Le Japon de
l'après-guerre. Le pays est dévasté et le marché noir est roi. Cinq
prostituées, Sen, Mino, Roku, Mashito et Maya, jurent de n'avoir aucune
relation sexuelle, sauf avec leurs clients. Mais l'une d'elles, Mashito, ne
tient pas sa promesse. Elle est alors torturée par les autres jeunes femmes.
Survient un homme qui, pour avoir tenté d'assassiner un soldat américain, est
poursuivi par la police...
Dans sa grande série de film réalisé au sein de la Nikkatsu,
La Barrière de la chair est une œuvre
qui permet à Seijun Suzuki de sortir du carcan du film de yakuza. Tout comme il
avait bousculé ce genre de son iconoclasme narratif et formel, Suzuki malmène
la tradition du mélodrame au féminin japonais en signant une sorte d’antithèse
à Rue de la honte de Kenji Mizoguchi
(1956) dont on pourrait le rapprocher au vu du sujet. Ce côté transgressif se
ressent dans la relecture qu’il fait du roman de Taijiro Taruma adapté une
première fois par Masahiro Makino en 1948 (et justement dans ce classicisme au
féminin) où il apporte des éléments novateur. Par son érotisme appuyé et son
atmosphère moite, le film anticipe le lucratif virage vers le « roman
porno » de la Nikkatsu à la fin de la décennie. Parallèlement, le film se
nourrit du contexte politique explosif du Japon sous occupation américaine
d’après-guerre avec un égal ressentiment pour le « colon » que pour
l’acceptation japonaise de la situation. Suzuki s’avère ainsi contemporain des
ruades d’un Shohei Imamura qui a signé un rageur Cochons et cuirassés (1961) au sein de cette même Nikkatsu. Suzuki
est bien sûr nettement moins politisé qu’Imamura et les autres acteurs de la
Nouvelle Vague japonaise comme Oshima, mais son passé (enrôlé de force dans
l’armée japonaise en 1943, ayant frôlé la mort durant les bombardements et
subits toutes sortes de privations) l’anime d’une rage et d’un ressentiment qui
se ressentent largement dans le film.
Durant l’immédiat après-guerre, le récit dépeint ainsi un
Japon sous le joug américain à travers un quartier populaire où les hommes font
figure de main d’œuvre ou de bras armé sous contrôle (les yakuzas) et les
femmes sont pourvoyeuses de plaisir pour les GI. Cinq prostituées, Sen (Satoko
Kasai), Mino (Kayo Matsuo), Roku (Tamiko Ishii), Machiko (Misako Tominaga) et
la jeune Maya (Yumiko Nogawa) affrontent la situation de manière ambiguë.
Toutes ont perdues un être masculin cher dans le conflit (frère, époux ou
amant), l’homme japonais ne représente plus que cette image brutale et servile
en partie symbolisée par les yakuzas. Désormais il ne s’agira pour elles que de
les exploiter par leur corps, le paradoxe (dominer l’autre tout en s’offrant à
lui) étant résolu en ne couchant jamais gratuitement - et jamais avec un
américain -, l’union charnelle ne se mélangeant ainsi jamais aux sentiments.
Quiconque transgressera la règle, retournant alors au statut de faible femme,
se verra sévèrement châtiée par ses camarades. La première partie du film les
suit ainsi arpentant fières et indépendantes les rues, sans la protection d’un
mac et vivant ensemble dans une farouche attitude clanique. Suzuki a bénéficié
de plus de moyens que d’ordinaire et s’attarde dans un premier temps sur une
rigoureuse reconstitution.
La stylisation réside au départ dans les couleurs
des tenues des héroïnes, participant à une caractérisation simple où se détache
néanmoins la domination de la meneuse Sen toute de rouge vêtues, l’innocence et
la jeunesse de Maya en vert ou encore l’élégance de Machiko seule à arborer le kimono
traditionnel. C’est par elle que l’on devine les dysfonctionnements à venir.
Ayant perdue son époux au front, elle est la seule à avoir goûté au plaisir
charnel par amour et prolonge ce type de lien avec un client auquel elle est
attachée. Le personnage apparaît ainsi à la fois comme passéiste au regard de
la modernité agressive de ses congénères, mais finalement plus épanouie et
sincère. La férocité des punitions est à la mesure du ressentiment envers celle
ayant gouté une extase que les autres ne pourront que rêver.
Lorsque Shin (Joe Shishido), ancien soldat et fugitif va
investir leur antre, les émotions étouffées de chacune vont ressurgir. Suzuki
pourvoit Shin des atours idéaux de virilité : il est en fuite pour avoir
poignardé un de ces détesté GI et ne paraît nullement intimidé par la hargne
des jeunes femmes à laquelle il répond avec une brutalité verbale et physique
qui en font un « homme », un vrai. L’allure intimidante et le
charisme de Joe Shishido contribue à imposer le personnage, Suzuki promenant sa
caméra sur son corps musclé et les stigmates de la guerre qui le jonche.
L’acteur offre une composition subtile où sous la testostérone toute puissante
(cette séquence où il dépèce un bœuf comme un rien) il laisse voir le
traumatisme du conflit en lui. On pense à cette très belle scène où la tête
cachée par le drapeau japonais on devine des sanglots qu’il surmonte en se
perdant dans l’alcool et l’attitude festive. Le choix de l’inhumanité comme
remède au désespoir est finalement le même dilemme chez les prostituées
déchirées entre leur attitude farouche et le désir de s’offrir toute entière à
cet homme.
La frustration et la schizophrénie s’expriment ainsi dans la mise en
scène de Suzuki qui retrouve son inventivité pour révéler les tourments intérieurs
de chacun. Le réel s’estompe pour baigner les héroïnes dans une rêverie
amoureuse frustrante (ces arrière-plans saturant les couleurs associées à
chaque personnage), pour signifier l’impuissance d’un quelconque ordre moral
(là encore un arrière-plan avec le simple dessin d’une église quand Maya
défroquera son bienfaiteur ecclésiastique) et transforme la demeure en nid
suintant de désirs refoulés. Le filmage des scènes érotiques participent à cela,
les fondus enchaînés et incrustation amenant la dimension psychanalytique
trouble (le souvenir de son frère amenant Maya au désir pour Shin). Les corps
nus et moites s’exposent et se dissimulent dans de magnifiques jeux d’ombres de
la photo de Shigeyoshi Mine, les couleurs saturent et explosent avec cette frustration.
Les caresses tant espérées s’avèrent tour à tour concrètes, rêvées où
simplement espérées dans un gros plan insistant sur le visage déformé de Maya.
Lorsque l’assouvissement physique laisse espérer un futur
fait de sentiments plus nobles, c’est toute la rancœur, la jalousie et cette
vraie solitude qui peuvent ressurgir et tout emporter. La conclusion brutale et
sans espoir est magistrale, et amorce un cycle poursuivi par Suzuki dans
Histoire d’un prostituée où il adapte
nouveau Taijiro Taruma.
Sorti en bluray et dvd zone 2 chez Elephant Films
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