L'Indochine, dans les
années 1930. Une Française de 15 ans et demi vit avec sa mère, une institutrice
besogneuse, et ses deux frères, pour lesquels elle éprouve un étrange mélange
de tendresse et de mépris. Sur le bac qui la conduit vers Saïgon et son pensionnat,
elle fait la connaissance d'un élégant Chinois au physique de jeune premier.
L'homme a l'air sensible à son charme et le lui fait courtoisement savoir. Elle
accepte de le revoir régulièrement. Dans sa garçonnière, elle découvre le
vertige des sens. Il est follement épris, elle prétend n'en vouloir qu'à son
argent.
Le récit initiatique se sera toujours conjugué au vrai
dépaysement dans le cinéma de Jean-Jacques Annaud. Pour ce grand voyageur,
l’environnement constitue constamment un moteur de l’intrigue, que ce soit par
les contrées parcourues mais aussi leurs influences sur les émotions de ses
personnages. Du coup hormis Coup de tête
(1979) au cadre et sujet bien contemporain, chacun de ses films nous emmènera
dans un passé plus ou moins éloigné, nous fera visiter des lieux inédits et
saura nous faire adopter les points de vue les plus inattendus dans des œuvres
comme La Victoire en chantant (1976),
La Guerre du Feu (1981), Le Nom de la Rose (1986) ou L’Ours (1988) pour en rester à ses
premiers succès où il aura su y exprimer une sensibilité épique, ethnologique
et humaniste. Les quelques entorses à l’ouvrage d’Umberto Eco avait cependant
laissé deviner une fibre romanesque inexploitée avec l’évocation des premiers
émois du jeune moine joué par Christian Slater, que ce soit l’étreinte furtive
ou la dernière rencontre du personnage avec sa tentatrice – moments absents du
livre. Avec son cadre exotique et son évocation de la France coloniale déjà
abordé dans La Victoire en chantant, L’Amant de Marguerite Duras posait des
bases attrayantes pour le réalisateur tout en l’emmenant sur un terrain
inconnu. Dans ce roman autobiographique, Marguerite Duras narrait son
adolescence dans l’Indochine française et notamment sa découverte du sexe à
travers la liaison scandaleuse qu’elle entretiendra avec un riche chinois.
Claude Berri, connaissant l’envie d’Annaud de traiter d’un
récit au féminin va donc lui en proposer l’adaptation en 1987. Annaud va lire
l’ouvrage à cette occasion et bien que captivé il refusera l’offre dans un
premier temps. Après la collaboration idéale d’Umberto Eco pour Le Nom de la Rose, il sait bien qu’il ne
revivra pas une expérience aussi réussie avec un auteur et surtout pas – la
suite le confirmera – avec la réputée difficile Marguerite Duras. Finalement
l’attrait pour cette histoire sera trop fort et Annaud accepte le
projet. Entre les échanges instructifs mais orageux avec Marguerite Duras, la
longue quête des interprètes idéaux (la production recevra près de 1000 lettres
par jour pour le rôle remporté par Jane March) et la lourde logistique à mettre
en place pour le tournage au Vietnam, la production sera de longue haleine. Les
aveux et/ou points de blocage lors des discussions avec Duras ainsi que la
découverte du cadre vietnamien (où certains lieux de la véritable histoire
existent toujours dans ce Vietnam pas entré dans la modernité, ainsi que des
survivants qui apporteront leurs points de vue) permettront à Annaud d’acquérir
une vision personnelle, forcément opposée à celle de l’auteur.
L’adaptation de Jean-Jacques Annaud s’avère à la fois très
fidèle tout en étant une trahison du roman. Si la relation avec le Chinois
était bien sûr le fil conducteur, la narration en était plus flottante. La voix
de Marguerite Duras y naviguait dans son intime entre passé, présent et futur,
cette « romance » étant le moteur d’une histoire de famille
tumultueuse et complexe. L’émoi du présent et l’éveil aux sens de la jeune
fille se mêlaient au regret, à l’amertume et nostalgie pour ce passé. Le
lecteur novice pouvait autant s’y impliquer dans une vraie immédiateté par la
romance (ce qui explique l’immense succès du roman) que l’afficionado de Duras
qui y verrait les liens avec d’autres ouvrages autobiographiques, notamment
Barrage contre le pacifique –
expliquant notamment la situation financière précaire de la famille.
Une
adaptation littérale aurait été possible et aurait sans doute donné un film
intéressant. Seul souci, le résultat aurait certainement été très proche d’un
des travaux les plus fameux de Marguerite Duras, le scénario de Hiroshima mon amour (1959). On peut
imaginer qu’elle avait déjà L’Amant
en tête à l’époque et usa du poème filmique d’Alain Resnais pour développer
certaines idées narratives. Jean-Jacques Annaud simplifiera cette structure
tout en conservant tous les éléments du roman. La voix-off de Jeanne Moreau
effectuera le pont entre passé et présent, visible simplement à l’écran – et de
façon un peu trop démonstrative en noir et blanc stylisé et factice – durant les prologues et épilogues rappelant
la source littéraire du film. Ce qui l’intéresse avant tout, c’est la passion
fiévreuse dans cette Asie coloniale.
L’histoire d’amour n’existe réellement qu’à travers cet
artifice. La jeune fille (Jane March) représente dès sa première apparition,
accoudée à la passerelle d’un bateau, une image d’innocence et une promesse de
sensualité. La moue boudeuse et le teint de pêche exprime à la fois la candeur
enfantine et la séduction féminine. Annaud a également pris soin de cerner
cette dualité dans sa tenue vestimentaire, sa robe de tissu grossière étant propice
aux vadrouilles et mouvements brusque de l’enfant qu’elle est encore, mais
épousant avec volupté les formes de la femme qu’elle est en train de devenir.
Le chapeau d’homme s’arbore dans un air de défi, les chaussures à talon
pailletées comme un appel et une provocation. Tous ces éléments conjugués lui
confèrent un air de nymphe inaccessible d’autant plus prononcé qu’elle se
trouve dans un bateau grouillant d’autochtones la ramenant à sa pension.
Annaud
par sa caméra caressante nous fait ainsi partager le point de vue du Chinois
(Tony Leung Ka-Fai), troublé par cette jeunesse sensuelle qu’il observe de
l’intérieur de sa voiture. La première rencontre et même l’ensemble du film
affichera donc ce paradoxe : l’adolescente inexpérimentée menant le jeu,
insensible, face à un adulte fébrile et éperdument amoureux. Le désir coupable
est double pour l’amant avec l’attrait pour cette très jeune fille qui est
aussi une blanche. De la même façon la séduction est ambiguë pour la fille. Le
Chinois ne semble qu’un instrument du défi qu’elle lance à sa famille et à
cette aristocratie coloniale qui les a rejeté. Tout ne fonctionne ainsi que par
la symbolique, la garçonnière théâtre de leurs étreintes se trouve dans le
quartier pauvre et mal famé de Cholon et un dialogue souligne le train de vie
oisif du Chinois, n’existant finalement que pour donner à la jeune fille
« la jouissance qui fait crier ».
La reconstitution méticuleuse (ramenant certains lieux à la
vie comme le vrai pensionnat où séjourna Marguerite Duras), le dépaysement
envoutant et les vues majestueuses confirment le sens visuel de Jean-Jacques
Annaud mais sont également un trompe-l’œil à un envers bien plus cruel dans le
rapport entre colons et colonisés. La relation entre la jeune fille et le
Chinois est donc une aberration dont un amour sincère ne peut être la source.
La scène de dîner avec la famille où le Chinois paie la note est saisissante de
noirceur, les blancs déchus et nourris par leur supposé inférieur se montrant
d’un mépris révoltant pour compenser leur honte. Bienfaiteur soumis et
expression de son émancipation insolente pour la fille, le Chinois semble donc
reproduire ce schéma colonial et la relation ne reposer que sur un attrait
intéressé. Une dualité qui concerne réellement Marguerite Duras dont le
dénuement initial guidera son attitude future entre son art et des
préoccupations bassement pécuniaire – Annaud révèlera que lors de ses visites le
seul ornement de son appartement était un tableau détaillant ses chiffres de
vente.
C’est par les pourtant très décriées scènes charnelles que Jean-Jacques
Annaud va dépasser ce postulat cynique. L’eau est un leitmotiv constant de
désir tout au long du film, symbolique d’abord avec ce bateau dérivant sur les
rives du Mékong durant la première rencontre. Les peaux moites de sueurs et d’appréhension
trahissent autant ce désir que les regards à la dérobée pendant le trajet en
voiture et enfin l’humidité sera palpable dans l’intimité de la garçonnière
après leurs ébats.
Ce motif de l’eau trahi la sincérité de l’émoi des amants
tandis que la séduction même dans ses plus beaux moments (sublime effleurement
de doigts dans la voiture ou encore le baiser sur la vitre de Jane March
magnifié par le superbe thème romantique de Gabriel Yared) semble encore
distiller ce doute, semblant toujours un jeu pour l’adolescente. A l’inverse il
dévoile aussi les passions et souvenirs néfastes de la famille : la pluie
battante alors que se révèle les relations fraternelles torturées, où l’aveu de
la ruine familiale de Jane March au Chinois face à la fameuse barrière contre
le pacifique.
L’abandon lors des scènes de sexe sera donc le révélateur du
réel amour du couple. Moins nombreuses que ce que la réputation sulfureuse du
film laisse croire, elle se dessine en fait en trois temps. La crainte, l’appréhension
et la curiosité se ressentent lors de la première étreinte. Le jeu et le calcul
s’estompent - Jane March très entreprenante face à un Tony Leung n’osant
franchir le pas – la fille découvrant une des émotions inconnues tandis que le
Chinois oublie ses inhibitions. Les corps se jaugent, se palpent et s’unissent
avec une infinie délicatesse dans une scène à la lenteur savamment calculée
avançant au rythme des percussions en écho de Gabriel Yared. Ce moment
fonctionne grâce à la réelle appréhension des acteurs, Jane March dix-huit ans
à peine n’ayant pas l’expérience - dans la vie et encore moins au cinéma pour
ce qui est son premier rôle - d’une telle intimité et Tony Leung n’étant guère
habitué à ce type de séquence à Hong Kong.
Après la découverte de ces nouvelles
sensation et du corps de l’autre, on n’espère plus que de les retrouver au plus
vite, ce qu’exprimera parfaitement l’urgence de la seconde scène de sexe
capturée en un long plan fixe où le lit aura semblé bien trop éloigné par cette
hâte de s’aimer. Enfin, la dernière scène témoigne désormais de la complicité érotique
entre les amants, de leur parfaite connaissance dans la gestuelle où ils domptent
désormais la montée de leur désir et Annaud ne filme plus au final que des chairs
palpitantes de plaisir. Les différences d’âge, de races et de milieux s’estompent
dans ces instants qui feront fulminer une Marguerite Duras préférant qu’ils ne
soient pas explicites. Pourtant au-delà des mots de l’auteur, Annaud exprime une
émotion palpable dont ces moments osés sont les déclencheurs, comme cette larme
que versera Jane March dans la solitude de son lit en pension après sa première
fois.
D’abord dans la
somptueuse séquence de mariage où l’agitation ambiante s’estompe par seul force
de leur échange de regard. Le rapprochement et la séparation s’exprime dans ce
même moment, tout comme la scène d’adieu faisant écho à l’ouverture. Accoudée à
la passerelle du paquebot l’emmenant loin d’Indochine, la jeune fille devine le
regard insistant de son amant sur quai et c’est définitivement séparé de lui qu’elle
s’avouera avoir réellement aimé son amant des antipodes. Au plus près ou au plus loin, là seulement la romance peut fonctionner
mais surtout pas au quotidien où les regards inquisiteurs de leur
communauté peuvent se poser sur eux. Le motif de l’eau
accompagnera une fois de plus cette séparation, à travers le Mékong éloignant
désormais le couple et les larmes que laissent enfin couler Jane March.
Si
cette dernière fut la grande révélation du film - malheureusement guère
confirmé par la suite – on saluera la performance de Tony Leung Ka-Fai dont la
beauté aristocratique sait révéler les fêlures de l’amoureux tourmenté – et s’avère
en fait plus incarné et touchant que son équivalent papier. Une belle
adaptation donc que l’approche esthétisante de Jean-Jacques Annaud soumettra à
une critique sévère mais n’empêchera pas le succès. Evidemment mécontente, Marguerite Duras donnera sa réponse
en donnant une variation/relecture avec L’Amant
de la Chine du nord à la manière du film qu’elle aurait imaginé.
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S'il n'était pas censé traduire Marguerite Duras, je pense que L'amant serait un très beau film toutefois assez banal. Mais il est complètement raté en tant que "version" durassienne. Et je comprends qu'elle ait été furieuse, dévastée peut-être. De toute façon L'amant n'est sans doute pas le roman le plus durassien de tous. Et s'il a eu tant de succès, c'est que beaucoup de lecteurs sont passés à côté de Duras, et ont peut-être cru lire un roman de gare chic.
RépondreSupprimerSon style c'est absolument Hirochima mon amour. Même si le film frôle parfois le ridicule, c'est ça Marquerite Duras.
Pour la pasticher on peut dire que Marquerite Duras, il faut vraiment beaucoup l'aimer, pour l'aimer, sinon ce n'est pas possible, on ne peut pas la supporter.
Bien à vous,
Catherine