Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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vendredi 25 juillet 2025

Tread Softly Stranger - Gordon Parry (1958)

 Incapable de payer son bookmaker, un homme retourne dans sa ville natale où son frère escroc et sa petite amie préparent un vol qui se terminera en tragédie.

Tread Softly Stranger est un film noir qui s’équilibre habilement entre ancrage social typiquement anglais, fatalité et stylisation typique du genre, ainsi qu’une sensualité teintée de glamour amenée par la présence de Diana Dors en femme fatale. On quitte rapidement l’urbanité et les bas-fonds londoniens lorsque Johnny (George Baker), jeune viveur, est contraint de retourner dans sa province de Rawborough pour échapper à des dettes de jeu. 

Si pour Johnny c’est l’éloignement géographique qui lui a fait surmonter la grisaille de sa ville natale, son frère Dave (Terence Morgan) s’est offert cette échappée par procuration en séduisant la belle Calico (Diana Dors). Revenu habiter avec son frère, Johnny qui en a vu d’autres, remarque bien vite que la relation est à sens unique et que Dave vit au-dessus de ses moyens pour satisfaire Calico. Au point de voler dans les caisses de l’usine dans laquelle il est employé, pétrin duquel Johnny va s’employer à le sortir mais rien ne va se dérouler comme prévu.

Gordon Parry prend le temps d’introduire l’horizon modeste de cette cité industrielle de province, et de présenter ceux qui acceptent humblement d’accepter le meilleur que peut offrir cette existence comme l’ami d’enfance Paddy (Patrick Allen), sa fiancée Sylvia (Jane Griffiths) et son père Ryan (Joseph Tomelty). Johnny semble revenu lucidement de ses illusions quand Dave voit la réalité le rattraper par la possible découverte de ses vols. L’arrière-plan restreint de la ville (usine, bal dansant, pub) rejoint le cadre intime de la chambre partagé par les frères, et la tentation repose sur le vis-à-vis de l’appartement de Calico. Assez paradoxalement, le personnage le plus caricatural est le cadet Dave, être faible cédant à toutes les tentations et se laissant déborder pour le pire par ses émotions. Calico sous les traits et formes voluptueuses de Diana Dors transcende cette caractérisation de femme fatale progressivement, notamment par un poignant monologue final où elle dépeint son passé difficile et la découverte précoce de sa beauté comme moyen d’échapper à sa condition. 

Dès lors chaque écueil rencontré par les personnages repose à la fois sur une fatalité de film noir, mais aussi un déterminisme social à tristement toujours prendre la mauvaise décision. Le raccourci permanent que recherchent Dave et Calico pour satisfaire leurs désirs charnels comme matériels est une impasse fatale, reposant sur la pulsion plutôt que la réflexion. Johnny, incarné par un très charismatique George Baxter, malgré son sang-froid, recul, et degré de réflexion supérieur, ne s’en sort guère mieux, entraîné vers le fond par ses acolytes.

La réalisation de Parry, assez sobre dans l’enfance, sait malgré tout s’offrir de saisissants moments expressionnistes et sensuels. La rencontre impromptue d’un témoin gênant lors d’une scène de fuite marque par la puissance de son gros plan sur le visage parcheminé et inquiétant d’un vieillard, magnifié par la photo de Douglas Slocombe. L’ambiguïté entre sentiments, séduction et pur attrait physique domine aussi les apparitions de Diana Dors. Simple silhouette attrayante lorsque Johnny la reluque de dos alors qu’elle fait de l’exercice, elle se fait vénéneuse lorsqu’elle toise le héros de son regard de braise tout juste vêtue d’une chemise de nuit plus tard. Mais ce trio (avec un bémol sur l’interprétation de Terence Morgan) est ainsi déchiré entre pulsions charnelles, rêves de luxe et authenticité, aboutissant à un romantisme inattendu dans sa dernière partie.

Malgré un ultime rebondissement un peu tiré par les cheveux, c’est donc un film noir prenant et tendu, tout en misant sur l’humain plutôt que les effets - toute proportion gardées, cela ressemble à un mélange de film noir et de néoréalisme italien.

Sorti en dvd anglais sans sous-titres 

Extrait

mercredi 23 juillet 2025

Kes - Ken Loach (1969)

 Billy, douze ans, vit dans une petite ville minière du nord-est de l'Angleterre. Il ne supporte plus son univers : sa mère l'ignore, son frère le traite en souffre-douleur et à l'école, distrait et indiscipliné, ses camarades et professeurs lui sont hostiles. Un jour, il trouve un jeune rapace et décide de dresser l'oiseau. Son professeur lui demande d'exposer à la classe l'art de dresser un faucon. Billy réussit enfin à intéresser ses camarades...

Deuxième long-métrage de Ken Loach pour le cinéma, Kes est aussi une des œuvres les plus célébrées du réalisateur. Le film s’inscrit dans la veine encore très aride et austère de ses débuts, dans la continuité de ses travaux pour la télévision. Le film est une adaptation du roman Un faucon pour un vaurien (A Kestrel for a Knave) écrit par Barry Hines et publié en 1968. Le livre est en grande partie autobiographique pour Barry Hines, parvenu à force de volonté à échapper à sa condition dans le terrible déterminisme social anglais. Il grandit dans le Yorkshire au sein duquel se situeront nombre des intrigues de ses œuvres, et surmonte le système scolaire anglais façonné pour construire un éternel recommencement empêchant les enfants de ne serait-ce qu’envisager d’autres perspectives que les travaux laborieux, le pire d’entre eux étant la mine. 

Le roman se nourrit ainsi de l’expérience de Barry Hines, tant durant son enfance que lors des années durant lesquelles il fut professeur d’éducation physique et eut le loisir d’observer ses élèves de basse extraction. Hines ajoute à ce contexte social et scolaire sinistre la trame de cet enfant s’offrant un espace de liberté en dressant un faucon, ce qui fut le cas de son petit frère Richard qui servira d’ailleurs de conseiller sur le film de Ken Loach. Ce dernier lit le manuscrit du roman avant sa publication et en achète les droits avec son partenaire Tony Garnett dans le cadre de leur société de production fraîchement créée, Kestrel Films Ltd.

Le film s’ouvre sur une scène résumant avec force et simplicité l’impasse des personnages. Un long plan fixe s’attarde sur le lit que partage Billy (David Bradley) et son frère aîné Jud (Freddie Fletcher), la sonnerie du réveil amorçant le laborieux lever de Jud, qui en profite pour malmener son cadet. Le déterminisme, la lassitude et l’aigreur qu’il entraîne (Jud travaillant à la mine) se ressentent dans cette introduction marquant tout à la fois la promiscuité et l’absence d’affection de la fratrie. 

Nous allons suivre Billy dont les responsabilités précoces (il a un petit boulot de livreur de journaux) tout comme les obligations de son âge (aller à l’école) ne semblent qu’être un sursis avant d’embrasser prématurément le monde du travail pour un métier au pire harassant, au mieux ennuyeux. L’échappée se fait en quittant les rues mornes de cette cité industrielle pour gagner la verdure de la campagne avoisinante, dans laquelle il trouver un faucon et tenter de le dresser. 

L’adolescent éteint, distrait et n’attendant rien de la vie se mue alors en individu concerné, curieux et passionné lors qu’il se documente afin de dresser le faucon. Les lieux changent (une bibliothèque, une librairie), les occupations aussi (la lecture de l’ouvrage de fauconnerie), ainsi que les lieux lorsque Ken Loach capture Billy dans une plaine verdoyante durant ses exercices avec « Kes ». La composition de plan place l’évasion en avant-plan avec un Billy arpentant le cadre naturel au fil de ses courses avec l’oiseaux, tandis qu’en arrière-plan l’urbanité et la grisaille de la ville se dessinent comme une triste réalité que l’on peut oublier, pour un temps.

Ken Loach oppose l’implication et la passion de Billy pour ce nouveau centre d’intérêt au carcan que constitue le reste de son quotidien. Le foyer est synonyme d’indifférence de la part de sa mère et d’harcèlement par son frère, schéma reproduit différemment à l’école par une logique uniquement punitive de la part du corps enseignant, et moqueuse avec les autres camarades. L’absence d’affection du foyer repose sur l’abandon et la confusion d’une cellule familiale (un père absent, une fratrie de deux pères différents dans laquelle aimer ou du moins le manifester est incompatible, tandis que l’école s’appuie sur un schéma bien plus pensé mais injuste où aider, accompagner les jeunes élèves n’est pas le but. 

Hines et par extension Loach dénonce là le système anglais du tripartisme scolaire qui après un examen arbitraire, le Eleven-plus passé à la fin de l’école primaire, répartissait au plus tôt les élèves entre la possibilité de l’enseignement classique des grammars school préparant aux études supérieures, puis des écoles secondaires techniques et les écoles secondaires modernes vous plaçant sur la voie de la vie professionnelle précoce. Il y a ainsi un contraste criant entre l’allure chétive juvénile de Billy et certains de ses camarades bien plus matures, et le fait de voir un garçonnet devant déjà choisir une voie professionnelle.

La construction intime que lui refuse l’institution, Billy se la façonne donc lui-même par ses pérégrinations avec le faucon Kes. Il suffirait pourtant d’un rien pour que les deux mondes se trouvent comme le montre la magnifique scène où Billy est forcé de raconter le dressage de son faucon en classe à ses camarades, suscitant l’attention et l’intérêt de ceux-ci, mais également de son professeur le regardant d’un œil plus attentif. Billy passe soudain d’un sujet, d’un pion à placer, à l’individu pétri d’affects et de centre d’intérêt. L’entrevue avec le conseiller/recruteur fait malheureusement retomber cette ouverture, le fonctionnaire ne s’intéressant guère à ses aspirations. 

La conclusion fort sombre semble malheureusement condamner le jeune héros, même si l’espoir demeure notamment par le destin de Barry Hines (qui coécrit le scénario avec Ken Loach et Tony Garnett) fut fort heureusement tout autre malgré ce départ pipé dans la vie. Le film rencontra un grand succès critique à sa sortie, et a depuis gagné sa place parmi les grands classiques du cinéma britannique. Ken Loach aura par ailleurs l’occasion de retrouver Barry Hines pour l’adaptation de trois autres de ses romans, Looks and Smiles (1981) et The Gamekeeper (1980) au cinéma, et Price of Coal (1977) à la télévision.

Sorti en bluray français chez Potemkine 

lundi 21 juillet 2025

The Things You Kill - Alireza Khatami (2025)

 Après plusieurs années aux Etats-Unis, Ali retourne s'installer en Turquie avec sa femme. Dans sa ville natale, il retrouve sa famille qui vit un enfer sous le joug terrible de son père. Aussi, lorsque sa mère décède dans des circonstances suspectes, Ali soupçonne-t-il rapidement son père. Aidé par un mystérieux rôdeur qu'il engage comme jardinier, le jeune homme mène une quête vengeresse qui va le confronter au pire des secrets…

Remarqué récemment pour son second film Chroniques de Téhéran (2020), Alireza Khatami revient dans un registre très différent avec ce The things you kill, pur thriller. Il y a néanmoins un lien entre les deux films puisqu’un des segments de Chroniques de Téhéran voyait par l’absurde un réalisateur se confronter à la censure iranienne sur un pitch qui est précisément celui de The things you kill. Le sketch était une sorte d’exutoire à la vraie déconvenue rencontrée par Alireza Khatami qui, ne souhaitant pas se soumettre aux désidératas du comité de censure, va délocaliser son intrigue en Turquie.

Le film remonte plus loin dans l’expérience personnelle de Khatami puisque le contexte familial difficile s’inspire également du sien. Ali (Ekin Koç) est un homme empêché dans sa quête de fonder une famille par des problèmes de fertilité, et hanté par les démons passés de sa propre famille à travers une figure de père violente maltraitant sa mère. Après avoir vécu aux Etats-Unis, le retour en Turquie le place face à cette impasse : il ne peut incarner une autre image de père tandis que le sien représente toujours cette entité intimidante. 

Alireza Khatami construit une mystérieuse figure d’alter-ego vengeur (Erkan Kolçak Köstendil) afin de résoudre ce dilemme dans un récit aux vertus oniriques et psychanalytiques, dont les rebondissements nous emmènent sur les rives du Lost Highway de David Lynch (1996). En effet, en se faisant justice de manière violente, Ali résout ses problèmes en reproduisant le modèle paternel, et par extension celui de racines patriarcales sur lequel repose une société entière.

En ne montrant pas de réaction de l’entourage face à Ali et son « double », le réalisateur fausse l’idée d’interversion pour désigner la masculinité comme une éternelle répétition et reproduction d’un schéma barbare. Le jardin du héros en offre une métaphore saisissante, chaque va et vient dans ce lieu renforçant une nature profonde qu’il s’est efforcé de refouler. Le soleil de plomb ainsi que le dépouillement désertique du lieu le ramènent à cette condition, la luminosité estivale particulière de la Turquie contribuant à ces atmosphères hallucinées, par exemple dans le récent Burning Days de Emin Alper (2022) – œuvre traitant aussi de la masculinité toxique locale. Cette hantise d’un barbarisme refoulé, tout en prenant un tour plus civilisé en traitant de la corruption, courre en définitive dès le départ dans l’inconscient intime et collectif par le récit au début puis la concrétisation d’une scène de rêve dans la dernière scène. 

En salle le 23 juillet 

dimanche 20 juillet 2025

Le Terroriste - Il terrorista, Gianfranco De Bosio (1963)

 Venise, hiver 1943. La Résistance italienne prépare une attaque contre le siège de la Kommandantur. Un homme, surnommé l'Ingénieur, joue un rôle central dans ce plan.

Le Terroriste est une œuvre méconnue nous immergeant au cœur de la Résistance italienne durant la Seconde Guerre Mondiale. Un peu à la manière donc cela se passera en France jusqu’à la sortie de L’Armée des Ombres de Jean-Pierre Melville (1969), ce pan de l’histoire italienne se nourrira souvent d’un ton héroïque et picaresque avec des comédies comme La Grande pagaille de Luigi Comencini (1960). Le Terroriste se montre moins didactique que ces œuvres quant au contexte du récit, soit une Italie au lendemain de l’effondrement du régime de Mussolini, déchirée entre les directives de l’occupant allemand téléguidant les milices fascistes, et une résistance portée par l’armistice du 8 septembre 1943 avec les Alliés.

Cette absence de contextualisation vise à nous plonger dans des questionnements plus complexes, par lesquels la notion de bien passe par des dilemmes moraux insolubles. D’un côté, nous avons l’Ingénieur (Gian Maria Volonté), sorte d’électron libre de la résistance organisant avec froideur et méthode des attentats déstabilisant l’occupant allemand. De l’autre, il y a les pontes des différents groupuscules formant difficilement l’entité unie de la résistance. Ceux-ci s’interrogent quant aux méthodes de l’Ingénieur et surtout ses conséquences, les arrestations arbitraires et exécutions suivant généralement les exploits de l’Ingénieur et mettant en danger des innocents. 

Gianfranco De Bosio, bien que ses opinions penchant pour l’Ingénieur, expose méthodiquement toutes les opinions pour aboutir à un résultat passionnant. Les oppositions entre les chefs racontent presque une histoire de l’Italie du début du 20e siècle, entre la méfiance de certains envers le passé communiste d’autres, l’immobilisme des intellectuels mais aussi le vrai recul dont ils font preuve face à l’action aveugle de certains ravivant la flamme de leur militantisme initial envers le régime de Mussolini. A cela s’ajoute la vraie crise morale de certains, tel Rodolfo (Philippe Leroy), partie prenante de l’attentat ouvrant le film mais préférant se mettre en retrait par la suite.

La narration est particulièrement austère et aride, participant à un climat anxiogène dont le seul pivot semble être la présence imperturbable de l’Ingénieur impeccablement interprété par Gian Maria Volonté. Visage minéral, le verbe court et toujours un coup d’avance, il semble glisser sur les innombrables dangers qui guettent ses acolytes. Gianfranco De Bosio entrecoupe ce qui parait presque un espace mental de saisissants morceaux de bravoures rappelant la réalité de la menace pour la Résistance. 

A la mise en place et à la lente montée de tension du premier attentat répond la dimension plus chaotique du second, la séquence finale travaillant ces deux approches avec un plan « parfait » qui déraille sans prévenir. La ville de Venise constitue est cadre très original pour ce type de récit, par le dédale de ses rues formant une échappatoire ou un piège pour les poursuivis, tout l’élément fluvial permettant la fuite, le camouflage ou au contraire l’exposition vulnérable à ses poursuivants. 

Cette rigueur passionnante sait cependant s'estomper le temps d'une magnifique scène intimiste entre l'Ingénieur et sa compagne (belle apparition de Anouk Aimée), donnant un humanité plus consistante au personnage et surtout en élevant, entre humanisme et détermination politique, le sens de ses actions radicales. La filmographie assez courte de Gianfranco De Bosio semble avoir placé le film dans l’ombre pendant longtemps, mais la finesse avec laquelle il aborde ce moment charnière mérite de lui faire retrouver cette reconnaissance tardive pour les cinéphiles. 

Sorti en bluray français chez Rimini 

samedi 19 juillet 2025

Ma Mère, Dieu et Sylvie Vartan - Ken Scott (2025)

 En 1963, Esther met au monde Roland, petit dernier d’une famille nombreuse. Roland naît avec un pied-bot qui l’empêche de se tenir debout. Contre l’avis de tous, elle promet à son fils qu’il marchera comme les autres et qu’il aura une vie fabuleuse. Dès lors, Esther n’aura de cesse de tout mettre en œuvre pour tenir cette promesse.

Ma Mère, Dieu et Sylvie Vartan est l’adaptation du roman éponyme de Roland Perez, personnalité bien connue des médias à travers son métier d’avocat l’ayant placé sous les radars de la télévision et de la radio – notamment en tant que médiateur sur Europe 1. Le roman, autobiographique, était une ode touchante à sa mère dont la volonté inébranlable en fit l’homme qu’il est devenu. En effet, Roland Perez né avec le handicap d’un pied bot voit sa mère viscéralement refuser l’avenir peu reluisant qui en apparence s’offre à lui. La première partie du film, la plus réussie, est une charmante capsule temporelle au cœur du début des années 60, brassant l’intime et le collectif. La difficulté à se mouvoir isole Roland de l’extérieur, un extérieur dans lequel Esther (Leïla Bekhti), va l’imposer à force de volonté. 

Ce sera d’abord en forçant la porte des médecins pour le guérir et en définitive y parvenir par d’étonnants chemin de traverse. Cela passera aussi par inviter ce monde extérieur au sein du foyer, Ken Scott brassant une chaleureuse chronique par laquelle Roland s’éduque intellectuellement et émotionnellement aux sons des chansons de Sylvie Vartan. Le réalisateur nous immerge au sein des bonheurs et des heurts de cette famille d’immigrés juifs tunisiens, et cette enfance hors-normes de Roland Perez est un vecteur par lequel évoquer l’intégration, la solidarité, mais parfois aussi la stigmatisation d’une communauté.

La première partie, pleine d’allant, d’énergie et d’inventivité célèbre la hargne d’une mère à offrir le destin qu’il mérite à un fils parti du mauvais pied, si l’on ose dire. La narration alerte, les ellipses inventives et la voix-off tendre et distanciée participent à cette réussite. La seconde partie pèche davantage justement sur cette narration elliptique distendant un peu trop les années et évènements, mais est rattrapée par une émotion plus profonde. Le volontarisme d’Esther pour Roland si bénéfique durant l’enfance devient un fardeau envahissant à l’âge adulte, d’abord source d’humour tendre puis de conflits. 

C’est justement par l’arrivée de la bienfaitrice extérieure dans l’intime, Sylvie Vartan (dans son propre rôle) que les tensions naissent pour un Roland n’étant jamais tout à fait sorti de sa peau de petit garçon complexé. C’est l’occasion de découvrir un Jonathan Cohen dans un registre plus vulnérable et dramatique, tandis que Leïla Bekhti impressionne et émeut par sa douceur et son énergie, faisant montre d’une vraie finesse sans tomber dans les clichés de la « mère juive ». Il en reste en définitive une jolie comédie et un touchant portrait maternel. 

Sorti en bluray chez Gaumont 

mercredi 16 juillet 2025

Lost and Found - Tiān Yá Hǎi Jiǎo, Lee Chi-Ngai (1996)


 Kelly est la fille d’un riche magnat de l’industrie navale. Elle mène une vite parfaite jusqu’au diagnostic d’une leucémie. Alors que les médicaments nuisent à sa santé, elle choisit d’abandonner le traitement et de se concentrer sur les derniers mois de sa vie. Une rencontre fortuite la met en contact avec un jeune homme excentrique spécialisé dans la recherche d’objets disparus. Elle lui demande alors de retrouver un marin qui travaillait pour son père, et qui lui avait parlé d’une île d’une immense beauté, au large des côtes écossaises.

Lost and Found est une jolie comédie romantique dont la mélancolie, la naïveté, le casting (Takeshi Kaneshiro) et certains leitmotivs narratifs (la voix-off existentielle) lui valut à sa sortie de forte comparaison avec Wong Kar Wai et plus particulièrement son célèbre Chungking Express. Le récit nous place dans une sorte de faux triangle amoureux au centre duquel l'on va suivre la jeune Lam (Kelly Chen). Fille de bonne famille délaissée par son père, son monde s'écroule lorsqu'elle apprend être atteinte d'une leucémie mortelle. L'horizon lui apparaît désormais bien sombre, jusqu'à la rencontre avec Ted (Michael) marin métissé hongkongais et écossais dont le charme et la nature rêveuse dans la description de ses terres britanniques d'origines fascinent la jeune femme. La romance prend progressivement forme, avant que Ted disparaisse mystérieusement de la circulation. Dès lors une autre figure masculine hors-normes entre en scène, l'imprévisible Mr Worm (Takeshi Kaneshiro), spécialiste dans pour retrouver les objets et les personnes disparues.

La première partie fonctionne sur une narration déconstruite rappelant justement Wong Kar Wai, et même la dualité entre Lam rêvant d'un ailleurs écossais à travers cet homme idéal et une réalité hongkongaise au premier abord plus terne rappelle Chungking Express. Le réalisateur Lee Chi-Ngai développe cependant une identité propre à son film, notamment à travers le personnage de Takeshi Kaneshiro. Si Ted représente la promesse d'un ailleurs (notamment avec un Michael Wong qui comme à son habitude joue essentiellement en anglais) idéalisé, Mr Worm se propose de réenchanter le quotidien par ce curieux métier de retrouveur d'objets perdus. 

On comprend peu à peu que ce sacerdoce repose aussi sur la volonté de ramener aussi les âmes perdues, grâce à la galerie d'excentriques composant ses employés. La fameuse compagnie "Lost and Found" fait presque office d'île des enfants perdus dont M Worn serait le Peter Pan. Circonspecte au moment de réclamer ses services, Lam tombe peu à peu sous le charme de la résilience et candeur de Mr Worm, jusqu'à intégrer le personnel après qu'un rebondissement semble avoir résolu sa quête.

Une émotion naïve et sincère imprègne le film à travers les différentes quêtes d'objets de la compagnie, la valeur étant moins importante que ce qu'il représente et des espoirs qu'on laisse repose sur lui. La demande d'une fillette dont la maman est mourante va ainsi mobiliser des efforts considérables que Lee Chi-Ngai filme avec une poésie rare. Ce côté enchanteur magnifie les espaces urbains hongkongais ordinaires, porté par une superbe photo de Bill Wong. 

L'épilogue en Ecosse ajoute encore de la majesté formelle par les superbes paysages capturés, et questionne ainsi entre l'attrait du rêve et la vraie sérénité représentée par le quotidien. Le réalisateur met en valeur le charme et la photogénie de son couple, et use d'ailleurs de leur activité annexe de stars de la cantopop durant une séquence musicale. Tout en cédant avec un certain brio à certains poncifs de la comédie romantique, Lost and Found atteint une profondeur inattendue par la vraie mélancolie de sa conclusion voyant le mal de Lam la rattraper. 

Sorti en bluray français chez Spectrum 

 

lundi 14 juillet 2025

La Sorcière sanglante - I Lunghi capelli della morte, Antonio Marghereti (1964)

 Au XVIe siècle, Adèle Karnstein est condamnée au bûcher, accusée d’avoir tué le comte Franz. Sa fille aînée, Helen, tente de la sauver en accordant ses faveurs au comte Humboldt, en vain. Avant de mourir, devant les yeux de sa plus jeune fille, Elizabeth, Adèle lance une terrible malédiction.

La Sorcière sanglante est une des plus belles réussites du cinéma gothique italien des années 60, et un des sommets d’Antonio Margheriti. Comme bien d’autres stakhanoviste du cinéma d’exploitation italien, Margheriti a œuvré dans tous les genres au gré de leur popularité auprès du public local, mais va réellement trouver l’écrin idéal à son talent dans le cinéma gothique. L’impact sera tel que nombre de ses œuvres hors de ce corpus en seront marquées formellement comme sur le western Avec Django, la mort est là (1968). La Sorcière sanglante est le troisième volet d’une trilogie gothique informelle du réalisateur venant après La Vierge de Nuremberg (1963) et Danse macabre (1964), ce dernier ayant déjà la grande Barbara Steele en tête d’affiche.

La Sorcière sanglante reprend nombre d’éléments thématiques et narratifs de ces précédents films, ainsi que de certains archétypes du gothique italien installés avec le succès des fondateurs Les Vampires de Riccardo Freda (1957) et surtout Le Masque du démon de Mario Bava (1960), mais aussi par la présence au scénario de Ernesto Gastaldi – à l’œuvre sur des classiques comme Le Corps et le fouet de Mario Bava (1963) ou L’Effroyable Secret du docteur Hichcock de Riccardo Freda (1962). Il semble néanmoins qu’en dépit d’éléments très codifiés, Margheriti ait souhaité faire un léger pas de côté, procéder différemment de ses essais antérieurs. Ainsi la scène d’ouverture s’ouvre sur l’exécution inquisitrice d’une sorcière dont la malédiction va poursuivre ses assassins. Cependant, Adèle Karnstein (Halina Zalewska) la triste victime, s’avère innocente et meurt atrocement sous les yeux de sa fille cadette Lisabeth. 

Margheriti entremêle Eros et Thanatos par un montage alterné magistrale durant lequel les cris de souffrance et la chair calcinée d’Adèle s’entremêle aux gémissements étouffés de Mary (Barbara Steele), sa fille aîné cédant au désir du Comte Humboldt (Giuliano Raffaelli) pour qu’il accorde la grâce à sa mère. Les chairs subissent l’assaut des flammes et la souillure du violeur auprès de deux générations de femmes, schéma amené à se reproduire de manière plus « officielle » plus tard par le mariage forcé de Lisabeth adulte (Halina Zalewska dans un double rôle) avec Kurt (George Ardisson), le fils du comte à l’origine de tous les drames. Margheriti poursuit son entreprise ambiguë en filmant avec une véritable sensualité ce qui est un viol conjugal, et en laissant entendre qu’Elisabeth en a ressenti un plaisir coupable.

Cette dualité va se poursuivre ensuite sur plusieurs pans du film. Ce dernier est d’un côté un récit explicitement fantastique, et de l’autre travaille davantage une dimension psychanalytique par laquelle les éléments supposés surnaturels pourraient tout à fait être issus de la peur et culpabilité de Kurt face à ses actes. Les passages secrets, alcôves poussiéreuses, apparaissent alors autant comme des gimmicks gothiques que les méandres d’un esprit anxieux et torturé. Pendant longtemps le rôle de fille ressuscitée et séduite de Barbara Steele semble de trop, comme un élément de trop simplement présent pour s’assurer la présence de la star du genre. En effet la scène d’ouverture suggère que le scénario va reproduire le schéma de La Masque du démon, mais Margheriti parvient à un résultat plus iconoclaste. Le film est un grande partie un drame historique lorgnant davantage sur Le Château des amants maudits de Riccardo Freda (1956), notamment en tenant compte de l’opposition entre le peuple et la noblesse durant l’épidémie de peste. La revanche des opprimés, et plus particulièrement des femmes, se fait en punissant les nobles à travers leurs vices.

Le personnage de Barbara Steele personnifie cette intention, dès une apparition iconique en diable lorsqu’elle pétrifie par sa seule présence le comte à sa vue. Le vieillard connaît une mort foudroyante, quand la vengeance envers son fils sera bien plus sordide. Un des marqueurs les plus forts de Margheriti dans ses films gothiques repose sur un goût pour la putréfaction, un attrait pour les chairs à vifs et malmenées. On est frappé par le sens du détail morbide lors de la scène du bûcher, plus tard durant la résurrection de Mary dont on observe les moindres détails organiques. Ce sens du macabre joue également sur les deux tableaux, l’aspect psychanalytique s’affirmant lorsque le comte croit voir le cadavre décrépi de son frère respirer alors qu’il s’agit simplement de rats traversant ses entrailles. Au contraire la fin du film en révélant la vraie nature de Mary expose un vrai cadavre « zombiesque » qui nous scrute bel et bien, et reprend à rebours le motif initial d’Eros et Thanatos pour susciter un dégoût vengeur faisant glisser Kurt dans la folie.

L’approche cérébrale et relativement « réaliste » se superpose au pur fantastique par cette cohérence thématique, ces personnages troubles, et le charisme d’une Barbara Steele qui a rarement dégagée une présence aussi menaçante et érotique. Alors qu’en cette année 1964, le western est sur le point de devenir le nouveau filon du cinéma d’exploitation italien, La Sorcière sanglante est un bel aboutissement du film gothique.

Sorti en bluray français chez Artus Films 

samedi 12 juillet 2025

L'Homme que j'ai tué - Broken Lullaby, Ernst Lubitsch (1932)

 1919. Paul, militaire français, est torturé par le remord d'avoir tué un jeune soldat allemand pendant la Grande Guerre. Il part à la recherche de la famille de ce dernier et prend peu à peu la place de celui qui a disparu en se faisant passer pour un camarade très proche du défunt...

L’Homme que j’ai tué apparaît comme un opus faisant la transition entre le Ernst Lubitsch du muet et le maître de la comédie tendre et caustique du parlant qu’il deviendra tout au long des années 30. Le film est en effet un mélodrame, genre plusieurs fois exploré durant sa période muette mais auquel il ne reviendra pratiquement plus (même si nombre de ses comédies se teintent aussi d’amertume et de désenchantement) par la suite. De plus l’intrigue se situe dans son Allemagne natale - au sein de laquelle il ne reviendra plus après un ultime séjour en 1933 -, ce qui ne sera plus le cas en dépit de certaines intrigues se déroulant en Europe (Ninotchka (1939), The Shop Around the corner (1940) et La Folle ingénue (1946) en tête) et tenant compte en sous-texte des évènements tragiques qui s’y déroulent alors.

L’Homme que j’ai tué est justement une œuvre en lien avec un traumatisme européen encore frais dans les esprits, celui de la Première Guerre Mondiale et de ses conséquences. Il s’agit de l’adaptation de l’hymne pacifiste qu’est la pièce éponyme de Maurice Rostand, qui connaîtra une seconde version plus récente et très touchante avec Frantz de François Ozon (2016). L’ensemble du récit apparaît comme une forme de hantise collective et intime à surmonter dans cet après-guerre où tous les protagonistes ont perdu quelque chose. Les premières scènes traduisent ce sentiment de mal collectif, en entremêlant par le son et l’image les images d’un présent en paix et les stigmates d’un passé récent meurtri. Les archives d’une parade militaire sont parasitées dans leurs cadrages par un plan filmé en plongée et à ras du sol dans lequel l’avancée de la marche s’observe par l’espace qu’offre à l’image la jambe amputée d’un spectateur. Les canons de la parade viennent parasiter l’espace sonores de soldats hospitalisés qui revivent ainsi, terrorisé, le traumatisme du champ de bataille. Le cheminement du collectif vers l’intime se fait via une scène de recueillement religieux où l’on passe de gradés dans une église à la silhouette solitaire de Paul Renard (Phillips Holmes), cherchant un impossible apaisement en ces lieux. Hanté par le soldat allemand qu’il a froidement tué dans les tranchées, Paul revoit les yeux du défunt en permanence.

La séquence en question est un saisissant flashback durant lequel Lubitsch travaille le mimétisme et une forme de transfert entre les deux individus. C’est cette facette qui l’intéresse davantage que de montre l’exécution, la séquence démarrant lorsque les deux se font face et que l’irréparable est déjà commis. Nous observons deux jeunes gens apeurés, las et confus, l’un au moment de rendre son dernier souffle, l’autre en état de sidération par l’acte qu’il vient de réaliser. Lubitsch déploie ce mimétisme par l’image, en créant la confusion quant à la main s’emparant de la biographie de Beethoven dans la boue des tranchées. Un lien que nous ne connaissons pas encore se fait alors puisque Paul comme sa victime sont musiciens, et la pureté du défunt se confond avec la souillure et la meurtrissure du vivant puisque la main ensanglantée du vivant se superpose à cette nette du soldat allemand. L’intime du disparu se révèle avec le contenu du livre, dans lequel se trouve l’ultime lettre adressé à sa fiancée en Allemagne.

Pour exorciser ce souvenir et surmonter sa culpabilité, Paul va donc décider de rendre visité à la famille de Walter Hoderlin, « l’homme qu’il a tué ». Lubitsch capture le climat de deuil et de profond ressentiment de cette Allemagne d’après-guerre où l’on cultive la haine du français dès le plus jeune âge. La maisonnée éteinte de la famille Hoderlin se partage entre les incursions du père (Lionel Barrymore) dans la chambre de son fils maintenue intacte, et les visites de la mère (Louise Carter) sur sa tombe, tandis que la vie de sa fiancée Elsa (Nancy Carroll) est comme restée en suspens depuis sa terrible perte. L’arrivée de Paul est une sorte de retour du fils prodigue, par procuration. En retrouvant joie et chaleur à la vue de ce jeune homme, les Hoderlin surmontent la peine et la haine que leurs compatriotes ont fait muter en haine envers « l’autre », ici le français, plus tard le juif puisque Hitler sera démocratiquement élu un an après la sortie du film.

Lubitsch capture donc un certain virage que prend alors l’Allemagne, de manière sous-jacente et moins frontale que ne fera plus tard un Frank Borzage. Ce qui intéresse le réalisateur, c’est de faire de cette hantise intime un motif de réunion, d’amour et de rassemblement. Il inscrit le leitmotiv du quiproquo, si cher à lui dans ses comédies, au sein d’un magnifique mélodrame. Il entremêle brillamment son sens caustique au regard pesant des locaux voyant ce français déambuler dans leurs rues, construisant par les dialogues piquants ou de purs motifs formels ce climat délétère. La renaissance se fait en trois temps. Le jeu hébété et raide de Philip Holmes est celui d’un homme qui a vu la mort et l’a infligé, la démarche traînante de Lionel Barrymore est celle d’un vieillard dont la vie s’est arrêtée lorsqu’il a compris que son fils ne reviendrait plus, et la féminité éteinte de Nancy Caroll exprime le sentiment de celle qui ne veut plus, ne peut plus aimer un homme.

Cette hantise du disparu les réunis pour des raisons différentes et provoque des attitudes contrastées pour chacun d’eux, mais en définitive c’est là, malgré le mensonge, le chemin pour reprendre goût à la vie. C’est particulièrement vrai durant la poignante scène où Lionel Barrymore déclame la réalité cruelle de la guerre, par laquelle la haine ne doit pas s’exercer sur l’autre camp, mais sur un système ayant envoyé des jeunes gens à la mort par le consentement commun des puissants et de la population. La belle conclusion achève cette réunion et superposition lorsque Paul, gardant cadenassé son propre violon, rejoue de l’instrument en se voyant offrir celui de Walter. La famille recomposée semble nous emmener vers des lendemains plus pacifistes et chaleureux, ce que la triste réalité contredira par la suite en Allemagne. 

Sorti en bluray français chez Elephant