Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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mercredi 20 août 2025

Cronos - Guillermo del Toro (1992)

Au XVIème siècle, un alchimiste invente un étrange mécanisme permettant d'accéder à la vie éternelle. À l'époque actuelle à Mexico, Jesús Gris, un vieil antiquaire, découvre l'horloge de Cronos dissimulée dans une statue. L'objet lui injecte un puissant venin qui lui redonne force et jeunesse, mais le rend dépendant au sang humain. Devenu un monstre, Jesús ne peut compter que sur l'aide de sa petite-fille. Le duo doit lutter contre un richissime homme d'affaires rongé par la maladie, prêt à tout pour posséder le mystérieux appareil.

Tout l’univers et les thèmes du réalisateur mexicain Guillermo Toro se dessinent dans cet inaugural Cronos. Ce premier film est d’ailleurs le point de départ de sa fructueuse carrière de réalisateur, mais aussi une forme d’aboutissement. Encore étudiant en cinéma, il envisage une première mouture de L’Echine du diable comme pouvant être son premier long-métrage. Rabroué par un professeur qui en lit le script, del Toro plutôt que de revoir sa copie s’attèle à un autre récit qui deviendra Cronos. Freiné à la fois par ses compétences limitées et le manque de structures au sein du cinéma mexicain pour livrer le résultat trop ambitieux qu’il a en tête, del Toro va entièrement baser sa formation technique dans la perspective de pouvoir signer Cronos selon sa vision à l’avenir. 

Il va ainsi se spécialiser dans les effets spéciaux et maquillage (sous le patronage du légendaire Dick Smith responsable entre autres des saisissants maquillages de L’Exorciste) et fonder sa compagnie Necropia qui va officier dans l’industrie cinématographique mexicaine. Ce sera l’occasion pour lui d’apprendre sur les films des autres, faire ses premiers pas de réalisateur professionnel à la télévision (dans un pendant local de La Quatrième dimension mobilisant toutes ses nouvelles aptitudes) et nouer des amitiés cruciales pour la suite de sa carrière avec Alfonso Cuarón ou le directeur photo Emmanuel Lubezki.

C’est donc un del Toro fin prêt qui s’attèle à Cronos quand l’opportunité de le réaliser se présentera enfin au début des années 90. La séquence d’ouverture est une véritable note d’intention : l’atmosphère gothique et mystérieuse, l’esthétique élégante et thématique puissante autour de l’alchimie à travers un étrange objet conférant l’immortalité. Une des obsessions récurrentes de del Toro tourne autour de la figure du monstre, et de l’interrogation de celui-ci entre cette part de lui-même crainte et rejetée, et son humanité. Blade 2, Hellboy, L’Echine du diable, La Forme de l’eau tourne autour de la question avec des créatures telles que le vampire, un démon, un fantôme ou une forme de vie amphibie.  

Cronos dépeint une forme très originale de vampirisme, qui perd en partie de son attirail gothico-religieux pour relever d’un savant mélange d’alchimie, de magie et de dimension organique. En étant piégé par l’horloge Cronos, Jesus Gris (Federico Luppi) accède à la fois à une pulsion de vie par cette vigueur nouvelle acquise, mais aussi à une addiction morbide jouant d’une notion biologique mais aussi magique par ce pacte faustien dissimulé. Le goût du steampunk de del Toro s’exprime par les sidérantes visions des engrenages à l’œuvre à l’intérieur du Cronos, tirant d’un insecte y étant piégé le nectar toxique et immortel assujétissant ses utilisateurs/consommateurs.

Jesus Gris y cède malgré lui mais ne peut désormais plus s’en défaire, découvrant par la même occasion la soif de sang. Les arcanes traitres de l’objet s’imposent à lui quand Dieter De la Guardia (Claudio Brook), riche homme mourant, est tout disposé à s’y abandonner pour prolonger sa vie vacillante. Del Toro s’inspire pour le caractère carnassier du personnage d’Howard Hughes, ainsi que d’un faits divers mexicain ayant vu un homme conserver divers restes et excréments de sa femme défunte dans des bocaux 35 ans après sa mort. Le réalisateur y associe vampirisme et capitalisme, la silhouette décrépie de De la Guardia (mais aussi celle de Jesus Gris quand il cède à ses démons carnassiers) rappelant notamment l’ancêtre vampire de Blade 2, et cette volonté et droit à survivre fonctionnant comme un dû à son rang social.

La différence entre Jesus Gris et son adversaire se fera par le cercle intime. Del Toro prend le temps de dépeindre le foyer paisible et chaleureux du héros, et notamment la relation fusionnelle entretenue avec sa petite fille Aurora (Tamara Shanath), presque muette. Tout cela passe par l’image, les gestes et regards, l’attention prise pour capturer l’atmosphère des espaces familiaux. A l’inverse De la Guardia se montre verbeux et vindicatif envers son neveu (Ron Perlman), cette logorrhée se perdant dans des environnements froids, industriels et dépouillés comme l’âme sèche du protagoniste. A l’ultime interaction entre De la Guardia et son neveu cupide, violente et chargée de ressentiment, répond celle poignante entre Jesus Gris et Aurora. 

Celle-ci exprime ses premiers mots pour empêcher la bascule dans la monstruosité de cet homme qu’elle aime et dont elle est effrayée pour la première fois, et c’est ce sentiment qui raccroche finalement Jesus Gris à son humanité. La somptueuse scène et poignante scène finale marque la profonde culture picturale de del Toro, tout en la rattachant à une émotion à fleur de peau. L’un des objectifs du réalisateur sur ce film en particulier et les suivants étaient d’allier l’émotion du grand mélodrame (dans sa tradition mexicaine comme hollywoodienne tels que Douglas Sirk notamment) avec le film de genre. Malgré ses imperfections, Cronos est sans doute le film où il y parvient le mieux, et en tout cas davantage que dans des œuvres futures plus nanties ou techniquement abouties.

Sorti en bluray français chez Les Films du Camélia 

lundi 18 août 2025

Les Démons de la nuit - Shock, Mario Bava (1977)

Veuve, Dora réemménage dans son ancienne maison en compagnie de Marco, garçonnet de sept ans issu de son premier mariage, et de Bruno, son nouveau compagnon. Lorsque les phénomènes étranges se multiplient, Dora croit basculer dans la folie...

Schock est la dernière réalisation pour le cinéma par Mario Bava - La Vénus d'Ille, téléfilm coréalisé avec son fils Lamberto, sera son ultime travail. Le film conclut également des années 70 plus difficiles pour le cinéaste italien. S’il n’a rien perdu de son flair à anticiper les modes (La Baie sanglante (1971) précurseur du slasher), Bava est débordé en popularité et succès commercial par des « disciples » qu’il a pu influencer comme Dario Argento. Bava est pourtant réellement parvenu à se renouveler et à embrasser les nouvelles tendances du cinéma de genre, notamment avec La Baie sanglante donc et surtout Les Chiens enragés (1974) embrassant l’urgence et la rage du poliziottesco. Malheureusement, il n’est pas parvenu durant cette période à financer des projets personnels, et a vu certaines de ses œuvres mutilées (l’imbroglio des deux montages de Lisa et le Diable ou La Maison de l'exorcisme (1973)) ou invisibilisées comme Les Chiens enragés privé de sortie salle et qui ne sera redécouvert que bien plus tard.

Schock embrasse conjointement le glorieux passé de Bava et à sa quête de renouveau plus récente, à travers les thèmes et l’esthétique du film. Les grandes réussites gothiques du réalisateur reposent souvent sur le thème d’un passé chargé de culpabilité et de ressentiment, l’angoisse des vivants et la hargne des défunts formant un parfait alliage de récit fantastique et psychologique. C’est notamment le leitmotiv du fondateur Le Masque du Démon (1960), Le Corps et le fouet (1963) ou encore Opération Peur (1966). Les films gothiques se situent toujours dans le passé et baignent dans une approche plus européenne, tandis que les récits à suspense contemporain reposent davantage sur un héritage anglo-saxon et par extension hitchcockien dans des œuvres comme La Fille qui en savait trop (1963) et Six femmes pour l’assassin (1966), annonçant le Giallo qui en exacerbera la tonalité baroque. Schock va en quelque sorte pour Bava chercher à allier la thématique des œuvres gothiques, l’environnement contemporain des thrillers, et la frontalité notamment en termes de violence des productions des années 70.

L’ouverture du film équilibre déjà ces différentes tendances, avec cette caméra arpentant les pièces en décompositions d’une vieille maison, sur la bande originale « giallesque » à souhait du groupe Libra. La demeure est chargée de souvenirs douloureux pour Dora (Daria Nicolodi pour une prestation bien plus vulnérable que chez Argento) puisqu’elle y vécu avec son mari toxicomane et depuis mort de suicide. Ce qui aurait dû susciter une légitime appréhension se mue progressivement en angoisse sourde, lorsque le défunt semble prendre possession de l’esprit de leur jeune fils Marco (David Colin Jr.) et lui faire payer sa nouvelle union avec Bruno (John Steiner). Mario Bava se refuse à choisir entre terreur psychologique et récit fantastique pour puissamment associer les deux. 

Les phénomènes surnaturels tout comme les situations ambiguës sont le plus souvent uniquement observées et ressenties du son point de vue de Dora – notamment les réactions hostiles et jalouses de Marco lors des témoignages de tendresse avec Bruno. La réalité d’une menace fantastique est acceptée, mais la fébrilité à fleur de peau de Dora repose sur cette fameuse culpabilité des vivants qui traverse les films gothiques de Bava. Mais plutôt que d’ouvrir sur un moment spectaculaire expliquant le ressentiment du défunt, ou d’expliciter par un élément provocant l’angoisse du vivant (la relation SM de Le Corps et le fouet), Bava aligne les situations troubles pour réserver la grande révélation lors de la conclusion.

La caméra à l’épaule erratique transpose le chaos de Les Chiens enragés dans un environnement domestique, équilibrant par là l’approche gothique et psychanalytique. Si ce dernier point pourra paraître grossier dans son traitement, la provocation installée est terriblement efficace. Le désir à la fois œdipien et « possédé » de Marco pour sa mère est prétexte à des interactions au malaise certain (Marco sur Dora mimant la gestuelle d’un coït), dans le quel le fantastique semble n’intervenir que pour écourter les actions qui seraient trop insoutenables et perturbantes à la fois pour le jeune acteur et pour le spectateur. On pense à la main putréfiée caressant Dora dans son sommeil se substituant en vue subjective à Marco et son regard concupiscent – idem lorsqu’il la regarde nue sous la douche. Bava par ses cadrages et choix narratifs parvient de cette manière à rendre inquiétantes des expressions faciales à priori anodines chez un garçonnet de cet âge.

Tant qu’il reste dans cet entre-deux (pour exprimer ce sentiment double de frayeur et de culpabilité davantage que pour créer une ambiguïté), Bava excelle. Lorsqu’il chercher à rattraper les wagons d’un fantastique contemporain plus spectaculaire dans ses effets, la tension retombe. Les scènes de rêves sont notamment très inégales, celles reposant sur les gimmicks graphiques trop lisibles (ce couteau voltigeant pour agresser Dora, le sortilège sur l’avion) tombant à plat tandis que celles s’attachant à l’atmosphère, à cette transgression du refoulé par une imagerie onirique et subliminale, sont proprement glaçantes. Malgré ces légères scories, la tension s’installe avec une minutie diabolique tout au long du récit, jusqu’à un final tenant tout autant du coup de théâtre du Giallo que de l’exposition (psychologique, dramaturgique et topographique dans les entrailles de la maison)) du secret sur lequel repose ce refoulé dans la plus pure tradition gothique. Schock est vraiment une des plus grandes réussites de Mario Bava, et une synthèse conclusive à la hauteur de son talent.

Sorti en bluray français chez Sidonis

samedi 16 août 2025

Soleil Rouge : Une histoire du cinéma rebelle japonais - Stéphane du Mesnildot

 Stéphane du Mesnildot avec cet ouvrage passionnant entrecroise l’étude socio-politique et l’analyse cinématographique sur un période cruciale pour le Japon, les années 60/70. L’auteur avait en quelque sorte déjà tourné autour du sujet dans ses précédents ouvrages, se penchant sur le destin intime et cinématographique d’Abe Sada dans Cérémonies (traitant du fait divers à l’origine du film L’Empire des sens, et de la personnalité de son « héroïne »), puis sur le socle de la société de divertissement du Japon moderne à travers la figure de L’Adolescente japonaise. Entre le Japon belliqueux et fasciste d’avant-guerre et celui en apparence aseptisé et consumériste des années 80, il y eut donc un pays agité et en crise d’identité dans toutes les strates de sa société.

Stéphane du Mesnildot dépeint un Japon en plein schizophrénie, forcé par l’occupant américain d’estomper la logique nationaliste et belliqueuse de ses racines politiques et sociétales, notamment en estompant le culte divin de l’empereur et en embrassant la démocratie. Cela passe par une mue vers la culture capitaliste, mais les codes sacrificiels du bushido (dont la supposée tradition s’est installée à postériori durant l’ère Meiji pour préserver une identité nationale face à l’influence de l’Occident) se transpose dans le monde de l’entreprise où les salarymen dévoués à leur compagnie remplacent les samouraïs et les pilotes kamikazes, et les corporations se substituent au Shogunat. L’auteur scrute ce questionnement à travers le cinéma de genre, refuge de cette idéologie dans les films de yakuzas du courant Ninkyo Eiga bardant les criminels d’une aura chevaleresque – dont sont dépourvus les samouraïs psychotiques ou cyniques du jidai-geki lorsque sa production sera de nouveau permise par les Américains.

A ce maintien d’une tradition qui ne dit pas son nom répondent plusieurs nouveaux courant contestataires s’inscrivant dans la hargne d’une jeunesse engagée et nihiliste. La Nouvelle Vague japonaise, bien qu’initiée au départ par les studios japonais, voit naître des œuvres de jeunes gens ayant grandi dans un pays à reconstruire, et désormais vindicatif quant à ses évolutions et ses compromissions. Stéphane du Mesnildot se montre exhaustif et pédagogue en mettant en parallèle les évènements cruciaux d’alors (les traités de sécurité de l’ANPO entre le Japon et les Etats-Unis, la construction de l’aéroport de Narita) et l’opposition féroce qu’ils soulèvent. Le respect d’une tradition fantasmée tout comme la destruction d’un système façonnent des personnalités (Yukio Mishima) et des groupes (les deux factions de l’Armée rouge japonais) d’extrêmes droites et de gauche qui se consumeront durant les années 70.

L’auteur dépeint la manière dont cela infuse le cinéma japonais de l’époque, dans son versant studio comme indépendant, et en scrute les travers et les élans progressistes entremêlés dans un ensemble complexe et jamais manichéen. Les sous-genres du cinéma érotique soulèvent des productions allant de la putasserie phallocrate (les productions historiques de la Toei) à la vraie bienveillance et mise en lumière des marges – les transgenres de Les Funérailles des roses de Toshio Matsumoto (1969), les travailleuses du sexe de Nuits félines à Shnjuku de Noboru Tanaka (1972).  

Le cinéma d’exploitation est un véritable laboratoire thématique et formel exprimant tout et son contraire, déconstruisant les mouvements initiaux comme Kinji Fukasaku et sa vision plus crue et démythificatrice des yakuzas dans son passionnant corpus des années 70. L’ouvrage est riche, captivant, imagé dans l’écriture et l’illustration, et met en avant des œuvres et personnalités (Nagisa Oshima, Koji Wakamatsu, Takashi Ishii) plus ou moins identifiées des férus de cinéma japonais qui ne manqueront pas de susciter des envies de (re)visionnage après lecture.

Edité chez Façonnage Editions 

jeudi 14 août 2025

Brief History of a Family - Jiating jianshi, Jianjie Lin (2025)


 Wei est le fils unique d’une famille aisée, dans la Chine moderne et urbaine. Alors qu’il se rapproche de Shuo, un camarade d’école plutôt mystérieux, celui-ci commence à s’immiscer dans leur quotidien. Peu à peu, sa présence semble perturber l’équilibre familial.

Ce premier long-métrage du réalisateur chinois Jianjie Lin offre un passionnant mélange de drame familial et de satire sociale, cet entre-deux l’emmenant par son atmosphère sur les rives du thriller. L’histoire est tout d’abord celle d’une amitié entre deux adolescents de milieux et caractères très différents, Wei (Muran Lin) et Shuo (Xilun Sun). Wei est fle ils unique, gâté et extraverti d’une famille aisée tandis que Shuo, issu d’un milieu modeste, est plus introverti et taiseux. Dès l’introduction, le réalisateur place le rapport entre les deux garçons dans une notion d’intrusion de l’un dans l’espace de l’autre. Un plan en plongée introduit ainsi Wei à l’image quand il vient s’enquérir de Shuo blessé par le ballon de basket d’une partie voisine. 

Toujours dans ce début de film, c’est ensuite Shuo qui s’insère dans l’espace de Wei, un travelling avant suivant ce dernier révèlant en bout de course Shuo qui l’attend près de son vélo. Une première ambiguïté sur leur relation naît de là puisque ce rapprochement de Shuo intervient après son rejet initial de Wei, et ce après l’avoir observé auprès de ses parents apparaissant manifestement comme des gens aisés.

Shuo s’immisce ainsi auprès de la famille de Wei qui apprécie sa modestie, discrétion et nature studieuse aux antipodes du dilettantisme de leur propre fils. Wei voit au départ d’un bon œil l’attention créée par cet ami lui permettant d’échapper à l’exigence de ses parents, et de son père (Zu Feng) en particulier. Jianjie Lin met progressivement en place un dispositif habile pour faire ressentir l’immersion de Shuo, puis la substitution qu’il instaure avec Wei auprès de ses parents. Le travail sur les cadres et compositions de plans lors des nombreuses scènes de repas place le discret Shuo en étranger, en dehors de l’image. Plus le récit avance, plus cette place devient visible et centrale au détriment de Wei, intrus dans sa propre famille. Le réalisateur travaille une confusion volontaire lors des conversations et interactions parents/enfants dont le sujet devrait forcément s’adresser à Wei hors-champs (notamment sur les études), mais le contrechamp de la silhouette en amorce révèle alors de plus en plus souvent Shuo désormais intégré à l’égal de son ami – et encore plus après un certain rebondissement.

Le tempérament extraverti de Wei en fait au départ un adolescent capricieux et superficiel, mais c’est une manière de marquer son indépendance face aux exigences de son père lui imaginant un avenir tout tracé. Il s’en échappe par sa passion personnelle pour l’escrime, mais laisse alors par là l’espace à un Shuo tout disposé à correspondre à ce modèle et lui prendre sa place. La mise en scène millimétrée et froide est vraiment l’élément qui distille une tonalité de thriller dans cette bascule, laissant attendre un rebondissement plus tragique qui n’arrive jamais vraiment, ou du moins pas sous la forme attendue. La caractérisation des personnages permet d’échapper à une approche trop schématique qui ferait uniquement du film une sorte de pendant chinois du Théorème de Pier Paolo Pasolini. Tout comme dans ce dernier, l’arrivée d’un étranger sert de révélateur aux maux cachés de la famille. Mais au lieu d’exposer des névroses, cela humanise plutôt la mère (Ke-Yu Guo) et le père, liant à la fois l’attachement à Shuo et les attentes démesurées reposant sur Wei à un passif social de la Chine, tout comme à l’histoire personnelle de cette famille. 

Jianjie Lin parvient à un captivant équilibre dans la désormais rivalité opposant les deux adolescents. D’un côté, la critique sociale fait de la cellule familiale un cadre concurrentiel comme un autre, où un meilleur « candidat » au poste peut supplanter le fils lié par le sang, dans un jusque-boutisme cinglant de la société chinoise contemporaine des élites. De l’autre, on pourra voir un drame familial dans lequel correspondre à l’image attendue et/ou rentrer dans le rang est la manière la plus simple pour trouver (Shuo) ou regagner (Wei) l’affection des parents pour des adolescents en questionnement. C’est un mur auquel se heurtent, chacun à leur manière, les deux personnages dans la scène finale faisant office de rejet et de renoncement. Un premier film ambitieux, profond et original.

En salle 

mardi 12 août 2025

La Coupe à 10 francs - Philippe Condroyer (1974)

 André, jeune ébéniste dans une fabrique de banlieue, est menacé de perdre son emploi s'il ne se coupe pas les cheveux. Face à la violence arbitraire du patron, le jeune héros et ses copains mettent un point d'honneur à préférer se faire renvoyer. Mais la pression familiale et sociale aura bientôt raison d'André, et l'histoire de cet homme digne défiant son oppresseur prendra un tournant tragique.

La Coupe à dix francs est une véritable photographie de la jeunesse, et par extension de la société française post-Mai 68. On y ressent l’opposition en cette jeunesse ayant soif de libertés pas encore réellement acquises, et d’une vieille France gaullienne pas encore prête à desserrer l’étreinte autoritaire. Le film s’inspire d’un authentique fait divers qui vit un jeune homme de 18 ans s’immoler devant l’usine où il était employé comme menuisier, ce geste tragique faisant suite à l’ordre de son patron l’intimant à se couper les cheveux. Le réalisateur Philippe Condroyer est profondément touché par ce drame dont il lit le récit dans les journaux, et y voit la matière d’un film plus personnel que ses précédents travaux. Il avait jusque-là signé un pur film de commande avec Tintin et les oranges bleues (1964), ainsi que le plus inclassable polar Un homme à abattre (1967). Mais surtout, en plus de plusieurs courts-métrages, Condroyer s’était spécialisé dans le film industriel, expérience durant laquelle il eut tout le loisir d’observer le monde de l’usine qu’il va dépeindre dans La Coupe à dix francs.

André (Didier Sauvegrain), jeune ébéniste dans une usine de province, est un beau jour convoqué par Forger (François Valorbe) son patron, qui lui donne l’ordre de se couper les cheveux. Il ignore l’injonction avec d’autres de ses camarades à longue tignasse, entraînant une réaction chaîne fait d’humiliation et d’intimidation. Philippe Condroyer exprime par l’image et les situations les perspectives limitées de cette jeunesse. L’image granuleuse découle de l’usage de caméra 16 mm, qui contribue à l’atmosphère austère du récit. L’oppression sous forme de harcèlement moral guide les scènes de l’usine, mais le jugement intrusif se prolonge bien en dehors. L’évasion est impossible pour André et ses amis face à des loisirs limités au café de la ville ou aux soirées dansantes du samedi. La vie sentimentale est soumise au jugement inquisiteur invisible, André ne pouvant passer la nuit chez sa petite amie Léone (Roseline Villaumé) à cause d’un voisin trop curieux.

Il y a une dimension politique dans la manière de justifier la demande du patron par son sentiment de toute-puissance, de mainmise sur le corps et l’esprit de ses employés contraint à lui être entièrement assujettis. La stigmatisation s’étend ainsi à l’ensemble de la ville, faisant d’André un paria. Le dénuement social et idéologique ne leur donne pas les outils idéologiques pour se défendre, que ce soit par des parents peu éduqués et conditionnés à cette logique de soumission, ou par des institutions (le syndicat) informant sans sérieusement accompagner le combat des oppressés. Didier Sauvegrain, par son interprétation fragile et taiseuse, est très touchant dans sa détermination ne trouvant pas de réel écho. Philippe Condroyer s’identifie totalement à la détresse de son héros, auquel il attribue des aspirations artistiques correspondant à un caractère rêveur se heurtant à cet environnement contraint. Les peintures d’André vues dans le film sont d’ailleurs des œuvres du réalisateur, un des aspects l’ayant touché dans le véritable fait divers étant que le jeune ouvrier était également peintre. 

Les surcadrages nombreux dans la mise en scène correspondent d’ailleurs à cette notion d’échappée et d’enfermement. Les surcadrages travaillent l’idée d’un ailleurs en filmant les tableaux d’André, ou enchantent le réel lors de cette scène où il observe un paysage à travers un cadre vide. A l’inverse différemment motifs discrets de ce surcadrage expriment cette prison du réel, par le jeu sur les reflets, l’étouffement ressenti dans les environnements professionnels qui va progressivement se prolonger à la vie quotidienne. La répression sur la coiffure n’est que le premier étage de la fusée visant à écraser toute individualité, à prolonger un modèle social où le subalterne n’osera même pas envisager de se rebeller. La conclusion est un véritable choc, et le film malgré l’insuccès rencontré à sa sortie est vraiment annonciateur du cinéma de Jacques Doillon et de certaines œuvres de Maurice Pialat comme Passe ton bac d’abord (1978).

Sorti en bluray français chez LCJ 

dimanche 10 août 2025

Bona - Lino Brocka (1980)

Jeune fille issue de la classe moyenne philippine, Bona a cessé de fréquenter le lycée. Elle préfère suivre Gardo, acteur second couteau sur des films à petit budget. Son attitude finit par exaspérer son père, qui la met dehors. Bona part s’installer chez Gardo. Alors qu’elle pense pouvoir enfin vivre une histoire d’amour avec lui, la jeune fille devient sa bonne à tout faire, obligée de supporter le défilé incessant de ses nombreuses conquêtes…

Les héros de Lino Brocka sont souvent à la poursuite d’un idéal leur permettant de transcender leur condition, d’échapper à un environnement sinistre. Cela peut reposer sur un lieu dans Manille (1975), une liaison amoureuse/sexuelle avec Insiang (1976), une communauté dans Bayan Ko (1984), avec toujours au bout du chemin de terribles désillusions et souffrances. Bona exploite ce leitmotiv sur un mode plus minimaliste et insaisissable. La jeune Bona (Nora Aunor) n’est pas en quête d’une meilleure condition sociale, mais d’un rêve, d’une illusion représentée par Gardo (Phillip Salvador), acteur de seconde zone qu’elle suit sur ses tous ses tournages. Elle n’est qu’une parmi d’autres au sein d’un foyer familial qui la contraint, elle aspire à être celle qui compte pour Gardo. Un concours de circonstances l’amène à s’immiscer dans l’intimité de son idole, un cadre où elle cherchera à se maintenir, à n’importe quel prix.

Lino Brocka dépeint un conditionnement mental et structurel à la soumission pour les jeunes femmes Philipines. Bona fuit le conditionnement structurel trop normé de la famille, fonctionnant sur les invectives voire les coups du père, la limitant à l’espace du foyer et l’assignant aux tâches ménagères. A l’inverse Bona s’abandonne au conditionnement mental exercé par son admiration pour Gardo, pour finalement aboutir au même résultat servile. Elle s’est extirpée d’un environnement dont elle refusait les diktats pour les embrasser pleinement dans un autre ne réclamant pas sa présence. Ce conditionnement fonctionne également sur les hommes, car si le père puis plus tard le frère de Bona exerceront avec brutalité leur autorité masculine et patriarcale, Gardo l’endosse à son tour d’une manière plus passive en acceptant puis exploitant la dévotion de Bona – l’ironie étant de voir la star Nora Aunor dans ce type d’emploi alors qu’elle vivait une adulation plus folle et démesurée encore avec ses fans.

Lino Brocka déploie d’ailleurs un subtil mimétisme entre la demeure familiale et l’appartement de Gardo investi par Bona. Lors de son retour à domicile en début de film, la composition de plan assigne tous les membres de la famille à une place et tâche précise, seule Bona demeure debout et exclue de l’organisation codifiée du foyer – avec également le père dont le statut confère une liberté implicite. Au contraire, chez Gardo, Bona gravite autour de son homme, et a toujours sa place désignée, en retrait et à son service. Le travail sur la composition et l’usage du long plan fixe permet de tisser ce parallèle implicitement, en plus du fait de voir Bona s’affaire à d’harassant travaux domestiques. Si le cadre familial paraît immuable dans sa structure, la cohabitation entre Gardo et Bona est plus ambiguë. L’inconséquence du jeune homme l’empêche d’aller jusqu’au bout d’une logique machiste plus violente avec Bona et bien qu’incapable de lui rendre l’amour qu’elle espère de lui, parvient à se montrer sous un jour plus vulnérable face à elle. Néanmoins elle fait office de figure maternelle de substitution qui instinctivement pardonne et subit tout, l’amour physique étant réservé aux maîtresses de passage de Gardo. L’unique rapprochement charnel, presque de dépit, sera sans conséquence sur la dynamique de leur relation par la suite.

Le récit surprend ainsi en comparaison de l’ampleur narrative, géographique et formelle d’autres œuvres de Lino Brocka. Le réalisateur dépeint néanmoins un arrière-plan social captivant dans la vision de ce quartier pauvre. Un ailleurs un possible avec Nilo (Nanding Josef), un prétendant plus bienveillant, le modèle de couple bancal mais plus égalitaire s’illustre aussi à travers les voisins et leur bébé, tandis que dans l’ensemble une véritable solidarité s’affirme dans les tranches de vie capturées et à laquelle Bona s’intègre par sa profonde générosité. C’est donc progressivement la proposition généreuse et empathique de cet environnement, même avec ses limites, qui amorce le possible réveil et l’individualité de Bona – exprimé par l’image lors de la belle discussion au crépuscule entre Bona et Nilo. Lino Brocka enchaîne une belle scène de mariage (et à travers elle la possibilité de ce qui aurait pu être) avec un retour chez Gardo plus égoïste que jamais accompagné de sa conquête du jour. 

La mise au ban brutale de sa famille est aussi suivie d’une soirée d’anniversaire durant laquelle, sous couvert de générosité de Gardo, Bona est plus seule et démunie que jamais. Lorsque la prise de conscience de sa place dans le cœur et les projets de Gardo est tristement exprimée, la réaction est aussi subite que violente. Lino Brocka perverti dans ce final hargneux tout le dispositif de soumission patiemment mis en place, les motifs les plus marqués de cette servilité (la casserole d’eau bouillante) tout au long du récit servant désormais d’arme vengeresse. C’est cette fois Gardo qui arpente apeuré la maison au gré des déplacements de Bona, dans un renversement filmé de manière heurtée et libératrice par Brocka.

Le réalisateur exprime là une impasse au long cours (quel avenir pour Bona ayant tout sacrifié à cet homme indigne ?) et une jubilation immédiate dont le paradoxe est parlant et ambigu quant la fin de cette dynamique patriarcale.

Sorti en bluray frnaçais chez Carlotta