Antonio, industriel riche à millions, se retrouve amnésique et
paralysé à la suite d'un malheureux accident. Sa famille, qui compte sur
son capital et en dépend, va tenter de ranimer sa mémoire.
La
réminiscence du passé, du souvenir et le retour en enfance aura souvent
lancé les personnages de Carlos Saura vers le point de non-retour.
L'obsession fétichiste du héros de Peppermint frappé (1967) vient de sa volonté de ressusciter un premier émoi adolescent. Le couple de La Madriguera
(1969) se brise dans les jeux supposés le relancer et en rejouant les
premières heures d'amour sincère de leur mariage. Saura fait de cette
reconstruction déformée et impossible du passé le leitmotiv du Jardin des délices
pour un regard cinglant sur la famille mais surtout une critique acerbe
du régime franquiste. L'histoire s'inspire d'un fait réel rapporté au
réalisateur sur un homme rendu idiot par un accident et dont la famille
tentait de faire revenir la mémoire par des visites quotidiennes de tout
son entourage. Dans le film il s'agira d'Antonio (José Luis López
Vázquez), riche industriel amnésique et cloué dans un fauteuil roulant.
La famille ne ménage pas ses efforts pour lui faire recouvrer la
mémoire, rejouant et reconstituant entièrement des épisodes de son
enfance. Tout cela est bien sûr intéressé, Antonio détenant toutes les
données et informations financières de l'empire familial.
Ces
reconstitutions donnent lieu à des séquences grotesques et surréalistes
dont une ouverture mémorable rejouant une punition et terreur enfantine
d'Antonio lorsque ses parents lui firent croire qu'ils le feraient
dormir pour la nuit avec les cochons. La satire s'installe
progressivement, cette comédie servant dans un premier temps à fustiger
la cupidité de la famille qui intègre avec bien peu de finesse ses
intérêts financiers aux souvenirs. Le père (Francisco Pierrá) en
rappelant à Antonio sa passion pour les atlas insiste lourdement sur la
Suisse où se trouve leurs comptes bancaires tandis que sa femme (Luchy
Soto) tout en cajoleries cherche à lui faire dire le code du coffre-fort
de leur chambre. L'hébétude d'Antonio sera l'occasion d'une revanche
pour les faibles le dominant désormais, que ce soit son fils ou les domestiques le rudoyant. José Luis López Vázquez, attendrissant
et pitoyable par son interprétation subtile ne joue pas un homme
diminué, mais prématurément sénile.
Les souvenirs refaçonnés le ramènent
en enfance mais également les situations du quotidien où il doit
réapprendre à écrire, parler, où il retrouve l'obsession mammaire du
nourrisson - une domestique lui montrant un sein pour qu'il finisse son
repas. Le parallèle entre la dépendance de cette famille pour son maître
déchu et l'état de débilité dans lequel il est tombé représente donc
l'Espagne d'alors où un Franco vieillissant et diminué ne lâche pas les
rênes du pouvoir, enlisant le pays et l'empêchant d'entrer dans une ère
moderne. On comprend alors que toutes les scènes d'enfance d'Antonio
recrée relèvent de la satire par leur nature orientée. L'irruption des
"rouges" Républicain pendant la communion de ses dix ans figure la
quiétude bienveillante de l'église en opposition au tumulte et à la
terreur des activistes. L'image saine de la famille est pourtant
contredite à travers un autre souvenir avec l'attitude séductrice et
presque incestueuse de la pulpeuse tante (Lina Canalejas) d'Antonio.
Carlos
Saura déploie une atmosphère étrange où le montage nous faire perdre
pied entre réel et illusion, passé et présent. On ne fait peu à peu plus
de vraie différence entre les retours en arrière façonnés par la
famille pour Antonio et les vrais sursauts de mémoires de celui-ci.
Certaines visions sans portée dramatique ou satirique s'insèrent à
l'ensemble, nous faisant partager la psyché embrumée du héros comme
lorsqu'il verra des chevaliers en armures traverser son jardin. Saura ne
ménage cependant pas son héros et n'en fait pas une victime. Le
rapprochement avec Franco se ressent quand il lui fait retrouver des
bribes de l'éloquence d'antan, d'abord dans musée affichant sa grandeur
passée d'entrepreneur puis face à son conseil d'administration où il
bredouille ses discours d'antan.
Le personnage achève d'être rendu
pathétique en rappelant le tyran injuste (et désormais inoffensif) qu'il
fut par son attitude brutale avec une domestique - qui le lui rend bien
signe de la faillite de cette autorité. Sans guide et livrée à
elle-même, la famille et donc l'Espagne ne peut que sombrer à l'image
d'une dernière scène magistrale où arborent désormais le même état
catatonique. Moins allégorique que d'ordinaire, Carlos Saura subira les
foudres du pouvoir puisque le film sera interdit durant plusieurs mois
avant de sortir dans une version censurée et moins explicite. Sans doute
moins impliquant émotionnellement par cette charge plus directe, le
propos du film n'en reste pas moins passionnant.
Sorti en dvd zone 2 français chez Tamasa
Extrait
[Film] Chime, de Kurosawa Kiyoshi (2024)
Il y a 7 heures
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