Employé d'une petite agence immobilière,
Jacques Valin mène une vie tranquille de Français moyen qu'il partage
avec son amie Viviane, petite cover-girl qui tourne des courts métrages
publicitaires. Dans la France des Trente Glorieuses, Jacques, qui a du
mal à trouver sa place, se découvre un jour l'étrange faculté de
s'abstraire à volonté du monde extérieur qui disparaît ainsi à ses yeux.
Dès ce magistral premier film, Alain Jessua démontre ce talent unique à
capturer à l’échelle intime et sociétale, introspective et visionnaire,
des maux du monde moderne. Après avoir débuté en tant qu’assistant
auprès de Jacques Becker, Max Ophüls, Marcel Carné ou Yves Allégret,
Jessua fait sensation avec son premier court-métrage, Léon la lune
(1957), lauréat du prix Jean-Vigo.
Réalisé au cœur des Trente Glorieuse, La Vie à l’envers constitue un pas
de côté, voire un pas en arrière dans ce contexte de course à la
réussite et d’exacerbation de la mentalité capitaliste. Il y a une part
d’autobiographie dans le film puisque le passage à la réalisation de
Jessua fut en partie motivé par le constat d’être entré dans une forme
de confort mou, d’un statut de fonctionnaire dans son métier
d’assistant. La bascule vers l’énergie créative du métier de réalisateur
fut donc un stimulant. Jacques (Charles Denner) échappera de manière
très différente de la routine qui le guette, de l’ennui qui le ronge. La
narration en voix-off instaure d’emblée une distance du personnage face
à son environnement, que la mise en scène de Jessua va constamment
prolonger. Les obligations sociales et intimes sont fuies par Jacques par des
attitudes distraites et de plus en plus désinvoltes, mais encore
concrètement discernables dans le récit. Peu à peu, Jessua instaure des
ellipses déroutantes par lesquelles, en voulant se soustraire à des
situations ordinaires poussives, Jacques estompe son point de vue et
morcèle la narration. Une table de dîner entre amis laisse soudain
Jacques seul, une sortie pour faire une course devient une disparition
de plusieurs jours, sans que notre héros ait perçu cette notion de temps
qui passe. Le réalisateur après avoir équilibré cette fuite en avant
entre échappée mentale et/ou géographique, choisit de figer de plus en
plus les environnements et de radicaliser la soustraction au monde de
Jacques. Plus besoin de se déplacer ou de se dissimuler, la simple
concentration du regard sur un détail, un objet, suffit à faire basculer
les êtres et éléments qui l’entoure dans l’abstraction, et le laisser
bercer dans cette douce apathie.
Le film de Jessua s’inscrit dans un courant plus global de films voyant
des personnages masculins en lutte contre les injonctions sociétales du
monde contemporain, comme Le Feu follet de Louis Malle (1963). La Vie à l’envers
se distingue cependant par la nature apaisée et l’absence de rébellion
dans la démarche de Jacques. Les situations qui lui pèsent sont de
l’ordre d’un ennui urbain, professionnel et domestique identifiable par
tout spectateur ne s’épanouissant pas dans sa vie personnelle et/ou son
métier. Le réalisateur installe un climat stylisé et cafardeux de plus
en plus prononcé, notamment par la dominante croissante du motif de la
couleur blanche. L’épure d’esprit de Jacques correspond aussi à celle
qu’il instaure dans son entourage en faisant partir son épouse (Anna
Gaylor), au sein de son appartement dont il vide les meubles, et à celle
de son organisme qu’il ne nourrit plus que sporadiquement. Pourtant nul
climat oppressant ou kafkaïen dans l’atmosphère installée par Alain
Jessua qui joue sur deux tableaux. La réaction des proches de Jacques
fait comprendre la folie douce de son entreprise, mais sans la
stigmatiser puisqu’il revendique la paix que lui procure cette vie de
reclus.
Après avoir forcé dans sa manière de jouer le jeu des conventions
sociales (la demande en mariage), Jacques observe la réalité par un
prisme déformé qui lui convient, jusqu’à son internement final à
l’asile. Tous les grands thèmes à venir de façon plus chargée dans les
films à venir de Jessua (l’aliénation de l’individu) comme Traitement de choc (1973) notamment s’expriment déjà avec force ici. La prestation
vulnérable, rêveuse et absente de Charles Denner est absolument
fascinante et l’on a du mal à imaginer la même réussite avec un autre
que lui dans le rôle principal. Un grand film qui fut d’ailleurs salué
par un Martin Scorsese qui avoua qu’il s’agissait d’une des œuvres ayant
la plus grande influence sur lui. Disponible en bluray chez Inser & Cut/L’Oeil du témoin
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