Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

Pages

samedi 3 août 2019

Printemps précoce - Sôshun, Yasujiro Ozu (1956)


Dans la métropole de Tokyo, l'employé de bureau Shoji Sugiyama se prépare à partir travailler avec l'aide de sa femme, Masako. Leur seul enfant est mort quelques années auparavant de maladie. Au cours d'une sortie avec ses amis et collègues, Shoji passe du temps avec une secrétaire, Kaneko, surnommée "Poisson rouge" pour ses grands yeux. Peu de temps après, ils ont une relation éphémère. Mais Masako soupçonne cette liaison…

 La montée en puissance du capitalisme, des grandes corporations et forcément des métiers de col blanc auront grandement nourri la fiction des années 50. Aux Etats-Unis c’est le cas dans des œuvres caustiques et virulentes telles que La Blonde Explosive de Frank Tashlin (1957) ou LaTour des Ambitieux de Robert Wise (1956) qui posent un regard cinglant sur les luttes d’égo et d’ambition ayant cours dans ces entités. Le redressement économique spectaculaire du Japon à cette période voit ainsi l’essor des emplois de salarymen et des maux qu’ils entraînent. Le versant caustique évoqué plus haut trouvera son équivalent dans le brillant Giants and Toys Yasuzo Masumura (1958), brûlot dénonçant le cynisme mercantile des corporations. Printemps précoce se penche plutôt sur les impacts intimes de cette condition de salary man et pour rester dans la comparaison avec le cinéma américain, serait à rapproche du mélodrame intimiste L’Homme au complet gris de Nunnally Johnson (1956) dans sa description du spleen du col blanc.

L’ouverture dépeint avec acuité la thématique du film, soit la monotonie, répétitivité de ce quotidien d’employé et ses conséquences sur la vie personnelle. Sugiyama (Ikebe Ryo) s’extrait laborieusement de son lit, un jour de travail comme un autre, précédé par son épouse Masako (Awashima Chikage) dans rituel silencieux de préparatifs matinaux. La suite est faite de trajets en métro bondés, de tâches fastidieuses et de spécificités plus typiquement japonaises comme les beuveries et autres parties de mah-jong après le travail. Autant d’éléments qui éloignent Sugiyama de son foyer et l’amènent à délaisser sa femme. La raison serait la structure familiale « incomplète » puisque le couple a perdu un enfant sept ans plus tôt, rendant d’autant plus vaine cette routine fastidieuse et les efforts fournis. Ozu joue de la répétitivité pour creuser le fossé entre Sugiyama et Masako à travers les différents retours au domicile du premier. 

Dans chaque scène de ce type, le salon (servant aussi de chambre le soir venu) s’expose en plan large où attend Masako tandis qu’en voix-off s’annonce le retour de Sugiyama. Chacun de ces moments dans les différentes variations apportées distend la relation des époux. L’élément récurrent est l’indifférence de Sugiyama et l’attitude servile dans le geste mais de plus en plus chargée de rancœur de Masako dans son expression. Les retours tardifs stimulent la suspicion comme la colère de Masako (l’arrivée avec d’anciens camarades de guerre avinés), et ceux à horaires normaux alimentent l’insatisfaction de Sugiyama. Les cadrages, le découpage et la disposition du couple dans ce domicile conjugal vise constamment à créer une scission entre eux et tous les prétextes sont bons pour ne pas se trouver dans la même pièce pour affronter cette indifférence mutuelle. 

Ozu (qui n’avait plus évoqué ce monde du travail depuis sa période muette) prend ainsi le pouls de cette société japonaise des années 50. Les revenus modestes, la notion négligeable de l’individu et l’activité ennuyeuse sont les prétextes à des répliques particulièrement désabusés de ces salary men, notamment lors d’échanges avec des amis artisans qui au contraire envient la stabilité de leurs situations. Le personnage de « Poisson Rouge » (Keiko Kishi) sert de catalyseur à la fois pour l’impasse du couple et celle du monde professionnel. La liaison qu’elle aura avec Sugiyama met à nu le mal-être larvé du mariage tandis que sa franchise et son exubérance contraste avec la résignation éteinte de ses collègues. Son énergie, sa franchise et frivolité (ce sourire en coin qui dénote dans l’attitude éteinte des collègues au sein du bureau) permet ainsi une des rares scènes explicitement amoureuse d’Ozu le temps d’un baiser enlacé, mais révèle également l’hypocrisie de cette communauté lorsque des collègues viendront (sous couvert de jalousie car rêvant aussi d’une aventure avec elle) lui faire la morale.

L’arrière-plan sociétal sert donc avant tout la possibilité d’un rapprochement intime qu’Ozu filme à un rythme méticuleux pour un film de presque 2h30. Tout comme dans Le Goût du riz au thé vert (1951), la séparation du couple s’enchevêtre à une mutation professionnelle qui forcera la remise en question. L’exil rural est aussi l’occasion de retrouvailles loin du tumulte et des tentations de la ville, l’équilibre intime se conjuguant à une forme de retour à la tradition et à la pureté que représente cette campagne. 

Ressort en salle depuis le 31 juillet

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire