcing et Doray) et bienveillance de façade avant de laisser exploser sa monstruosité. La direction que prend le récit s'anticipe donc aisément, mais la mécanique pour l'amener est absolument insoutenable de malaise. Il y aura tout d'abord une sorte de redite tragique où Narcing réitère les errances passées de son père en étouffant Puring de sa jalousie, en l'enfermant dans la maison et lui refusant tout contact avec l'extérieur où elle aurait la tentation de céder à un autre homme. 

L'autre réminiscence réside dans le désir de plus en plus insistant de Guring pour sa belle-fille, les paroles et regards appuyés passant aux actes quand il va essayer de la violer. Cependant Narcing apparaît comme un lâche reproduisant des schémas primaires par peur d'être jugé par son père et les voisins, et cherchant le pardon de Puring comme un enfant en faute auprès d'une mère après lui avoir infligé une raclée. A l'inverse Guring est à la fois un serpent et un cerbère, languissant pour se rapprocher de Puring puis carnassier pour la posséder avec férocité. Marilou Diaz-Abaya déploie dans ce cadre archaïque les mêmes effets que dans ses films contemporains, les cadrages déroutants et la photo stylisée de Manolo Abaya instaurant une ambiance quasi fantastique dans la maison familiale. L'atmosphère se fait littéralement suffocante jusqu'à un rebondissement proprement stupéfiant intervenant à mi-film et emmenant l'histoire dans une autre direction, plus inattendue.

Cette première partie certes magistrale aura néanmoins déployé un schéma attendu et comme dit plus haut déjà exploité dans le cinéma philippin. Le seul ennemi, mais aussi le plus insurmontable, de cette deuxième partie est le conditionnement à la soumission des femmes philippines - le parallèle tout du long avec le personnage de la belle-soeur Doray (Grace Amilbangsa). Si elle n'ose se rebeller par le verbe et ne le peut par la force physique, Puring tentera l'émancipation en se montrant libre de son désir (cette féminité qui l'émancipe en faisant aussi une proie) à travers la liaison qu'elle va entretenir avec Goryo (Joel Torre), un muet faisant office "d'idiot" du village mais qui est en fait un être sensible partageant avec elle ce statut de paria - la douceur de leurs scènes d'amours contraste d'ailleurs avec la fièvre et le sentiment de possession du langage corporel de celles avec Narcing. Une fois l'adultère démasqué et les conséquences tragiques allant avec, Puring revient à un état d'errance, de soumission et de culpabilité chrétienne qu'elle avait initialement rejeté. Marilou Diaz-Abaya délaisse toute narration classique pour aligner une suite de tableaux hallucinés et cauchemardesques où l'on bascule dans le conte macabre, truffé de situation dérangeantes comme l'infanticide. 

Ce que l'on avait pris pour la malédiction d'une région, d'une maison ou d'une famille masque en fait la damnation d'être une femme. La narratrice nous révèle alors son identité et explique comment, même éloigné de Gulawin, l'enfer de ces lieux a accompagné ceux ayant eu le courage de les quitter. La réalisatrice refuse cependant de faire de ce monde patriarcal un envers abstrait et mythologique détaché de la réalité. Ainsi parallèlement à cette dimension baroque déjà évoquée, l'esthétique du film alterne avec une inspiration picturale classique, les tableaux du peintre Fernando Amorsolo servant de référence. Cela inscrit subtilement le film dans une vraie réalité historique, et laisse deviner la violence des mœurs sous les visions pastorales magnifiques qui parcourent le récit. Une œuvre captivante et sacrément audacieuse par sa manière de déjouer nos attentes, mais aussi la plus pessimiste de la trilogie en revenant ainsi aux sources des maux rongeant la société philippine.

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