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mercredi 27 décembre 2023

Jungle Fever - Spike Lee (1991)


 Flipper Purify est un architecte brillant dont la vie n'est que réussite. Il est un homme marié et comblé. Lorsqu'il rencontre Angela, sa nouvelle secrétaire intérimaire, sa vie bascule. Il tombe amoureux et entretient une liaison. Son amour se heurte aux différences sociales et au racisme : il est noir, elle est blanche, leur union est des plus compliquées pour leur entourage...

Cinquième film de Spike Lee, Jungle Fever est une photographie des clivages raciaux d’alors au Etats-Unis, sous un angle jusque-là peu traité dans le cinéma américain à savoir la romance mixte. Les unions mixtes furent interdites au Etats-Unis jusqu’en 1967, mais le cinéma s’intéressa au sujet bien plus tôt. Des mélodrames comme L’Héritage de la chair (1949) d’Elia Kazan, Cœurs Insondables (1951) de Robert Stevenson ou Mirage de la vie de Douglas Sirk (1959) s’y risquèrent, mais avec l’hypocrisie en coulisse d’engager des actrices blanches pour interpréter des femmes noires.

Le tabou n’était d’ailleurs accepté que dans cette dynamique femme noir/homme blanc, comme une réminiscence implicite de l’époque de l’esclavage. En effet, les maîtres blancs ne se gênaient pas pour disposer des « négresses » à leur gout, tandis que la possibilité qu’une femme blanche puisse avoir une relation avec un noir était considéré comme une souillure - élément brillamment abordé dans le sidérant Mandingo de Richard Fleischer (1975). Même une œuvre progressiste comme Devine qui vient dîner de Stanley Kramer (1967) n’autorisait qu’un timide baiser à son couple, et les couples mixtes étaient à la marge du sous-genre de la Blaxploitation dans les années 70.

Il y a clairement des relents de tous ces tabous dans le postulat de Jungle Fever. Dès son générique où les noms apparaissent sous forme de panneaux de signalisation, les clivages raciaux fonctionnent aussi selon une dimension géographique. Le héros Flipper (Wesley Snipes) et sa famille habite dans le quartier de Striver’s Row à New-York, cadre abritant la classe moyenne afro-américaine naissante. Angie (Annabella Sciorra) vit quant à elle dans la partie italo-américaine du quartier populaire de Bensonhurst. Le seul espace où ils sont susceptibles de se croiser est le cadre du travail, un cabinet d’architecte, qui constitue à leur échelle le symbole d’une certaine ascension sociale (il est architecte et elle est secrétaire).

Spike Lee les montre volontairement (Flipper et son militantisme noir latent dans l’engagement de sa secrétaire) ou contraint (Angie forcée de cuisiner pour les hommes de sa famille en rentrant du travail) comme fermement ancrés dans leurs communautés respectives, et dessine quelques personnages satellites subissant sous une autre forme cet environnement sociogéographique. Gator (Samuel L. Jackson) frère ainé toxicomane de Flipper, représente un des maux majeurs des afro-américains dans les années 80, et sous la bourgeoisie noire naissante délimite la frontière du quartier menant vers les ghettos toujours bien existants où végètent les exclus (sordide incursion dans un squat de crack). Paulie (John Turturro), petit ami d’Angie, est quant à lui un garçon sensible et éduqué qui dénote face au machisme latent du mâle italien dont il subit les railleries.

Loin des regards biaisant forcément leur comportement, Flipper et Angie le temps de quelques soirées d’heures supplémentaires ensemble finissent par développer une complicité et attirance (le changement d'atmosphère, le cocon s'illustrant par le halo de la photo d'Ernest R. Dickerson) qui va mener à une aventure. Le simple drame adultère possible conduit ainsi à une véritable photographie du racisme et des préjugés toujours bien vivaces. S’il reste à ce principe révoltant de souillure et d’impureté pour la femme blanche dans la réaction violente et primaire de l’entourage « prolo » d’Angie, la description du racisme noir est encore plus intéressante. Drew (Lonette McKee), l’épouse de Flipper sans plus révoltée par le fait que la tromperie ait eut lieu avec une femme blanche plutôt que l’acte en lui-même. 

Spike Lee montre une discussion féminine crue et triviale durant laquelle ce débat a lieu, la souillure versant féminin étant à la fois économique (les hommes noirs qui réussissent choisissant une blanche plutôt qu’une femme de leur communauté) et étonnamment proche des critères primaires des racistes blancs (les femmes blanches lorgnant les noirs pour leur supposée virilité exacerbée). Spike Lee manie avec brio des concepts naissant que l’on ne verra creusés avec une même causticité que bien plus tard dans le Get Out de Jordan Peel (2017), tout en remettant en question aussi l’idéal d’une certaine fierté noire avec le père religieux, obtus et rigoriste de Flipper incarné par Ossie Davis.

Le constat s’avère en définitive assez désabusé puisque Spike Lee refuse à la romance naissante de Flipper et Angie de réellement se concrétiser. On peut ainsi se demander si la conclusion amère repose sur une opinion (chacun doit rester à sa place dans sa communauté) ou une vision lucide des possibilités de pareille relation à l’époque. Le message est ambigu mais une scène cruciale permet sans doute de clarifier où se situe Spike Lee. Revenant de dîner, Angie et Flipper chahutent dans la rue et l’improbabilité qu’ils soient en couple incite le voisinage à alerter la police pour agression. La séquence est choquante dans la forme par le chaos et l’urgence de la mise en scène de Lee jurant avec l’élégance posée du reste du film, et dans le fond puisque Flipper ne connaissant que trop bien ces situations se rabaissent et nie être en couple avec Angie quand celle-ci va violemment invectiver les agents. Le fossé de leur vécu s’avère insurmontable à ce moment-là particulièrement, pour Flipper bien plus craintif, car risquant sa vie en plus du "déshonneur" (Spike Lee s'inspire du fait divers qui vit  en 1989 Yusuf Hawkins, adolescent de 16 ans lynché pour avoir été soupçonné d'une aventure avec une italo-américaine), à défier son monde. C’est donc dans les figures satellites qu’il faut chercher l’espoir avec le beau personnage de Paulie que les évènements auront incités à prendre courage face à son milieu. Une œuvre passionnante qui sera un des grands succès critiques et commerciaux de Spike Lee, avant le geste plus radical de Malcolm X (1993).

Sorti en bluray et dvd français chez Elephant Films

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