Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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dimanche 16 mars 2025

Jeunesse perdue - Gioventù perduta, Pietro Germi (1948)

Dans la Rome de l’après-guerre, un homme est tué lors d’un braquage. Soupçonnant des étudiants, l’inspecteur Mariani s’infiltre dans l’université en se faisant passer pour un étudiant. Il va vite localiser un suspect, mais aussi tomber amoureux de sa sœur…

Second long-métrage de Pietro Germi, Jeunesse perdue contribue à installer le polar et le film noir comme un corpus majeur de sa filmographie. C’est le genre dominant ses débuts avec Le Témoin (1946), Au nom de la loi (1949) et Traqué dans la ville (1951), et enrichi plus tard par Meurtre à l'italienne (1959). Tout comme ce sera le cas plus tard avec la comédie, l’investissement d’un genre par Germi répond à une volonté d’illustrer un contexte et une certaine réalité de l’Italie d’alors. Jeunesse perdue s’attarde ainsi sur la délinquance d’après-guerre, mais sous un angle qui dénote sur le fond et la forme quant à la dominante néoréaliste de ce moment du cinéma italien.

Le dénuement matériel, les populations pauvres et la désolation des environnements encore sinistrés par la guerre constituent une imagerie familière du néoréalisme. Il est ainsi naturel d’imaginer qu’une criminalité juvénile découle de ce contexte, seul expédient pour s’arracher à la misère que l’on peut expliquer à défaut de valider. Germi et ses scénaristes (dont quelques gloires en devenir comme Mario Monicelli et Antonio Pietrangeli) font le choix d’un angle plus pernicieux avec le personnage de Stefano (Jacques Sernas) petite frappe issue de la bourgeoisie. La narration joue d’ailleurs de cet effet de surprise, le brutal et mortel hold-up d’ouverture masquant le visage du plus cynique et sournois des malfrats pour ne laisser entendre que sa voix. 

La scène suivante nous laisse découvrir une grande demeure bourgeoise, celle d’une famille certes déclassée dans ce contexte d’après-guerre mais n’étant pas dans le besoin. De menus indices et le leitmotiv d’une réplique autour d’allumettes nous fait comprendre que Stefano est bien le meneur de cette bande de voleur. Germi ménage son effet en générant une surprise tant par le rang social du personnage, que des éléments que cela induit. C’est cette grande bourgeoisie instruite qui contribua à installer Mussolini au pouvoir, qui mena une existence nantie durant les années fascistes, et qui à travers Stefano refuse donc ce déclassement en nourrissant des plaisirs superficiels par la voie illégale.

L’attitude hautaine de Stefano passe par des situations soulignant son égoïsme dans le quotidien (la réplique autour du sucre rationné, le mépris quant à l’alcool maison fait par sa mère durant son anniversaire) et ses interactions extérieures. La relation entretenue avec une chanteuse de cabaret ne tient qu’au cadeaux luxueux qu’il lui fait dans une pure logique d’achat de possession, et tout ce qui ne brille pas est négligeable à ses yeux, y compris sa propre famille. Germi offre un contraste intéressant entre ce personnage froid et antipathique, et son environnement. Les costumes clairs la blondeur et le teint pâle de Stefano sont contrebalancés par les traits durs de son visage, le creux de sa pensée se voyant souligné par son allure élégante au sein des espaces les plus superficiels (le cabaret, la salle de jeu). 

Chacun des autres protagonistes offre un pendant plus pur selon des leitmotivs s’inscrivant en négation de Stefano. Maria (Franca Maresa) amoureuse éperdue de Stefano en constamment vêtue de noir, Luisa (Carla Del Poggio) en apparence aussi « intéressée » que son frère (la tirade sur la voiture de son futur époux) saura s’attacher au plus modeste Marcello (Massimo Girotti) qui quant à lui hésitera face à ses ambitions et sa responsabilité de policier lorsqu’il démasquera Stefano. Là où le sens moral fait basculer l’humanité des personnages du bon côté, Stefano qui en est largement dépourvu (si ce n’est cette hésitation puis ce semblant de remord après un meurtre tragique) apparaît tout d’un bloc égocentrique et déterminé.

La mise en scène de Germi alterne entre tranche de vie donnant à voir justement une autre Italie que la misère néoréaliste (la jeunesse étudiante à l’université, les divertissements du commun lors d’une fête foraine en arrière-plan) et l’urgence plus sèche du film noir. Nous ne sommes pas encore dans la vraie stylisation de Traqué dans la ville ou Meurtre à l’italienne, mais le brio formel et sous influence américaine est déjà là, que ce soit le vol d’ouverture superbement photographié par Carlo Montuori ou l’efficacité de la confrontation finale portée par un montage alerte. L’efficacité narrative et le talent de conteur font le reste dans un récit dense mais à la durée pourtant resserrée (1h20 à peine), et une construction assez magistrale. La révélation de l’identité et du milieu de Stefano évoqués pour le début du film trouve leur pendant par la découverte du métier de Marcello, le détachement quant au secret de Stefano correspondant à la froideur du personnage alors que le poids pesant sur Marcello ainsi que son dilemme transparaissent dans l’approche de Germi. Il y a de même un autre parallèle à faire entre la façon dont Stefano se montre disposé à sacrifier une femme qui l’aime et le plan d’ensemble aboutissant à cette froide détermination, et le climax où au contraire Marcello est prêt à faire face, désarmé, pour sauver Luisa.

Le sous-texte mettant à mal les élites bourgeoises et par extension certains notables fascistes demeurés aux affaires orchestreront quelques remous avant, durant et après la production du film. Sous le prétexte de constituer une sorte d’école du crime pour ses spectateurs influençables, le film devra s’affranchir de la censure par l’altération de certaines situations à l’étape du scénario, et du changement de quelques dialogues en post-production. Le soutien de la presse de gauche et une lettre ouverte signée par 36 réalisateurs, scénaristes et intellectuels de l’industrie du divertissement offrira un retentissement médiatique qui permettra au film de sortir. Un bienfait tant le film est une réussite magistrale et le représentant italien d’un mouvement plus global sur la dérive d’une jeunesse d’après-guerre sans repères – l’Angleterre sort l'année précédente l’excellent Le Gang des tueurs de John Boulting.

Sorti en bluray et dvd français chez Tamasa 

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