Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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vendredi 10 juin 2016

La Belladone de la tristesse - Kanashimi no Belladonna, Eiichi Yamamoto (1973)

L’histoire s’inspire des légendes médiévales autour de la sorcellerie. Une paysanne nommée Jeanne est violée par son seigneur, n’ayant pu obtenir le droit de se marier avec son amour, Jean, faute d’argent. Tous deux sont chassés du château, mais leur amour n’est plus le même et Jean la dédaigne. Le diable séduit alors Jeanne et en fait une sorcière puissante et désirée.

Le Studio Mushi s’est à l’origine imposé à la télévision au début des années 60 en adaptant les mangas les plus connus de son fondateur Osamu Tezuka (Astroboy, Le Roi Léo, Princesse Saphir). Mushi sera ainsi précurseur en imposant de nouveaux standards de production mais aussi artistique pour suivre le rythme d’une diffusion télévisée. C’est dans une même démarche novatrice que Tezuka réoriente Mushi vers le cinéma au début des 70’s, cherchant à produire des films participant au courant érotique et psychédélique en essor au sein d’un nouveau public adulte potentiel. Trois films seront produits dans ce sens avec la trilogie des Animera que forment Les Mille et Une Nuits (1969), Cléopâtre (1970) et donc La Beladonne de la Tristesse (1973). Tous seront des échecs commerciaux qui précipiteront la faillite des Studio Mushi.

Les trois films sont réalisés par Eiichi Yamamoto, véritable disciple de Tezuka dont il s’affranchit réellement de l’influence esthétique avec La Beladonne de la Tristesse. Le film est l’adaptation du roman La Sorcière de Jules Michelet paru en 1862. L’ouvrage est un brûlot féministe et anticlérical dont les préoccupations entre en parfaite connexion avec la contre-culture qui se développe à l’époque. Yamamoto façonne ainsi un Moyen-Age cauchemardesque, en particulier pour les femmes où la religion est un moyen d’abus sous couvert de piété. L’héroïne Jeanne sera la victime d’un cruel droit de cuissage de la part de son seigneur, la masculinité s’exprimant à la fois sous un jour tyrannique mais également lâche et opportuniste avec le personnage du mari. 

Le lien à la contre-culture se fera par la nature de l’émancipation de Jeanne qui se détourne de ces valeurs religieuses hypocrite en vendant son âme au Diable, puis en s’abandonnant à ses instincts lascifs sous les effets de la fleur de Beladonne. Ainsi émancipée des codes moraux viciés du monde, elle est invulnérable et entraînera les villageois opprimés dans son sillage. L’aspect anticlérical est bien là mais demeure superficiel du fait de l’absence de de réelle tradition chrétienne au Japon et les écarts sont plus sources d’inventions graphiques surprenantes que de vraies transgression religieuse – qu’on peut juger dans un Pinku Eiga comme Le Couvent de la Bête sacrée (1974). C’est réellement la notion de féminisme par l’ivresse opiacée et sexuelle qui intéresse Yamamoto.

C’est d’abord la facette austère qui domine afin de traduire visuellement la souffrance soumise de Jeanne. Yamamoto reprend les préceptes d’animation « figée » de Mushi, pas pour faire des économies comme sur les séries télévisées mais pour donner une dimension purement figurative au récit à travers une suite d’images/tableaux fixe. Le film alterne les techniques, atmosphères et influences graphiques (Gustav Klimt, Odilon Redon, Alphonse Mucha, Egon Schiele et Félicien Rops…) au gré des sentiments de l’héroïne. Le début oppressant, gris et austère traduit l’impuissance d’une Jeanne apeurée, le premier choc et l’irruption de la couleur se faisant avec l’image répétitive de son entrejambe déchirée qui larde l’image d’un jet écarlate. La figure inquisitrice du seigneur arbore l’allure hiératique de la silhouette d’un carte de tarot tandis que le décor stylisé et imposant convoque L’Art Nouveau. Plus Jeanne est vulnérable et à la merci de ses ennemis, plus le cadre sera dépouillé avec comme sommet l’après viol où sans repère elle apparait prostrée dans un tableau en aquarelle terne et tout juste esquissée.

L’excentricité apparait progressivement, notamment avec l’illustration du démon qui a l’aspect d’un sexe masculin parlant. La métaphore est explicite, Jeanne manipulant ce phallus qui grandit tandis que la voix du démon (doublée par Tatsuya Nakadai) se fait enjôleuse puis autoritaire. Dès lors c’est environnement entier qui se surcharge de forme et de couleurs dans un véritable trip hallucinée sur la vertigineuse bande-son psyché de Masahiko Sato. La transformation dépasse alors la seule Jeanne devenue sorcière toute puissante pour contaminer les villageois à travers les vapeurs bienfaitrices de la belladone. Plus aucune peurs ou inhibitions ne viendra interrompre des fresques d’orgie dantesque où l’individu s’oublie parmi les corps d’hommes, d’animaux et de démons entremêlés pour une pure extase dionysiaque. 

La Sorcière, chevelure démesurée au vent, domine de toute sa langueur décomplexée et de sa douce voix cette luxure. Le film trouve sa propre voix tout étant en parfaite continuité avec son époque puisque l’on pense autant aux Diables de Ken Russell qu’à El Topo (1971) d’Alejandro Jodorowski qui conjuguent également le trip à un vrai propos politique et la provocation. Le final sacrificiel lorgne d’ailleurs vers le classique de Russell en ranimant l’imagerie religieuse dans la tragédie. Mais Yamamoto ne perd jamais de vue qu’il narre avant tout un portrait de femme, une amoureuse qui le restera et qui cède à son humanité au détriment d’un pouvoir immense. Elle devient une icône christique au féminin destinée à accompagner tous les combats des femmes à travers les siècles dans montage audacieux en forme d’association d’idées. Un véritable ovni qu’il fait bon de (re)découvrir. 

Ressortie en salle le 15 juin

3 commentaires:

  1. Cet anime a été évoqué récemment dans l'émission de France Culture "Mauvais Genres", je l'ai visualisé sur
    http://www.dailymotion.com/video/x19cf9m_belladonna-de-la-tristeza-asmodeox-blogspot-com-parte-1_shortfilms
    http://www.dailymotion.com/video/x19cfi0_belladonna-de-la-tristeza-asmodeox-blogspot-com-parte-2_shortfilms
    et lu en diagonal http://www.angelfire.com/az3/synagogasatanae/lasorciere.html
    Au final, je pense que Jeanne reste victime et manipulée.
    Si le démon incarnait vraiment les forces naturelles "neutre" il aurait poussé Jeanne (voir Jean) à vivre hors de la société, fuir l'autorité seigneuriale et paroissiale dans la forêt, les montagnes,... fonder leur communauté, pas à tenter de s'élever socialement dans le fief.
    Le démon du désir (de plaisir & pouvoir) qui "réconforte" Jeanne brisée n'est rien d'autre que le même démon qui pousse le baron à violer Jeanne, la Baronne à la jalouser et la populace à la haïr.
    N'avez-vous pas remarqué ce rouge omniprésent:
    - lors du viol
    - dans l'esprit phallique venant du rouet lorsque Jeanne le manipule
    - dans la grotte où le démon a un cape avec des motif rappellant un toile d'araignée (celle que tisse le démon manipulateur) mais aussi des ailes de chauve-souris (les mêmes qui apparaissent lors du viol de Jeanne)
    - dans le visage du spectre de la peste noire et les yeux de ses bacilles

    Le démon prend le corps (et sans doute la virginité de Jeanne) et sa vie, tout ce qu'il lui donne entre temps (position sociale, désir de Jean, pouvoir,...) il le lui reprend sinon pourquoi les pouvoirs démoniaques si prompt à enivrer les paysans lors de la messe noire ne peuvent aider Jeanne à se débarrasser de l'emprise des soldats qui la mène au bûcher? même l'individualité de Jeanne lui est volée quans à la fin son visage se duplique sur les autres femmes.
    Un vrai esprit de la Nature aurait, tel la Dame du Lac formant et équipant Lancelot aidé Jeanne à défaire le baron possédé du démon, comme fut vaincu Claudas le destructeur du château de Bénoïc.
    Quelle piètre vengeance ou jutice que le démon offre à Jeanne: une poignée de descendants du baron mourra après 1789. La belle affaire.
    Même si la Belladone de la tristesse a des allures de Rape'n'Revenge, ce n'en est hélas pas un car finalement le démon-baron gagne sur toute la ligne, sauf si l'héroïne arrivée en Enfer se la joue "Lady Death", mais vu la façon dont, à défaut de son innocence elle conserve (jusqu'au bûcher) finalement sa naïveté dans l'illusion de bonheur que lui procure le fait de danser nue sous l'effet de psychotrope (magique ou chimique) lors de ses orgies, on peut fort douter de sa capacité à se rebeller et encore moins vaincre.
    Face à l'enfer de son existence elle n'est qu'une junkie, éternelle adolescente se réfugiant dans des paradis artificiels grotesque.

    La figure christique je la vois plutôt dans Jean, le mutilé qui meurt transpersé d'une lance comme le Christ en croix en voulant la sauver.
    La mort de Jean déclenchant ses pleurs lui fait ouvrir les yeux.
    C'est l'amour (de Jean) et non le désir (révèlé par le démon) qui lui font regretter ses choix et peut-être la sauve à l'image du "bon larron" crucifié aux coté du Christ.
    D'ailleurs la mort de Jean semble aussi ouvrir les yeux du peuple sur la perfidie du baron-démon

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  2. Certains ont assimilé Jeanne Belladonne à Jeanne d'Arc.
    Si effectivement Jeanne d'Arc décorait de couronnes de fleurs l'Arbre aux Fées de Domrémy et a fini sur le bûcher, ses "voix" furent plus efficaces:
    - elle réussit a traverser sans encombre les chemins forestiers jusque Chinon (rien à voir avec la fuite de Jeanne Belladonne vers sa grotte)
    - elle eu une armée à disposition pour casser de l'Anglo-Bourguignon semblable aux pillard de Domrémy
    - sa famille eu un anoblissement en bonne et due forme
    - si Jeanne d'Arc n'eut pas de descendance directe, ses frères en eurent une dont une partie garda même des titres de noblesse
    - le père de Jeanne d'Arc était assez fortuné pour lui trouvé un fiancée sans payement de droit de cuissage
    - Jeanne pu même se permettre de faire annuler ses fiancailles
    - hormis quelques parisiens récalcitrants et portiers de Compiègne peu zêlés, le Peuple fut plutôt fidèle à Jeanne d'Arc

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  3. Oui je suis d'accord l'héroïne est plutôt une Jeanne D'Arc inversée, qui transcende sa condition et son statut par des voix non pas divine mais démoniaque. L'aspect féministe et de libération sexuelle même si bien relève d'un aspect transgressif mais ambigu aussi à travers les symboles et images que vous évoquez et guidé du même mal initial. On le ressent aussi à travers Jeanne qui conserve sa candeur même devenue une sorcière toute puissante. Ca joue des facette même si on préfère quand même imaginer Jeanne martyre annonçant l'émancipation féminine future ça laisse sur une note optimiste après tous ces drames. Bien vu votre analyse et l'allusion à Mauvais Genre, émission que j'adore et écoute toute les semaines !

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