Le film conte la vie
de marginaux autour d'un bidonville. On suivra Rokuchan, jeune garçon se
prenant pour un machiniste de tramway, dans les bas-fonds de la ville où il
rencontrera bon nombre de personnalités avec leurs problèmes : folie,
pauvreté, inceste…
Dodes’kaden est un
film qui arrive près de cinq ans après Barberousse
(1965) dans la filmographie d’Akira Kurosawa. Ce dernier constituait un film-somme
et le pic de sa collaboration avec Toshiru Mifune, concluant la première et
plus célébrée période de son œuvre. Conscient de cet aboutissement, le
réalisateur décidait de modifier ses méthodes de travail pour ses films
suivants notamment en usant de la couleur. Le projet Runaway Train devait être sa première grande production
internationale avec ce récit de course-poursuite ferroviaire en territoire
enneigé avec un tournage prévu au format. Seulement Kurosawa ne s’entend pas
avec ses producteurs américains qui privilégient le noir et blanc et son
refroidis par ses méthodes de travail méticuleuses. L’aura du réalisateur est
ainsi ternie par une réputation d’ingérable confirmée avec Tora ! Tora ! Tora !, ambitieuse coproduction
entre la Fox et le Japon sur Pearl Harbor dont il doit mettre en scène la
partie japonaise. Ses méthodes de
travail peu compatibles à une grosse production hollywoodienne seront sources
de dépassements de budget et il sera renvoyé après trois semaines de tournage
au profit de Kinji Fukasaku et Toshio Masuda. Ces déconvenues le marqueront
durablement et Dodes’kaden est l’occasion
pour lui de prouver qu’il peut signer un projet formellement ambitieux tout en
respectant son budget. Nombre de ses pairs le soutiennent dans cette reconquête
en étant coproducteurs comme Kon Ichikawa, Keisuke Kinoshita et Masaki
Kobayashi.
Le film est l’adaptation de Quartier sans soleil de Shūgorō Yamamoto, auteur déjà prisé par
Kurosawa dans Sanjuro (1962) et Barberousse. C’est aussi une nouvelle
fois pour Kurosawa l’occasion de traiter du sujet de la pauvreté abordé dans L’Ange Ivre (1948), Les Bas-fonds (1957) et Barberousse.
La misère constitue pour Kurosawa un mal social mais également pathologique, l’environnement
sinistre finissant par avoir des répercussions psychologiques sur les démunis.
C’est une réflexion proche de celle qu’aura Ettore Scola dans son fameux Affreux, sales et méchants (1976) mais
Kurosawa ne se focalise pas sur la seule monstruosité possible pour un ensemble
plus surprenant.
Dans un bidonville hors du temps, divers individus cherchent à
échapper à la misère chacun à leur manière. L’ouverture nous montre ainsi la
folie douce du jeune Rokuchan (Yoshitaka Zuschi) traversant la décharge en se
prenant pour un machiniste de tramway, indifférent au désespoir de sa mère et aux
moqueries des enfants. Kurosawa façonne un décalage entre le refuge de cette
folie et le désespoir de l’environnement, la bande-son accompagnant la
gestuelle et les bruits du tramway tandis que le personnage dévale les lieux de
façon exaltée. Cette dichotomie entre
comportement grotesque et misère palpable prend plusieurs visages, l’innocence amusée
prenant le plus souvent un tour monstrueux.
Le refuge alcoolisé de deux époux indigne les amènent à
échanger leur foyer voisin, la différence ne se faisant plus à leurs yeux
avinés et ni pour leurs épouses lasses de ces errements. Ce même décalage entre
dénuement et candeur se retrouve avec ce mendiant (Noboru Mitani) et son jeune
fils (Hiroyuki Kawase) dont il ne fait miroiter un ailleurs que par l’imagination
(la demeure évolutive à l’architecture insensée) mais le maintien jusqu’au
drame dans cette condition. Mais cela n’est rien comparé aux figures plus
explicitement monstrueuses tel ce beau-père (Tatsuo Matsumura) incestueux, la
pauvreté désagrégeant moralement, physiquement et psychologique ses victimes
notamment cette nièce de plus en plus fantomatique. Visuellement Kurosawa
excelle à jouer de l’hébétude enfantine de ses personnages, altérant la fange
qui les entourent. L’usage de la couleur est volontairement peu subtil, le
réalisateur ne jouant pas sur la gamme chromatique de sa pellicule et préférant
donner des couleurs criardes à des éléments de décors et/ou costumes – les maisons
rouges et jaunes grossièrement badigeonnées des deux alcooliques.
Ce parti pris
devient de plus en plus marqué au fil du récit avec des arrière-plans abstrait
et théâtraux. Les couchers de soleil et nuit étoilées se réduisent ainsi à un
mur peint, les contours enfantins des dessins ayant surpris les collaborateurs
de Kurosawa connaissant son talent de peintre. C’est pourtant là l’essence du
propos, la réalité n’offrant aucune vraie échappatoire (l’ultime entrevue entre
la nièce et le vendeur à vélo), autant l’entourer de ses ornements naïfs pour
la supporter. Etre conscient condamne à une douleur insurmontable à l’image de
cet époux inconsolable, même avec la repentance de sa femme. Le film se conclut
donc ainsi logiquement comme il a commencé, par la cavalcade de notre
conducteur de tramway. Akira Kurosawa réussi à réellement se réinventer mais l’esthétique
radicale (annonçant pourtant d’autres réussites plus nanties comme Ran (1985)) sera source d’un échec
commercial dont il aura bien du mal à se remettre.
Sorti en bluray et dvd zone 2 français chez Wild Side
Grand film, sur la misère et sur le rêve comme échappatoire à la réalité, l'un des plus poignants et étonnants de Kurosawa.
RépondreSupprimer