Tout l’univers et les thèmes du réalisateur mexicain Guillermo Toro se dessinent dans cet inaugural Cronos. Ce premier film est d’ailleurs le point de départ de sa fructueuse carrière de réalisateur, mais aussi une forme d’aboutissement. Encore étudiant en cinéma, il envisage une première mouture de L’Echine du diable comme pouvant être son premier long-métrage. Rabroué par un professeur qui en lit le script, del Toro plutôt que de revoir sa copie s’attèle à un autre récit qui deviendra Cronos. Freiné à la fois par ses compétences limitées et le manque de structures au sein du cinéma mexicain pour livrer le résultat trop ambitieux qu’il a en tête, del Toro va entièrement baser sa formation technique dans la perspective de pouvoir signer Cronos selon sa vision à l’avenir.
Il va ainsi se spécialiser dans les effets spéciaux et maquillage (sous le patronage du légendaire Dick Smith responsable entre autres des saisissants maquillages de L’Exorciste) et fonder sa compagnie Necropia qui va officier dans l’industrie cinématographique mexicaine. Ce sera l’occasion pour lui d’apprendre sur les films des autres, faire ses premiers pas de réalisateur professionnel à la télévision (dans un pendant local de La Quatrième dimension mobilisant toutes ses nouvelles aptitudes) et nouer des amitiés cruciales pour la suite de sa carrière avec Alfonso Cuarón ou le directeur photo Emmanuel Lubezki. C’est donc un del Toro fin prêt qui s’attèle à Cronos quand l’opportunité de le réaliser se présentera enfin au début des années 90. La séquence d’ouverture est une véritable note d’intention : l’atmosphère gothique et mystérieuse, l’esthétique élégante et thématique puissante autour de l’alchimie à travers un étrange objet conférant l’immortalité. Une des obsessions récurrentes de del Toro tourne autour de la figure du monstre, et de l’interrogation de celui-ci entre cette part de lui-même crainte et rejetée, et son humanité. Blade 2, Hellboy, L’Echine du diable, La Forme de l’eau tourne autour de la question avec des créatures telles que le vampire, un démon, un fantôme ou une forme de vie amphibie.Cronos dépeint une forme très originale de vampirisme, qui perd en partie de son attirail gothico-religieux pour relever d’un savant mélange d’alchimie, de magie et de dimension organique. En étant piégé par l’horloge Cronos, Jesus Gris (Federico Luppi) accède à la fois à une pulsion de vie par cette vigueur nouvelle acquise, mais aussi à une addiction morbide jouant d’une notion biologique mais aussi magique par ce pacte faustien dissimulé. Le goût du steampunk de del Toro s’exprime par les sidérantes visions des engrenages à l’œuvre à l’intérieur du Cronos, tirant d’un insecte y étant piégé le nectar toxique et immortel assujétissant ses utilisateurs/consommateurs. Jesus Gris y cède malgré lui mais ne peut désormais plus s’en défaire, découvrant par la même occasion la soif de sang. Les arcanes traitres de l’objet s’imposent à lui quand Dieter De la Guardia (Claudio Brook), riche homme mourant, est tout disposé à s’y abandonner pour prolonger sa vie vacillante. Del Toro s’inspire pour le caractère carnassier du personnage d’Howard Hughes, ainsi que d’un faits divers mexicain ayant vu un homme conserver divers restes et excréments de sa femme défunte dans des bocaux 35 ans après sa mort. Le réalisateur y associe vampirisme et capitalisme, la silhouette décrépie de De la Guardia (mais aussi celle de Jesus Gris quand il cède à ses démons carnassiers) rappelant notamment l’ancêtre vampire de Blade 2, et cette volonté et droit à survivre fonctionnant comme un dû à son rang social. La différence entre Jesus Gris et son adversaire se fera par le cercle intime. Del Toro prend le temps de dépeindre le foyer paisible et chaleureux du héros, et notamment la relation fusionnelle entretenue avec sa petite fille Aurora (Tamara Shanath), presque muette. Tout cela passe par l’image, les gestes et regards, l’attention prise pour capturer l’atmosphère des espaces familiaux. A l’inverse De la Guardia se montre verbeux et vindicatif envers son neveu (Ron Perlman), cette logorrhée se perdant dans des environnements froids, industriels et dépouillés comme l’âme sèche du protagoniste. A l’ultime interaction entre De la Guardia et son neveu cupide, violente et chargée de ressentiment, répond celle poignante entre Jesus Gris et Aurora. Celle-ci exprime ses premiers mots pour empêcher la bascule dans la monstruosité de cet homme qu’elle aime et dont elle est effrayée pour la première fois, et c’est ce sentiment qui raccroche finalement Jesus Gris à son humanité. La somptueuse scène et poignante scène finale marque la profonde culture picturale de del Toro, tout en la rattachant à une émotion à fleur de peau. L’un des objectifs du réalisateur sur ce film en particulier et les suivants étaient d’allier l’émotion du grand mélodrame (dans sa tradition mexicaine comme hollywoodienne tels que Douglas Sirk notamment) avec le film de genre. Malgré ses imperfections, Cronos est sans doute le film où il y parvient le mieux, et en tout cas davantage que dans des œuvres futures plus nanties ou techniquement abouties.
Sorti en bluray français chez Les Films du Camélia