Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

Pages

dimanche 11 septembre 2016

Innocence - Lucile Hadzihalilovic (2004)

Dans un parc coupé du monde, trente-cinq jeunes filles âgées de cinq à onze ans apprennent la danse et les sciences naturelles.

Lucile Hadzihalilovic signait avec ce premier film une des œuvres les plus singulières du cinéma français contemporain. Il s’agit de la libre adaptation de la nouvelle Mine-Haha, ou l'éducation corporelle des jeunes filles de Frank Wedekind dont il transpose le contexte de 1888 aux années 60, soit la propre enfance de Lucile Hadzihalilovic. L’intrigue est aussi simple que nébuleuse : un groupe de fillettes vit dans un étrange pensionnat rural en quasi autonomie, si ce n’est les leçons de danse et de sciences naturelles données par Mademoiselle Eva (Marion Cotillard) et Mademoiselle Edith (Hélène de Fougerolles).

Le film s’ouvre sur l’arrivée déroutante de la nouvelle élève Iris (Zoé Auclair) s’éveillant d’un cercueil et chaleureusement accueillie par ses camarades. La réalisatrice déploie une narration jouant essentiellement sur l’atmosphère, le point de vue et les sensations de la nouvelle venue Iris guidant la découverte des lieux dans un mélange de grâce et d’inquiétude. La plénitude de cette innocence enfantine se ressent ainsi par la joyeuse complicité d’un d’apprentissage de la nage, par l’harmonie collective et l’oubli ressenti dans les scènes de jeux en extérieur. L’imagerie lumineuse et ensoleillée magnifie ce cadre rural forestier et capture beauté innocente des fillettes dans de somptueuse composition de plan. 

C’est lorsque ce mouvement se ralenti, que les lumières du jour s’estompent et qu’il s’agit d’observer autour de soi que l’incertitude se ressent. Le montage alterne les plans fixes sur les différents environnements soudainement plus inquiétants, cette bascule nocturne se conjuguant aussi aux rituels mystérieux tels les expéditions quotidiennes de la douce Bianca (Bérangère Haubruge). La photo de Benoit Debie est chargée de contraste dans plénitude du jour et les nuances bienveillantes des couleurs de la forêt. A l’inverse la nuit venue la perspective se fait plus opaque, tout juste illuminée par les lampadaires longeant les sentiers semblant désormais échappé d’un conte.

La force du film est de ne jamais réellement choisir, de ne pas faire dominer la veine oppressante plus que celle apaisante et inversement. Certaines élèves aspirent à gagner le monde extérieur et d’autres absolument pas et la liberté des corps alterne avec de rigoureux codes vestimentaires (la couleur des rubans selon la catégorie d’âge, l’uniforme commun à toutes les filles), la satisfaction du présent s’oppose à l’ambition de certaines fillettes d’être « élues » par la directrice lors de ses passages annuels. De même les tentatives d’évasion sont tour à tour synonymes de séquences mortifères ou d’ouverture d’horizon possible, guidé par les éléments où la pluie précède la neige. Lucile Hadzihalilovic ne cède pas à l’orientation des deux influences qu’on associe au film. 

On n’est pas emporté dans les ténèbres démoniaques du Suspiria (1977) de Dario Argento - qu’on pense souvent comme une adaptation officieuse de la nouvelle de Frank Wedekind - et le récit ne passe pas de l’imagerie vaporeuse au drame à la manière de Pique-nique à Hanging Rock (1975) de Peter Weir. Le film dessine ainsi les contours du passage de l’enfance à l’adolescence et des émotions contradictoires de ce moment. L’énigme du film débouche à la fois sur la découverte intimidante de la transformation du corps, du regard masculin indistinct mais aussi d’un épilogue chargé d’espoir. 

L’inconséquence et la curiosité de l’enfance sont représentés par la jeune Iris, la douceur et le cheminement vers la féminité (à la fois maternelle et séductrice, voir ce moment où elle s’orne de la rose d’un spectateur lors du spectacle de danse) avec Bianca. Les autres personnages représente l’entre-deux, y compris les deux professeurs joué par Marion Cotillard et Hélène de Fougerolles que la réalisatrice se plait à filmer entre vulnérabilité et justement une féminité très prononcée. On sent le regard toujours juste d’une femme derrière la caméra, pouvant saisir l’innocence comme la sexualité en devenir des pensionnaires sans jamais susciter l’interrogation qu’aurait amené un metteur en scène masculin. Hermétique et ouvert, envoutant et inquiétant, Innocence est bouillant de tumultes intérieurs sous son approche feutrée.

Sorti en dvd zone 2 français et bluray chez Potemkine


5 commentaires:

  1. Bonjour Justin,

    Je n'ai pas vu ce premier film, mais bien son plus récent, Évolution, qui présente de nombreuses similitudes avec Innoncence : il est aussi
    question de secrets, de rituels mystérieux, de lieux clos, de cycles et de transformations des corps, du désir de gagner le monde extérieur.
    Et si la narration joue toujours essentiellement sur l’atmosphère et les sensations, il me semble que son deuxième long-métrage est volontiers plus sombre et plus inquiétant encore (mention particulière pour l'actrice Roxane Duran, que je trouve très intéressante). Une réalisatrice qui présente effectivement un univers très singulier, même si je n'ai pas totalement adhéré non plus (un peu trop soporifique par moment). Mais tu m'as donnée envie de voir son premier film, et je la suivrai probablement également dans le futur ;-)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Salut Sentinelle,

      Pas vu Evolution mais j'ai le coffret récent qui le réunit avec Innocence. Ca a l'air tout aussi intriguant effectivement et je suis curieux de le voir, même si c'est difficile d'accès (Innocence aussi il faut s'accrocher ^^). La réalisatrice a un univers vraiment original qui m'intéresse plus que celui de Gaspard Noé (son ancien compagnon à qui elle dédie Innocence au générique).
      Par contre 12 ans entre Innocence et Evolution, apparemment il faut s'armer de patience pour la suivre ^^

      Supprimer
  2. Oui, je ne prends pas trop de risque en disant que je vais la suivre, un film tous les 12 ans, je devrais pouvoir tenir le rythme ;-)
    Tiens, c’est drôle car 12 ans, c’est aussi plus ou moins l’âge de ses protagonistes… ce n’est sans doute pas un hasard.
    Je ne savais pas que son ancien compagnon était Gaspard Noé, tant mieux d’ailleurs, car j’ai pu voir son film sans a priori (car j’en ai beaucoup à l’égard de ce réalisateur).

    RépondreSupprimer
  3. Après vérification, c'est plutôt 11 ans qui semble être un âge clé pour la réalisatrice.

    RépondreSupprimer
  4. Oui c'est ça, l'âge clé du passage de l'enfance aux premisses de l'adolescence. On le ressent vraiment dans Innocence.

    RépondreSupprimer