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lundi 10 juin 2024

Bellissima - Luchino Visconti (1951)

 Une femme pauvre de Rome rêve pour sa fille d'une étincelante et lucrative carrière au cinéma. Elle n'hésite pas à dépenser les maigres économies de son ménage, et même l'harmonie familiale, pour que sa fille soit choisie parmi des centaines d'autres pour être la vedette du prochain film d'Alessandro Blasetti. Mais après un certain nombre de désillusions, ses yeux vont s'ouvrir sur la réalité du monde du spectacle.

Au moment de réaliser Bellissima, son troisième film, Luchino Visconti est un réalisateur associé au courant néoréaliste après le drame adultère Les Amants diaboliques (1943) et l’immersion dans un village de pêcheurs de La terre tremble (1948). L’association de Visconti avec la grande fresque historique ainsi que de l’adaptation littéraire prestigieuse sera effective avec ses deux films suivants, Senso (1954) et Les Nuits Blanches (1957). Mais de cette transition des œuvres modestes aux superproductions nanties, le point de vue social de Visconti sur l’Italie est constamment présent. Bellissima se distingue par le fait d’être un des rares films du réalisateur dont le cadre de l’intrigue est strictement contemporain, dans un scénario (partant d’une idée de Cesare Zavattini) où il collabore pour la première fois avec celle qui l’accompagnera sur toute sa filmographie à venir, Suso Cecchi D'Amico.

En s’écartant de la veine néoréaliste de ses premiers travaux, Visconti entreprend avec Bellissima d’en dénoncer les mécanismes. En ce début des années 50, le courant néoréaliste vit ses derniers feux avec une poignée de chefs d’œuvres (Riz amer de Giuseppe de Santis (1949), Miracle à Milan (1951) et Umberto D (1952) de Vittorio de Sica) mais son misérabilisme se heurte aux mues de la société italienne. Les vicissitudes de l’après-guerre ne sont pas oubliées mais le pays entame le lent redressement qui le mènera au miracle économique, et les préoccupations du peuple ne se résument plus seulement à survivre, mais à aspirer à une vie meilleure. Le cinéma joue un rôle fondamental dans cette espérance, notamment avec le renouveau des studio Cinecittà qui entament un second âge d’or après la période fasciste des « téléphones blancs ». L’industrie du cinéma constitue un indéniable marchepied social et financier, une ambition capturée dans la fiction avec des œuvres comme Boulevard de l’espérance de Dino Risi (1953), et qui participa à l’émergence de certaine star comme Sophia Loren poussée par sa mère vers des concours de beauté dont la finalité était souvent d’être repéré par un producteur.

Bellissima est ainsi le portrait de Maddalena (Anna Magnani), une mère qui va remuer ciel et terre pour que sa fillette Maria (Tina Apicella) soit dans les meilleures dispositions pour remporter le casting du prochain film d’Alessandro Blasetti (dans son propre rôle) en quête d’une enfant de huit ans. Maddalena est une femme entre deux âges, trop jeune pour avoir la volonté flétrie par les souffrances de la guerre, mais trop vieille pour endosser comme une jeune fille l’ambition d’intégrer le monde du spectacle qui la fait rêver. Qu’à cela ne tienne, elle fera tout pour que ce rêve soit accessible pour sa fille. Actrice emblématique du mouvement néoréaliste notamment pour ses collaborations avec Roberto Rossellini, Anna Magnani ancre le film dans sa réalité sociale, tout en représentant la confrontation et les désillusions du peuple face aux chimères du monde du spectacle. L’engagement d’acteurs amateurs pour des films néoréaliste suppose une quête d’authenticité, mais répond selon Visconti à un même formatage que les professionnels. La première grande scène d’audition fait presque figure de foire aux bestiaux ou de marché aux esclaves, dans lequel de jeunes enfants sont jetés en pâtures tels des singes savants auprès d’une production où à coup de minauderies forcés et de talents artistiques relatifs ils doivent faire leurs preuves en quelques secondes. Anna tout à sa quête de gloire ne se préoccupe pas du ressenti de Maria, et comprend qu’elle doit modeler cette dernière pour la présenter dans les meilleures conditions à l’audition.

Coincée entre un espoir de découverte factice qui saisirait à vif la fillette qu’elle est et la construction dans l’urgence par sa mère d’une bête savante propre à taper dans l’œil des producteurs, la petite Maria n’est qu’un corps malingre trimballé de lieux en lieux par sa mère, un visage triste subissant les évènements et ne s’exprimant que par les réactions les plus primaires avec ses nombreuses crises de larmes. L’espace est occupé par Maddalena ne voyant plus dans son enfant qu’une poupée à recoiffer, un animal à qui enseigner des tours. La prestation habitée d’Anna Magnani déleste le personnage de la moindre antipathie, tant cette énergie résulte d’une frustration mais aussi d’un amour inconditionnel. Visconti capture l’espace du modeste appartement du couple, ainsi que celui de l’immeuble et l’ensemble de la résidence arpentée par Maddalena dans son métier d’aide-soignante. Les frontières de ce quotidien monotone, elle veut les voir élargies à n’importe quel prix pour son enfant et le cinéma semble le chemin le plus court pour y parvenir. Cela semble être la seule fenêtre sur l’ailleurs de cette mère de famille, manifeste dans une des premières scènes où elle propose à son époux (préférant aller voir un match avec ses amis) d’aller au cinéma, et explicite avec l’écran en plein air installé devant leur immeuble - permettant de voir depuis sa terrasse un extrait de La Rivière Rouge d’Howard Hawks.

Filmer une ville de Rome contemporaine et estivale donne un souffle étonnamment léger pour du Visconti. L’énergie déployée par Maddalena, les divers environnements parcourus, la faune vivotant autour de ce business des castings (hilarant jeux de coudes et rivalité entre mères)  et du polissement des jeunes talent dévoile un envers du décor pittoresque. Professeur d’art dramatique, photographe pour enfant, couturière, coiffeur et autre professeur de danse, c’est tout un microcosme opportuniste auquel va se confronter Maddalena à travers des échanges truculents où la gravité n’est néanmoins jamais bien loin – ce cri du cœur de Maria abandonnée à son sort chez un coiffeur, l’humiliation verbale du professeur de danse. Le personnage de Walter Chiari, séduisant assistant aux dents longues, représente toute l’ambiguïté et l’hypocrise de cette industrie avec son attitude oscillante entre escroc, ange gardien et vil séducteur. C’est la façon progressive de Maddalena de le démasquer qui amorcera aussi son changement de regard sur cet environnement, et lui fera questionner sa propre attitude. 

Anna Magnani anticipe l’autre emploi de « mère louve » qu’elle aura plus tard chez Pasolini dans Mamma Roma (1962), rendant tour à tour monstrueux puis incroyablement touchant son profond instinct de protection envers sa progéniture. Si l’essentiel du film en donne à voir la facette la plus étouffante, la conclusion s’avère bouleversante. Le dialogue avec une déçue de cette course aux étoiles lui fait enfin envisager un futur malheureux pour sa fille dans ce milieu, avant de constater au présent à quoi en est réduit Maria aux yeux de ces hommes. Assistant en douce au visionnage des essais de Maria par l’équipe du film, leurs mots méprisants la bouleversent. Comme évoqué plus haut, le cinéma constitue une fenêtre sur un ailleurs plus confortable pour Maddalena. Visconti exprime formellement cette idée durant cette séquence, alternant le visage de Maddalena regardant en cachette la projection des rushes, les vues sous forme de cadre dans le cadre de l’écran, et le contrepoint cruel des professionnels raillant sa fille en toute impunité. La « fenêtre » du cinéma s’ouvre sur le mépris plutôt que le rêve, le dépit plutôt que l’espoir, l’humiliation davantage que la fierté. 

Notre héroïne après la colère ose ainsi enfin ralentir, regarder la souffrance de son enfant (la crise de larmes non-feinte de Maria dans les rushes) et aspirer au calme de son foyer. Visconti signe là un de ses films les plus touchants, saisissant une certaine réalité du peuple par la vérité des sentiments plutôt qu’à la « fabrication » néoréaliste qu’il dénonce dans le fond et la forme de ce Bellissima.

Sorti en bluray français chez Camelia Films

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